RHAC II Partie 3. Autres témoignages sur les déportation et les camps de concentration
de Syrie et de Mésopotamie (1915-1916)

1 - MIHRAN AGHAZARIAN

Mémoires d'un déporté [à Deir-Zor]*

Nous sommes arrivés à Deir-Zor le 24 juin 1915, après avoir parcouru à pied des déserts inconnus durant quarante-sept jours. à l'extérieur de la ville, à dix minutes, sur la rive orientale de l'Euphrate, près de cent cinquante tentes de déportés arméniens étaient dressées. Elles étaient faites de vieilles nappes et surtout de draps de literie blancs ou colorés tendus entre quatre morceaux de bois s'élevant vers le ciel. C'est sous ces petits carrés que vivaient, durant la canicule désertique de juin, plus de 3 000 Arméniens de Zeytoun, qui ne pouvaient garder à l'ombre que leur tête.

Nous sommes entrés en ville tard dans la nuit. Nous avions perdu cette nuit-là trois gamins et deux jeunes filles. Quant aux [gens] des tentes, le policier de garde, Abid çavuş, leur avait enlevé Chouchane, la fille âgée de treize ans d'Assadour de Gabon. Les informations que nous avons recueillies firent frémir nos os brisés d'épuisement.

Dans la ville, tout était [alors] bon marché et en abondance. A la première occasion, j'ai vu l'ouvrier de l'unique boulangerie [de la ville] harcelant avec une longue perche de bois un groupe de déportés parce qu'en passant devant la boutique, ils n'avaient pas acheté de pain. J'y ai acheté un pain pour dix aspres (parai et j'ai continué mon chemin. J'avais une liste des nouveaux venus à remettre au fonctionnaire en charge de ces ques tions ou à la. Commission [spéciale]. Une fois dans le bâtiment de la préfecture, j'ai compris qu'il fallait que je me rende auprès des autorités policières. Après avoir inspecté ma tenue, je me suis approché de la porte; j'ai salué comme un soldat et j'ai tendu le dossier que je tenais à un militaire au teint basané et aux yeux minuscules qui me toisa du regard et pénétra dans mes yeux avant de prendre connaissance de la liste avec la plus grande attention. En face, se tenait, à moitié assis sur une chaise branlante, un sergent de police aux moustaches épaisses et longues qui tenait d'une main une fille grassouillet te, au regard rougi, et avait son autre main plongée dans sa poitrine généreuse. «Tu as de la chance, Abid», lui lança le commandant avec un regard lubrique, «des nouveaux viennent d'arriver... Mais je te prie de ne pas m'oublier. Laisse-moi Chouchane ici. Fais vite. Va et jette un premier coup d'ozil. Tu sais que ces fils de chien de flics adorent par dessus tout se servir les premiers». Abid lui répondit alors: Sur ma tête, bey, je constitue rai ton harem aujourd'hui même. Quant à nous, nous nous en repaîtrons grâce à vous». Enfin convaincu que cette chaude conversation m'avait fait oublier, je me suis tout dou cement éloigné de la porte.

Une Commission chargée des déportés avait également été créée. Le mutessarif, Ali Souad bey n'était pas sur place et il n'y avait pas non plus d'ordre particulier du centre. La Commission avait décidé d'expédier tous les Zeytouniotes vers le mont Abdulaziz et de disperser les autres parmi les Arabes des environs. Le projet était sérieux: je sentais encore une fois le spectre de la mort. Le lendemain, nous sommes retrouvés,avec le théo logien originaire de Femouz, le P. Khorkorouni, et le Zeytouniote Artin effendi Satd- jian, comme momifiés devant la porte de la salle de réunion de la Commission pour y entendre le nouvel ordre de déportation: «Vous avez un délai de vingt-quatre heures. Préparez-vous à quitter la ville. Des gendarmes vous escorteront», nous annonça un des membres de la Commission. J'ai murmuré, d'une voix à peine audible: «Bey, mais il y a des nouveaux...». Le président de la Commission (le nufus memuru [responsable de l'état-civil]), Abdul Kadir effendi, commença à débiter un florilège des insultes si nombreuses dans la langue turque. Nous nous sommes empressés de déguerpir sans même échanger un mot entre nous. La nouvelle d'une nouvelle déportation s'était répandue dans les tentes. Le sergent Abid était déjà là avec cinq policiers. Les brus et les jeunes filles s'étaient tondu la tête, avaient ensanglanté leurs beaux visages avec leurs ongles et avaient recouvert leurs têtes de tissus crasseux. Malgré cela, leurs yeux conservaient, dans cette triste situation, leur étincelle. Abid avait peur de l'ambiance vindicative qui régnait. Il était déjà tard. Des membres de la Commission, Abdul Kadir effendi et le directeur de la Banque Ziarat [=Agricole] étaient venus vers nos tentes. à l'improviste, un crieur public invita tous les hommes adultes à sortir de leurs tentes afin qu'une aide en pain leur soit attribuée en fonction du nombre de membres de chaque famille. Cette population affa mée retrouva brièvement espoir et se rassembla en l'espace de quelques minutes dans le vallon désigné pour cela. Les plus jeunes furent envoyés, en compagnie de deux gen darmes, chercher le pain. Un moment après, tous les autres hommes furent expédiés pour paraît-il décharger le ravitaillement que des bateaux avaient amené pour les nouveaux arrivants. Ceux-ci se retrouvèrent en fait dans la vaste cour du bâtiment de la préfecture où ils passèrent la nuit.

Au milieu de la nuit, Abid rentra en ville d'un pas de triomphateur, avec à sa suite trois Arméniennes portant un voile arabe sur la tête, elles-mêmes suivies de trois poli ciers. Le lendemain, le départ du convoi de déportés était remis. Chaque Arménien était tenu de se procurer un vesika [=permis de séjour] auprès de la Commission pour pou voir s'établir dans la ville. C'est en payant 30 livres pour les frais administratifs! que j'ai obtenu mon vesika.

Le 14 août de la même année, un convoi de femmes et de jeunes filles originaires de Kharpout — 1 730 [au départ] d'après une dépêche officielle provenant du sous-préfet de Mardin — arrivèrent à Deir-Zor par la route de Ras ul-Aïn. On trouva parmi elles quatre gamins. Elles furent installées hors de la ville, sur la rive occidentale de l'Euphra- te, et avaient été abandonnées sans aucune protection cette nuit-là.

Le lendemain, vers midi, sous une chaleur accablante, alors qu'un vent brûlant fouettait nos visages, je fus enfin autorisé à traverser le grand pont fait de bateaux, en compagnie d'un secrétaire turc et escorté d'un policier, pour dresser la liste [de ces nou velles venues]. Georges Soukkiar et quelques autres chrétiens du cru nous accompagnaient, traînant après eux quelques ballots de vieux vêtements. Aucun bruit ou mouve ment n'émanaient d'elles. Elles étaient toutes comme momifiées sur le sable brûlant. C'est en leur donnant de légers petits coups de pied que nous tentions de distinguer les mortes des vivantes. Ces dernières demandaient un peu d'eau; du reste, leur désir de boire était tellement irrépressible que beaucoup s'étaient retrouvées bercées [comprenons emportées] par les vagues troubles de l'Euphrate. Elles n'avaient absolument aucun effet avec elles. Elles étaient entièrement nues, une nudité adamique. Leurs visages de vierges étaient dissimulés sous une chevelure recouverte d'une épaisse couche de poussière durcie: seuls deux éclairs sur le point de s'éteindre brillaient dans deux orbites profondes et osseuses. Leurs bustes brûlés et squelettiques prouvaient qu'elles étaient condamnées à vivre ainsi depuis un bon moment. J'ai à peine pu apprendre qu'il s'agissait en grande majorité de personnes originaires de Kharpout et Mézrë et qu'elles marchaient dans des déserts inhabités depuis trois mois. Georges Soukkiar s'efforçait de couvrir leur nudité avec des morceaux de tissu. Quant à nous, nous avons enregistré 542 survivantes et 23 mortes qui étaient parvenues jusqu'à Deir-Zor. Le lendemain, leur procession passa par la vaste rue du marché pour aller vers l'ouest, à un quart d'heure de la ville, sur la hau teur de Salihiyé où s'élèvent les murs en ruines de maisons anciennes. Le même mois, des déportées — femmes et fillettes uniquement— venues de Dyarbèkir, Sivas, Keghi, Tokat, Amassia, Samsoun, Erzeroum, Bitlis et de tous les villages d'Arménie arrivaient les unes après les autres, réduites au même état que les précédentes. Elles passaient par le centre ville. Les cheveux au vent, elles marchaient, en rangs serrés, provoquant à peine un véritablement sentiment de pitié parmi les observateurs qui avaient un foyer et une famille... Elles allaient toutes à Salihiyé pour s'y étreindre sous un amas de terre noire. Une Arménie loin de l'Arménie. Un lieu de pèlerinage pour ceux qui vivront dans le futur.

Le 22 août, un dimanche, de bon matin, sept prisonniers sans vêtement et nu-pieds, enchaînés les uns aux autres, marchaient devant quatre policiers à cheval. La tête découverte, leurs longs cheveux mêlés à une épaisse barbe, ils passaient par la longue avenue menant à la préfecture, se pliant jusqu'au sol à chaque coup reçu. «Il me semble qu'il s'agit de personnes connues», ai-je dit à un compagnon qui se tenait à mes côtés. «Oui, me répon dit-il d'une voix à peine perceptible, ce sont des prisonniers de Marach». Tous étaient des amis bien connus. Parmi eux se trouvait le primat de Zeytoun, le R.P. Hovhannès Karanfilian, un ecclésiastique que je connaissais très bien, également sans vêtement et nu- pieds. La barbe enveloppée dans un mouchoir crasseux, il marchait en tirant la même chaîne. Le jour même, à midi, je l'ai rencontré là-bas, [à la préfecture]. Après avoir glissé quelques kurus dans la main de son surveillant, je me suis approché de l'étroite ouverture d'une grille de fer. J'ai à peine pu serrer du bout des doigts ces mains glacées. Le théologien se tenait debout à quelques pas. Il me vit, [mais] ne dit pas un mot et ne fit aucun signe. Ij sentit quelques larmes glisser sur sa barbe qu'il caressa, puis s'éloigna. J'ai aussi pu échan ger quelques mots en turc avec Dadjad, mais déjà le gardien me tirait par le bras.

C'est à cette époque qu'Ali Souad était revenu d'Alep à Deir-Zor par la route de Ras ul-Aïn. Il y avait rencontré quelques jeunes déportés chrétiens, parmi lesquels se trouvaient le Premier traducteur de l'ambassadeur britannique à Bagdad, Nersessian effendi, le Dr Hagop Hagopian et trois fonctionnaires du Télégraphe. Ali Souad les amenait à Deir-Zor. Au même moment, M. Lévon Chachian, originaire de Constantinople, avait également été amené de la capitale sous l'inculpation de «anadolu Ermeni ferkdrarenen silah mùteahisdiv». Nersessian effendi eut des entrevues personnelles avec Ali Souad, et les résultats furent particulièrement appréciables. Il nous faut d'ailleurs évoquer ici le nom d'Ali Souad bey avec un respect particulier.

Lévon effendi Chachian était un jeune homme généreux et un gentleman. Il avait, avec des projets biens précis, loué le jardin de la mairie et avait toujours les oreilles judi cieusement aux aguets, attentives à tout ce qui se passait dans la ville. Ali Souad était un de ces rares Turcs animés par des sentiments humains. Pour ne pas donner prise aux plaintes de toutes sortes qu'on lui adressait localement, il établissait les Arméniens, groupe par groupe, dans les villages habitables des environs [de la ville]. Lorsqu'il était pré sent, tout fonctionnait au profit des déportés avec l'accord de tous. Mais dès qu'il s'absentait, Alep et la Commission reprenaient leur labeur.

Des déportés arméniens commençaient à arriver, en provenance d'Ayntab, de Marach, d'Hadjen, Dort Yol, Adana, Tarse-Mersine, Konia, Adabazar, Ismit, Brous se, Rodosto et de toutes les autres localités habitées par des Arméniens. La Commission avait nommé comme fonctionnaire délégué un certain Saïd effendi. C'était un monstre de haute taille, aux yeux bleus et à la constitution fragile dont tous les déportés qui l'ont connu ne peuvent se souvenir qu'avec effroi. Il était prévaricateur, comme tous les fonc tionnaires turcs, mais sa nature pire que celle d'un fauve. Un matin, il bastonna publi quement un jeune homme originaire de Medz Nor Kiugh [région d'Ismit] du nom de Dikran, dont il avait voulu s'approprier la femme la nuit précédente, mais que ce jeune homme était parvenu à préserver. Il viola un grand nombre de jeunes filles vierges qu'il jetait après coup dans le fleuve.

L'expédition sans pitié des déportés de Deir-Zor vers le désert avait alors commencé, sans le moindre moyen de transport. Les gens étaient envoyés jusqu'à Ané ou Mossoul et le désert était de plus en plus infecté par l'odeur des cadavres arméniens. L'irrespect et le mépris étaient devenus la règle générale dans toute la ville: chaque Arménien se rendant au marché avait immanquablement droit à la bastonnade, aux crachats et aux insultes. Les Arméniens de tous âges et toutes conditions étaient amenés par groupes dans les mai sons pour y accomplir toutes les tâches possibles jusqu'au soir sans recevoir la moindre rémunération ou la moindre nourriture. On nous réservait un vie encore plus insuppor table que celle des esclaves, et il nous fallait la supporter avec acharnement, sans broncher.

L'hiver arrivait. Les déportés qui affluaient étaient laissés sans abri, hors de la ville, sur la rive gauche du fleuve, appelée Djéziré, rattachée à Deir-Zor par un pont fait de bateaux. Le terrible vent du désert avait commencé à souffler et la pluie ne cessait pas de tomber, des jours durant, sur les déportés nus et sans abri, car l'entrée de la ville leur était rigoureusement interdite. Des milliers de déportés arméniens entassés à Salihiyé et Djéziré agonisaient sous des deux noirs. Parfois, au milieu de ce profond silence, la plainte des flots paisibles de l'Euphrate se faisait entendre. C'était une Arménienne malmenée par des gendarmes noirs qui s'offrait aux flots pour y conserver sa dignité.

Il n'y avait aucune assistance; la vie était devenue particulièrement chère et les champs étaient dépourvu de toute végétation. [Les déportés] avaient commencé à man ger toutes sortes de cadavres d'animaux, d'insectes des champs, ainsi que diverses matières végétales séchées. Durant la saison chaude, l'alimentation principale était constituée de sauterelles noires du désert qu'ils mangeaient après les avoir grillées sur une tige. Pour s'abriter, il y avait quelques grottes troglody tiques, longues de près de dix mètres et larges d'au moins trois. Il y avait quotidiennement 300 à 350 morts qui étaient jetés à l'eau ou dans des cavités naturelles, puis recouverts de terre. Il y avait des mères qui, tenant dans leurs bras leurs enfants défunts, attendaient des jours entiers que la mort vienne ou allaient se coucher au milieu des cadavres dans les fosses communes. Les enfants encore au sein étaient retirés des bras de leurs mères défuntes qui étaient emmenés vers les cimetières collectifs. La mort était réservée aux plus chanceux.

En se rendant à Alep, Ali Souad bey avait rencontré à Sébka des Arméniens distin gués et avait promis à près de vingt familles de les établir à Deir-Zor en qualité d'artisans. Le Dr Hovhannès effendi Magarian, originaire d'Albistan, avait profité de l'occa sion pour, par autorisation spéciale, accompagner ces vingt familles à Deir-Zor. Ali Souad bey faisait preuve d'une particulière sollicitude à l'égard de cet Arménien, sage et patriote. Le Dr Hovhannès Magarian fut nommé comme médecin-inspecteur général pour la santé des réfugiés. Au même moment, Ali souad bey étant parvenu à obtenir une assistance en pain pour les déportés, l'entretien des femmes vivant à Salihiyé fut égale ment confié au médecin précité. L'honorable docteur était immédiatement parvenu à améliorer le sort de tous les réfugiés, veillant tout particulièrement sur les femmes dépor tées d'Arménie. La pression accumulée par la vision des souffrances endurées par celles-ci l'atteignait au plus profond de lui-même, et il avait parfois une crise de convulsions. Il resta un certain temps comme ahuri et, après avoir été celui qui partageait et soignait les maux des malheureuses femmes de Salihiyé durant à peine deux mois, il mourut dans de terribles convulsions nerveuses sans même qu'il se trouve quelqu'un pour porter son cer cueil.

Lorsqu'il rentra à Deir-Zor, Ali Souad observa avec une attention toute particulière que le nombre de déportés avait considérablement augmenté et que la situation était particulièrement désespérante. Durant un temps, l'entrée des déportés en ville fut autorisée. On commença à enregistrer les noms des membres des familles autorisées à vivre en ville sur le registre local de l'état-civil et on leur remit une carte de séjour fhufus kiagidï). Bien entendu, ces nouvelles dispositions donnaient l'opportunité de récupérer des pots-de-vin, car ce n'est qu'après avoir surmonté mille difficultés et en versant des sommes considérables qu'il était possible d'obtenir ce document. Cette population restait toutefois dans cette même situation qui les minait et les détruisait.

Une partie des sommes destinées au ravitaillement en pain des déportés fut attribuée à l'ouverture d'un orphelinat sur décision personnelle d'Ali Souad bey. Le 14 novembre 1915, on me confia la tâche d'ouvrir un orphelinat, sa direction et sa gestion générales. Le jour même, 470 orphelins des deux sexes, âgés de 2 à 12 ans, furent enregistrés et immédiatement installés dans le caravansérail de Tchélébi, situé près du bâtiment de la mairie. Des petits orphelins nus et squelettiques venaient toujours s'agglutiner devant la porte de l'orphelinat. Si bien que quelques jours plus tard, nous avions 1 700 orphelins de tous âges et des deux sexes. Le budget attribué était notoirement insuffisant pour un nombre pareil [de pensionnaires]: on pouvait tout au plus offrir quotidiennement à cha cun une soupe de lentille ou de blé concassé (boulghourj et 200 grammes de pain, et nous n'avions absolument rien pour les couvrir la nuit. Ces orphelins s'étaient cependant habi tués à ce genre de vie et même des enfants de deux ans n'exprimaient pas le moindre caprice enfantin, tenaillés qu'ils étaient par la peur du Turc. La tête repliée entre leurs genoux, ils dormaient sur des sols secs ou humides. Le matin, on trouvait devant la porte de l'orphelinat des enfants encore non sevrés, que nous étions bien souvent obligés de tirer du sein de leurs mères mortes pour les ramener. Nous avons ainsi, jour après jour, vu le nombre des nourrissons augmenter dont certains survivaient. Je considérais cela comme un miracle, avant que je ne finisse par découvrir que quelques jeunes filles les allaitaient durant la nuit. Il faut remarquer que la langue de certains des enfants fondait progressi vement et que d'autres n'avaient plus de langue; que leurs dents devenaient noires comme du charbon. Dans le désert, il s'est trouvé des orphelins handicapés dont la peau et les yeux avaient noirci comme une matière calcinée et qui avaient survécu vingt jours durant en mangeant uniquement de la terre. Nous avions quotidiennement quelques enfants qui sombraient dans la démence et plus de vingt décès. J'informais tous les jours Ali Souad de ces faits. Il visita à plusieurs reprises l'orphelinat et prit successivement de nouvelles dispo sitions. Le Dr Hagop Hagopian fut nommé directeur chargé de la santé. Sur nos demandes communes, on autorisa l'achat de nattes pour couvrir le sol des pièces; il fut également décidé de les habiller et, un mois plus tard, en février 1916, nous avions des enfants partiellement vêtus, tandis qu'un des bains locaux était spécialement réservé à nos orphelins. Le nombre des décès commença alors à diminuer.

Ali Souad bey travaillait en faveur des déportés, mais était toujours très prudent, d'autant que les yeux épiant ses faits et gestes ne manquaient pas. Ses activités étaient enregistrées par écrit. Le 28 février 1916, un rapport rédigé par les fonctionnaires turcs locaux fut expédié au ministère de l'Intérieur. On y dénonçait son activité de protecteur des Arméniens, la situation florissante des déportés se trouvant là-bas, tout particulière ment celle de l'orphelinat, et on y attirait surtout l'attention des autorités sur l'alliance qui prenait forme entre Arabes et Arméniens.

Ali Souad fut convoqué à Alep, mais refusa de s'y rendre en prétextant une maladie. Au cours du mois de mars, trois membres de l'Ittihad arrivèrent de Constantinople à Deir-Zor sous de fausses identités: ils avaient été reconnus par la population au premier coup d'œil à leurs bottes montantes. Ces militants visitèrent l'orphelinat à la première occasion. Cependant, Lévon effendi Chachian m'ayant préalablement recommandé la prudence, je me suis contenté de répondre à toutes leurs questions par «je ne sais pas». Ils quittèrent bien vite la ville. Ali Souad bey fut convoqué par Constantinople. Il répondit, [mais] n'y alla pas. Cependant, celui-ci savait qu'il ne lui était plus possible de rester en fonction. Aussi avait-il réfléchi et pris des mesures pour sauver Lévon effendi Chachian, les déportés de Bagdad et quelques autres Arméniens en vue. à la fin du mois de mars, Ali Souad bey reçut un nouvel ordre par lequel il était nommé préfet de Bagdad. Il était ainsi dans l'obligation de se rendre immédiatement sur le lieu de sa nouvelle affectation. Ali Souad bey était parvenu à renvoyer chez eux les déportés de Bagdad. Vers la mi- avril, après les avoir expédiés, il se mit lui-même en route en empruntant le fleuve, en recommandant secrètement aux déportés d'être sur leurs gardes.

En mai 1916, l'arrivé de déportés cessa pratiquement. D'après les registres locaux, le nombre de déportés arrivés à Deir-Zor entre juin 1915 et mai 1916 s'élevait à 180 000 qui se répartissaient approximativement ainsi:

A

—10% d'hommes

 

— 30% de femmes

 

— 60% d'enfants

     
B

— Vilayet d'Erzeroum

1000

 

Vilayet de Bitlis

2 000

 

Vilayet de Sivas

7 000

 

Vilayet de Kharpout

8 000

 

Vilayet de Dyarbékir

12 000

 

[Total]

30 000 (uniquement femmes et fillettes)

     
 

Vilayet d'Alep

60 000

 

Vilayet d'Adana

40 000

 

Vilayet de Konia

10 000

 

Vilayet de Brousse

20 000

 

Constantinople et environs

20 000

 

Total général

180 000

     

Ces déportés arrivés à Deir-Zor étaient répartis de la façon suivante:

 

Sébka

15 000

 

Deir-Zor et ses villages

80 000

 

Mèadin (caza de)

33 000

 

Abou-Kémal (caza d')

35 000

 

Ané

12 000

 

Mis en route vers Mossoul

5 000

 

Total général

180 000

Après le départ d'Ali Souad bey, son intérim fut assuré par le muhasebeci local, qui n'était du reste pas spécialement méchant, dont cependant le manque de perspicacité était exploité par d'autres. Ce fut notamment le cas du maire, Hassan effendi, qui avait alors entrepris ses dernières manigances. Il était absolument interdit de faire venir en ville le moindre grain de céréale des villages et, surtout, d'en vendre aux déportés. En quelques jours, le prix des aliments avait excessivement augmenté: une mesure de farine valait 20 kurus, une mesure de grains de blé 12 et tout le reste dans des proportions identiques. [Hassan] était le principal organisateur de cela. Il savait quel sort attendait les déportés dans un proche avenir et voulait une fois de plus sucer les dernières gouttes de sang armé nien. C'est dans ces conditions que je devais m'occuper de près de 2 000 orphelins. Il n'y avait plus de pain dans la ville et je me suis, à plusieurs reprises, adressé à lui pour clari fier la situation de l'orphelinat: il me jeta dehors en m'insultant. C'est pourquoi j'ai dû employer des moyens extrêmes. Je suis parvenu, grâce à un intermédiaire, à le soudoyer et à obtenir ainsi l'autorisation d'aller dans les villages pour ramener des céréales pour l'Orphelinat. Le 18 juin 1916, je me trouvais dans le village de Marat. Au cours de la nuit, un policier nous apprit qu'un nouveau mutessarif allait arriver par la route de Ras ul-Aïn. Il racontait que celui-ci était très jeune; que de Ras ul-Aïn il s'était rendu sur le Khabour et y avait visité les villages tchétchènes de Souvar, Cheddadiyé et de Hassitché. Il dit aussi qu'on croyait savoir que cet homme était lui-même un Tchétchène. Le lende main, je suis rentré en ville. Durant la nuit, on avait expédié à Kévkèb MM. Sétrak Kassabian, Haroutioun [=Artin] Satdjian et trois Zeytouniotes appelés Garabèd qui étaient chargés de tenir à jour les listes de déportés. Toute la ville vivait dans l'angoisse. C'est le fameux kaïmakam arménophage d'évérèk, Zéki bey, qui avait été nommé mutessarif de Deir-Zor. On racontait — notamment les déportés originaires d'évérèk — qu'il avait accompli de grands crimes. Zéki bey n'était pas du genre patient. Il voulait voir ses projets se réaliser immédiatement. Il savait cependant à quel point les Arméniens étaient devenus vindicatifs. Il était sur ses gardes, il avait peur, mais il était encore assoiffé de sang arménien. Il posait la même question à tous les Arméniens qui se présentaient à lui: «Es-tu Hentchaguian ou Dachnagtsagan? Combien y-a-t-ïl d'Arméniens en Tur quie? Moi aussi je suis un militant. Je connais bien Zohrab et Vartkès. Nous avons dis cuté de beaucoup de choses ensemble. N'ayez pas peur de moi, car je suis un véritable ami de votre [nation]».

Le 30 juin, dans la soirée, MM. Haroutioun Voskéritchian et Khosrov Chirikdjian, originaires d'Ayntab, professeurs à l'école d'Idadi, ont été soudainement expédiés à Ched dadiyé — ces deux jeunes remarquables déportés avaient la confiance d'Ali Souad. [Zéki] craignait beaucoup que les déportés éventent ses projets. C'est pourquoi il justifiait les pre mières déportations en affirmant qu'ils avaient enfreint la loi et que MM. Haroutioun et Khosrov correspondaient avec l'armée anglaise. Il voulait faire croire qu'il s'occupait tout particulièrement de l'amélioration des conditions de vie des déportés. Il fit sa première déclaration ainsi: «Les fonctionnaires locaux se sont conduits de manière inique à l'égard des déportés. Qu'ils soient chrétiens ou musulmans, ceux-ci seront sévèrement punis. Le bienveillant gouvernement a décidé d'octroyer aux déportés arméniens une importante assistance. Tous les nécessiteux arméniens vivant en ville ont trois jours pour se rendre à Djéziré (hors de la ville, sur la rive gauche de l'Euphrate). Nous allons leur fournir une aide et un lieu d'habitation. Les retardataires perdront tous leurs droits».

Les déportés arméniens savaient parfaitement bien ce que signifiait Djéziré: person ne ne répondit à cette invitation. Zéki était en rage. Huit jours plus tard, il fit une deuxième déclaration: «Tous les Arméniens vivant dans les deux quartiers cités doi vent, dans un délai de trois jours, passer à Djéziré. Les maisons de ces quartiers seront réquisitionnées par les autorités militaires». La police avait reçu l'ordre d'emmener de force [les déportés] à Djéziré. La situation était grave, mais les Arméniens de ces quar tiers étaient parvenus, en donnant aux policiers qui se présentaient à eux un de leurs vêtements ou leurs chaussures, à s'enfuir dans les autres quartiers, et ainsi fort peu de gens furent emmenés à Djéziré. Zéki bey douta un certain temps de ses capacités. Il s'énervait, mais continuait toujours à mettre au point son projet.

Il fit sa troisième déclaration ainsi: «Tous les déportés arméniens établis dans la ville doivent, sans exception, dans un délai de huit jours, sortir de la ville [et se rendre] à Djéziré. Ils vont être installés dans les villages des environs. On leur donnera un lieu d'habitation, des terres et des semences. Ceux qui ne se conformeront pas [à ces directives] seront sévèrement punis». Le délai de huit jours s'écoula et les déportés étaient toujours dans la ville. Zéki bey voyait tous ses projets avorter. La jeune fille arménien ne qui vivait à ses côtés racontait comment, quand il était seul, il se donnait des coups de poing dans la figure ou se saisissait, en pleine nuit, de son revolver. Mais il restait décidé... Il faisait preuve d'une hâte significative. Il modifiait perpétuellement son projet, y intégrant à chaque fois les nouvelles monstruosités qu'il avait conçues.

Le 21 juillet 1916, dans l'après-midi, à la même heure, MM. Lévon Chachian, de Constantinople, Garoudj effendi, d'Ayntab, Lévon Sahaguian, Toros effendi, de Killis, ainsi que quelques prêtres et d'autres personnes, au total trente-et-une personnes furent simultanément arrêtés. Le jour même, après le coucher du soleil, un crieur public annonça: «Tous les Arméniens établis dans la ville, sans exception, doivent sans faute, dans un délai de vingt-quatre heures, sortir de la cité et se rendre à Djéziré. Tout Arménien qui sera vu en ville dans les vingt-quatre heures sera fusillé par la police. Tout Arabe qui gardera chez lui un Arménien sera passible d'une amende de 50 livres». La nuit même, se tenant par la main, les membres des familles passèrent en rangs serrés à Djéziré par le grand pont de bateaux pour y partager le sort des popula tions arméniennes qui s'y trouvaient déjà concentrées. La ville était vidée de ses Armé niens. Le même jour, on télégraphia à Sébka, Abou-Kémal, Méadin etAné le texte suivant: «Mettez immédiatement en route vers Deir-Zor tous les déportés dispersés dans votre circonscription, sans la moindre exception. Dites-leur qu'ils vont être ramenés chez eux par le chemin de fer de Ras ul-Aïn».

La population réagit [à ces propos] par des cris de joie et se mit en route immédiate ment vers Deir-Zor, pleine d'impatience. Le même jour, trois notables tchétchènes de haute taille venant de Cheddadiyé et de Hassitché étaient arrivés à Deir-Zor. Leur présence en ville était intéressante. Il séjournèrent dans la résidence du mutessarif et, cette nuit-là, ils eurent avec lui une entrevue qui dura jusqu'à l'aube.

Deux jours auparavant, le gouverneur militaire maritime, un homme âgé et grassouillet, était venu d'Alep à Deir-Zor. Il avait immédiatement entrepris de former un camp militaire local et commencé à enregistrer en grand nombre de jeunes artisans arméniens. Seules les familles de ces artisans furent autorisées à repasser dans la ville Mais elles ne pouvaient s'établir que dans les endroits qui étaient autorisés. Le même officier entreprit également de former un bataillon de soldats-ouvriers en ne recrutant exclusivement que des jeunes gens arméniens. Ceux qui s'y inscrivirent comme volon taires furent également autorisés à revenir s'établir en ville avec leurs familles. Mais on les installa hors de la ville, à un quart d'heure, sur la rive droite de l'Euphrate.

Zéki bey était fermement opposé à ces dispositions prises par le militaire avec lequel il eut de violentes altercations. Tous deux se présentaient dans le rôle du protecteur des déportés. Ainsi, les déportés se retrouvaient divisés en deux groupes. Sur la rive droite, il n'y avait plus que les orphelins et les veuves et, sur la rive gauche, les derniers jeunes gens avec leurs familles. Zéki donnait espoir aux déportés de la rive droite en leur fai sant de belles promesses. Le gouverneur militaire engendrait l'espoir chez les déportés de la rive gauche en leur promettant qu'il les mettrait en route pour Alep dans quelques jours.

Sur la rive gauche, on avait commencé, jour après jour, à expédier des convois de 5 à 7 000 personnes. La première station était située à une heure de la ville, au village de Marat. Là-bas, à environ un kilomètre de distance, sur un site plus élevé, plus d'une centaine de tentes étaient dressées, dans lesquelles près de 500 jeunes Tchécthènes armés séjournaient: «Les Arabes du désert sont des sauvages. Nous sommes venus pour veiller sur les déportés», disaient-ils.

La deuxième station était située à Souvar. Lorsqu'un convoi quittait Marat pour Souvar, un autre convoi se mettait en route [à Deir-Zor]. C'est ainsi que les convois partirent successivement de la rive gauche pour Marat, puis pour Souvar. Un soir, le gouverneur militaire ordonna aux soldats-déportés de la rive droite: «Que ceux qui n'ont pas de familles se fassent connaître et forment une brigade distincte pour partir immédiatement pour Alep. Quant à ceux qui ont une famille, qu'ils se préparent égale ment, pour être installés dans des maisons à Salihiyé». L'ordre prenait effet la nuit même. Les jeunes gens formèrent immédiatement un groupe séparé et partirent pour Alep. Quant aux autres, ils furent escortés, au milieu de la nuit, par des policiers et des gendarmes en direction de Salihiyé. En fait ces deux groupes séparés se retrouvèrent sur la rive gauche de l'Euphrate (à Djéziré) et furent expédiés sur le champ à Marat comme étant la dernière caravane. Il y avait également dans la prison du département plus de soixante-dix internés. La nuit suivante, ils furent à leur tour expédiés vers Marat. Quelques jours plus tard, les quelque 2 000 enfants se trouvant dans l'orphelinat furent eux aussi menés, en deux convois, vers la mort [...]*

Les convois de Deir-Zor à Hassitché cessèrent finalement. Seuls les lézards se déplaçaient encore sur les cadavres, léchant le sang séché. Et parfois, au crépuscule, des sauvages à demi-nus passent soudain, tenant à la main un morceau de chemise ensan glanté.

* Traduit d'après M. Aghazarian, Aksoragani me houcher [Mémoires d'un déporté], Adana 1919, pp. 1-40. Né en 1892 à Albistan, au nord de Zeytoun, dans le sandjak de Marach, l'auteur fréquenta le Collège Central de Constantinople de 1909 à 1914 et se trouvait à Albistan lorsqu'il fut déporté vers Deir-Zor, au début de mai 1915 {cf. M. Aghazarian, Têbi anhayrénik Bédoutiun, Beyrouth 1926)..

* La suite du texte (pp. 36-39) de M. Aghazarian recoupe totalement les témoignages recueillis ou rédi gés par A. Andonian (publiés plus haut).