R. H. kévorkian , La cilicie (1909-1921) - RHAC III Première partie : les massacres de Cilicie d'avril 1909.

I - L’« incident du 31 mars » 1909 :
ou la reprise en main des leviers du pouvoir
par les Jeunes Turcs

La réaction visant les Jeunes Turcs, plus connue sous l’euphémisme d’«incident du 31 mars » (13 avril du calendrier grégorien), a été interprétée par la plupart des historiens comme une action menée par les cercles fidèles à l’Ancien régime, qualifiés de réactionnaires par la presse de l’époque, associant les soldats des garnisons de Constantinople et leurs sous-officiers à des milieux religieux, inspirés par une Société islamique regroupant des oulémas de second rang, et aux Libéraux du parti Ahrar. Les quelques pages de synthèse, bien documentées, publiées par Feroz Ahmad voici juste trente ans7 illustrent fort bien la longue érosion de la popularité des Jeunes Turcs et la montée en puissance de l’opposition, toutes tendances confondues, durant les dix mois qui précèdent. Elles accréditent l’hypothèse d’une manœuvre, ou pour le moins d’une campagne médiatique, de la diplomatie britannique pour déstabiliser le Comité Union et Progrès après la chute du cabinet de leur «protégé » Kâmil pacha8. Elles font aussi l’inventaire des doléances des révoltés, seules à même de nous éclairer sur leurs motivations profondes, mais en ne s’appuyant pratiquement que sur un document, le mémoire rédigé par le première secrétaire du sultan Abdul-Hamid, Ali Djévat (1858-1930), qui fut délégué auprès des insurgés, qui sont apparemment des anonymes, pour entendre leurs exigences.

Lorsque l’on passe en revue la presse stambouliote du temps et les mémoires de certains acteurs de ces chaudes journées, tout indique en effet que l’action des insurgés vise en tout premier lieu les Jeunes Turcs ou plus exactement leur politique qui fait l’unanimité contre elle, en milieu musulman comme dans certains milieux chrétiens — ce n’est pas le cas des députés arméniens au Parlement ottoman, malgré ce qui est rapidement avancé par l’historiographie. Le plus souvent, les historiens se contentent cependant de régler la question en indiquant que les soldats des garnisons de la capitale et leurs sous-officiers, qui ont fait cause commune avec les « religieux», ont réclamé bruyamment le rétablissement de la charia et l’abrogation de la Constitution. Ces seuls éléments d’explication semblent suffisant aux observateurs du temps et à nombre de chercheurs contemporains pour prouver la dimension réactionnaire du soulèvement — le fait qu’Abdul-Hamid ait accepté les doléances des révoltés renforce leurs conclusions — et donc lui enlever toute justification et lui attribuer une quelconque crédibilité. Si l’on peut comprendre que les acteurs du temps aient réagi sans trop se poser de questions ou en fonction des intérêts de leur propre parti, on comprend en revanche beaucoup moins que les auteurs contemporains acceptent, en ne faisant guère preuve d’esprit critique, l’explication officielle du temps qui fait la part si belle aux Jeunes Turcs, ainsi transformés en victimes démocrates d’une opposition réactionnaire.

Les événements de Constantinople
2 - Les événements de Constantinople. L'Illustration du 8 mai 1909.

L’exemple le plus souvent repris par les historiens pour illustrer le caractère réactionnaire du mouvement concerne l’homme public et journaliste Murâd bey [Mizandji] (1854-1917)9, rédacteur du journal Mizan, qui « plus que jamais en rupture avec ses anciens compagnons, jetait de l’huile sur le feu en excitant les passions religieuses, dénonçant l’égalité avec les non-musulmans [...] »10. Considéré comme l’un des principaux initiateurs de la contre-révolution, cette ancien leader jeune-turc, qui contesta avec succès le rôle dominant d’Ahmed Riza dans les milieux de l’émigration antihamidienne dans les années 1895-1897 et fut ensuite récupéré par Abdul-Hamid qui le nomma au Conseil d’ état, a été exilé dès octobre 1908 par le grand-vizir Kâmil, qui n’est pas à proprement parler un Jeune Turc11. Or, ce même Murâd bey ne refait surface qu’en avril 1909, s’offrant alors à aider le nouveau grand-vizir, Ahmed Tevfik pacha, à asseoir son pouvoir — on ignore s’il le fit vraiment, mais l’intention y était. Cette seule démarche, qui ne semble pas avoir été déterminante dans la nomination d’un libéral du Ahrar à la tête du gouvernement ottoman, permet pourtant à certains auteurs de laisser supposer, par une présentation parallèle, que les Libéraux et les représentants des non Turcs qui les soutiennent avaient des liens avec Murâd bey, et par conséquent des sympathies avec les milieux réactionnaires — cela revient en gros à adhérer aux arguments utilisés par les Jeunes Turcs pour discréditer l’opposition et la liquider. Il faut cependant rappeler que la différence fondamentale qui sépare les milieux libéraux des cercles jeunes-turcs se résume dans la politique de décentralisation des premiers et un centralisme autoritaire pour les seconds, ce qui élimine les soupçons de sympathies pour les thèses réactionnaires dont les Jeunes Turcs accusèrent les Libéraux et que certains de nos contemporains reprennent en toute bonne foi.

Constantinople le 24 avril 1909
3 - Constantinople le 24 avril 1909. CPA, coll. M. Paboudjian

Si l’on se remémore qu’à la veille de ces événements, le Comité jeune-turc était pour le moins dans une situation difficile, empêtré dans de sombres histoires de meurtres de journalistes et d’opposants politiques, pressé par une opposition libérale de plus en plus populaire, découvrant avec angoisse les bienfaits d’une presse libre, on peut légitimement se demander si le Comité Union et Progrès n’avait pas tout simplement intérêt à profiter de la situation ainsi créée par quelques milliers de soldats, misérables imitations des janissaires du temps passé, pour prendre le contrôle militaire de la situation et régler leur sort à l’opposition, aux journalistes un peu trop critiques et, surtout, à ce sultan Abdul-Hamid dont l’influence encore intacte leur fait peur.

Si les événements commencent probablement dans la plus grande improvisation et peut-être de façon spontanée, il faut aussi admettre que la situation a été politiquement exploitée à merveille par le CUP. Plusieurs faits le donnent à penser. Après que les insurgés aient investi le Parlement, tués quelques députés, détruits les rédactions des principaux journaux jeunes-turcs, la situation est reprise en main par Tevfik pacha et les mutins du Premier corps d’armée de Constantinople rentrent dans leurs casernes. Le Parlement ottoman se réunit alors et décide, au cours de sa séance du 17 avril, d’envoyer une délégation à Tchataldja, auprès des troupes de Roumélie menées par Mahmoud Chevket pacha, pour l’informer que les mutins ont regagné leurs campements et demandent le pardon et qu’il n’est plus nécessaire de rentrer dans la capitale, ce qui provoquerait un bain de sang inutile12. Or, après avoir accepté dans un premier temps les propositions des députés délégués auprès de lui — on compte parmi eux plusieurs Turcs, comme Youssouf Kémal, et les parlementaires arméniens Krikor Zohrab et Vartkès Séringulian —, Mahmoud Chevket décide de passer à l’action et d’investir Constantinople13. Issu de la vieille école, ce général, entouré d’un état-major d’officiers jeunes-turcs, a certes pu profiter des circonstances pour jouer une carte personnelle et acquérir la position d’«homme fort» qui sera la sienne au cours des années suivantes. Il n’en est pas moins vrai qu’il n’a pu mener à bien le plan de répression qui suit son arrivée dans la capitale qu’avec l’accord des chefs du Comité de Salonique. Après la chute de l’éphémère cabinet Tevfik — nommé le 18 avril, il démissionne le 26 —, l’instauration de l’état d’urgence et la création d’une Cour martiale permettent de faire pendre par fournées entières des mutins, et surtout des opposants, parmi lesquels nombre de journalistes et d’hommes politiques libéraux, sur lesquels on a pris soin d’apposer l’étiquette de « réactionnaire » anticonstitutionnel, accusation utile qui justifie la répression menée. Au nom de la Constitution, le Comité Union et Progrès se débarrasse à bon compte de l’ensemble de l’opposition, se contentant d’exiler les personnages les plus connus, comme le prince Sabaheddin, pour éviter de trop mettre en évidence son objectif fondamental.

Comment réagissent les cercles arméniens devant ces événements ? La lecture de la presse quotidienne des 14 et 15 avril 1909 montre une certaine perplexité, mêlée d’inquiétude, face à cette mutinerie, et fait craindre à certains qu’il s’agit là d’un coup monté par leur « bête noire », l’ancien tyran Abdul-Hamid, qui voudrait une fois de plus abroger la Constitution. De toutes ces déclarations, il ressort que le souci majeur des milieux arméniens est que les réformes amorcées pour créer un état de droit puissent se poursuivre et que la paix civile soit rétablie.

4 - Grande rue de Péra pavoisée le 24 juillet 1909
4 - Grande rue de Péra pavoisée le 24 juillet 1909. CPA, coll. M. Paboudjian.

Dans un article titré « La crise du jour »14, le rédacteur en chef du quotidien stambouliote Puzantion, Puzant Kétchian, rapporte que le 16 avril en soirée, la FRA a pris l’initiative d’organiser une réunion dans un salon de l’Hôtel Splendide, rassemblant trente responsables des différents courants politiques ottomans — CUP, Ahrar, FRA, Hentchak — afin de créer entre eux un rapprochement et « pour défendre la Constitution ». On apprend également, dans les mêmes journaux, que des volontaires arméniens originaires de Tekirdağ se sont ralliés aux troupes de Roumélie «pour défendre la Constitution » — le 27 avril, la communauté arménienne de Constantinople organise des funérailles nationales pour ceux d’entre eux qui furent tués au cours des combats de Constantinople15. Tout cela illustre clairement la position des cercles arméniens en faveur de la Constitution. Mais la meilleure preuve de cet attachement est fournie par le comportement du député Boghos Haladjian — il deviendra ultérieurement ministre des Travaux publics — lorsque les insurgés font irruption dans la salle du Parlement ottoman, dans la matinée du 13 avril 1909, pour réclamer le rétablissement de la charia et la démission du président Ahmed Riza. Alors que plusieurs députés venaient d’être tués en ville et que la plupart des parlementaires s’étaient couchés pour se protéger, Haladjian se lève et déclare aux mutins, quelque peu impressionnés par son aplomb digne d’une scène de la Convention française, « Nous avons été élus par tous les peuples de l’empire. Un représentant du peuple n’a pas le droit et ne peut tolérer qu’on lui dicte sa conduite [sous la menace] des baïonnettes [...] Regardez par la fenêtre ! elle se trouve là-bas la canaille qui brûle nos poitrine [...] Allez-y, tuez moi, je suis debout »16. Un autre élément illustre, si besoin était, l’intimité et la confiance existante entre les députés arméniens et leurs collègues jeunes-turcs : durant les cinq jours d’anarchie qui suivirent le déclenchement de l’insurrection du 13 avril, alors que les militants unionistes étaient activement recherchés, le chef du parti dachnak, Agnouni, cache chez lui Mehmed Talaat17, tandis que le député Krikor Zohrab dissimule Khalil bey [Menteşe]18, autre membre de la direction du CUP, et le militant Azarig le Dr Nazim19.

Il faut pourtant préciser que la collaboration entre les députés jeunes-turcs et les parlementaires arméniens ne signifie pas que ces derniers acceptent sans broncher toutes les décisions de leurs collègues, surtout lorsque celles-ci vont à l’encontre du processus démocratique ou dénotent une tendance hégémonique.

La presse jeune-turque, notamment le quotidien Tanin, ne se prive pas non plus, à l’occasion, d’attaquer certains députés arméniens dans ses colonnes. L’une de ces attaques, qui est publiée quelques jours avant l’insurrection du 13 avril dans Tanin, vise directement Krikor Zohrab, qui fait figure de leader du groupe parlementaire arménien, ainsi que le rédacteur de l’ Ikdam, Ali Kémal — il est élu peu après président du parlement à la place d’Ahmed Riza. Le Tanin reproche en gros aux deux hommes de profiter de leur statut de professeur à l’ école de droit « pour manipuler leurs étudiants et en faire les instruments de leurs propres opinions politiques »20. Sans que nous puissions en tirer des conclusions, il est pour le moins curieux que ces deux personnages, qui vont être amenés dans les jours suivants à jouer un rôle important sur la scène politique, soient ainsi attaqués. Cela donne le sentiment, invérifiable, que les milieux jeunes-turcs sont déjà au courant des futurs événements.

En définitive, s’il est évident que le Parlement ottoman et la société ottomane sont traversés par des courants réactionnaires, il faut se garder de voir ces derniers dans les seuls milieux religieux et autour des libéraux. Il va de soi que l’opposition libérale aux Jeunes Turcs catalysait des milieux hétéroclites, dans lesquels on rencontrait des conservateurs irrités par les comportements laïques des Unionistes, mais aussi d’authentiques démocrates excédés par les basses manœuvres du Comité de Salonique, occulte par essence et recourant aisément au meurtre politique. Ajoutons que le CUP abritait également en son sein des courants assez divers, dont certains, l’histoire l’a montré, n’étaient pas franchement des constitutionnels et que, plus généralement, la classe politique ottomane n’était évidemment pas alors suffisamment mûre pour accepter les règles du jeu.

suite

7) Feroz Ahmad, The Young Turks, the Committee of Union and Progress in Turkish Politics, 1908-1914, Oxford 1969

8) Ahmad, op. cit., pp. 38-39 ; cette thèse n’a pas, à notre connaissance, été remise en cause depuis et est, en autre, reprise par François Georgeon, «Le dernier sursaut (1878-1908) », in Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris 1989, p. 583.

9) JAS, pp. 180-181, Erik Jan Zürcher, The Unionist factor : the Rôle of the Committee of Union and Progress in the Turkish National Movement, 1905-1926, Leyde 1984, p. 15, n. 46, donne les dates de naissance et de décès 1853-1912 d’après deux sources turques.

10) Georgeon, art. cit., p. 582

11) Ahmad, op. cit., pp. 43-44 et sa notice biographique p. 174.

12) Voir la presse stambouliote du 19 avril, notamment Puzantion, n° 3806, p. 3.

13) Ibidem.

14) Puzantion, n° 3805, daté du 17 avril, p. 2.

15) Puzantion, n° 3812, daté du 27 avril, p. 3.

16) Azadamard, n° 66, daté du 9 septembre 1909, p. 1, publie le témoignage du docteur Vahan Papazian, député de Van présent lors de cette séance ; celui-ci reprend ces informations dans ses Mémoires, II, Le Caire 1957, pp. 103-108

17) Gaidz F. Minassian, « Les relations entre le Comité Union et Progrès et la Fédération Révolutionnaire Arménienne à la veille de la Première Guerre mondiale d’après les sources arméniennes », Revue d’Histoire arménienne contemporaine I (1995), pp. 62-63. Notons au passage que cette étude fait un point consistant sur les relations FRA-CUP dont il serait intéressant d’avoir l’équivalent d’après les sources turques.

18) Cf. le Journal de K. Zohrab, publié dans la revue Garoun 5/1991, p. 67.

19) Minassian, « Les relations...», art. cit., p. 62.

20) Cf. le Mchag, n° 67, daté du 15 avril.

Suite - sommaire