RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé

51 - DIKRAN BERBERIAN, d'Ayntab

Le massacre de Deir-Zor 

Après le départ du précédent sous-préfet de Deir-Zor, c’est Zéki bey, auparavant en poste à Evérèk, qui fut nommé muttessarif. Une commission fut alors installée dans la ville, sous la direction de Tourki bey, pour paraît-il [s’occuper] de l’installation des déportés: mais il s’agissait en fait d’une commission chargée d’exterminer.

Dans l’organisation de ce massacre, le député de Deir-Zor, Mouhammed Ifta, Hassan Djessim et son frère ont joué un rôle très important.

Il y avait approximativement cent mille déportés arméniens dans la région de Deir-Zor. Avant même l’expédition ( sevkiyat ), Zéki bey fit emprisonner cent cinquante personnes parmi les plus éduquées. On trouvait parmi celles-ci des gens comme le pasteur Hagop Zeytountsian, de Marach, docteur en philosophie et en théologie de l’Université de Danver, auquel Zéki administra cinq cents coups de bâton: la chair des pieds du malheureux était tellement broyée qu’il dut le faire porter vers l’abattoir de Cheddadiyé. Il en fut de même pour mademoiselle Araksia Djémbédjian, éduquée au Birmingham Woodbrosk, qu’il fit tout d’abord emprisonner, puis qu’il expédia.

Les Tchétchènes escortaient ces déportés arméniens, groupe par groupe, par la Djéziré, sur [l’autre] rive de l’Euphrate, à une heure de route, vers le village de Mourrâte. Ils amenèrent aussi plusieurs groupes plus bas, à un jour de marche, à Souvar. Notre convoi, composé de vingt-cinq mille personnes, resta très peu à Mourrâte: les Tchétchènes nous escortèrent rapidement à Souvar, sur les berges du Khabour. En chemin, nous avons pu constater que les morts de tous sexes étaient la proie des corbeaux. Sur les rives du Khabour, nous avons vu dériver des centaines de cadavres attachés les uns aux autres par les bras, dont certains étaient démembrés. Ces cadavres étaient les dernières traces des victimes du massacre de Cheddadiyé. Les Tchétchènes divisèrent en huit à dix groupes notre convoi de vingt-cinq mille personnes, en affirmant qu’ils allaient nous expédier à Alep par la route de Ras ul-Aïn. Mais, plutôt qu’à Alep, ils les emmenèrent sur l’autre versant d’une montagne située entre Souvar et Cheddadiyé, dans le désert de Mergheda où ils les massacrèrent. Les Arabes ont également souillé et violé des fillettes de moins de dix ans et jeté dans le Khabour une centaine de jeunes orphelins qui venaient de Mourrâte. De cette population de cent mille âmes, Zéki n’avait laissé que deux cents tentes à Souvar. Avec Tourki bey, ils leur avaient réclamé deux mille livres d’or pour les sauver, en leur promettant également qu’ils leur feraient construire des maisons et les y installeraient. Pour échapper [à la mort], nous avons rassemblé la somme voulue en une nuit et la leur avons remise. Un jour plus tard, Suleyman bey vint nous voir et nous pria d’aller à la sous-préfecture pour y rédiger et signer un reçu indiquant que la somme versée était un don au Croissant rouge, car il craignait que Constantinople ne procède à un contrôle [des activités] du sous-préfet ( mutessarif ). Deux cents personnes se rendirent à la sous-préfecture pour signer ce document. Deux jours plus tard, attachées les unes aux autres par les bras, elles furent massacrées à deux heures au sud de Souvar. Notre tour était arrivé. Il ne restait que peu d’hommes parmi nous. Ils nous mirent également en route pour les environs de Cheddadiyé. Au cours du trajet, ils nous firent faire une halte. Alors que nous fouinions dans les environs, un ami et moi-même, nous nous sommes retrouvés dans un vallon couvert de sang séché. Nous sommes remontés un peu et nous avons découvert près de cinq cents cadavres de tous les sexes: certains étaient décapités, d’autres avaient leurs têtes fracassées, d’autres encore étaient démembrés. Ils avaient servi de nourriture aux oiseaux de proie. Nous sommes revenus auprès des nôtres et nous avons repris notre chemin. En cours de route, les Tchétchènes et les Arabes ont séparé du groupe une partie de [ses déportés] et ont été les mettre en morceaux un peu plus loin. Le soir même, après en avoir discuté avec sept de mes compagnons, nous avons décidé de nous enfuir. Ce n’est pas sans mal que nous sommes finalement parvenus à nous évader. Nous avons appris qu’un jour plus tard, le reste de notre convoi avait à son tour été massacré. Nous avons fui et, après être restés pendant vingt jours sur les routes, nous avons enfin réussi à échapper [à la mort].

Les véritables responsables et auteurs des massacres de Deir-Zor sont le sous-préfet Zéki bey, le député de Deir-Zor Tourki bey, Husseïn Djessim et son frère, les quatre vingt dix à cent irréguliers Tchétchènes et leurs chefs, Suleyman bey, Mouhammèd bey, Haïdar Moustafa, et d’autres. A présent, ceux-ci sont tranquillement installés et vivent à leur guise au nord de Ras ul-Aïn, au lieu dit Séfha. Il est important de rappeler les propos suivants tenus par Zéki bey: «Il ne doit plus rester un Arménien [capable] de dire bonjour. Si j’apprends que telle ou telle veine contient un sang de pitié à l’égard des Arméniens, je la coupe et je la retire. Arméniens! je vais vous envoyer sur les rives du Khabour et je vais vous y faire ériger une Arménie. J’en serai le roi et vous me donnerez une reine». Il dit également à Souvar: «Oh! Arméniens, vous vous trouvez à présent dans le désert de Souvar: Quel dieu pourrait bien vous sauver de mes griffes? Qu’il vienne et vous sauve».

Dikran Berberian

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 12-15.