RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé

47 - ARAM ANDONIAN

Notes relatives à Deir-Zor*

Dans les premiers jours qui suivirent le départ des premiers convois de déportés envoyés au massacre, Zéki bey comprit qu’il allait être difficile de rechercher un à un et de retrouver dans la ville les Arméniens. C’est pourquoi il décréta que tous Arméniens devaient se rassembler dans le quartier de Salihiyé et que ceux qui s’y rendraient seraient épargnés. Pour leur insuffler un peu plus de confiance, il déclara que les Arabes de la ville, mécontents de la présence des Arméniens, avaient adressé une protestation à ce sujet au gouvernement central; que celui-ci avait donc décidé de faire construire une ville pour les Arméniens sur la ligne Souvar-Cheddadiyé; que les Arméniens qui allaient être expédiés là-bas travailleraient à la construction de cette ville comme ouvriers. C’est essentiellement par cette ruse qu’il réussit à rassembler une bonne partie de la population [arménienne de Zor] et à l’expédier. Les autres n’avaient pas avalé cette histoire invraisemblable et continuaient à se dissimuler, mais finirent par être récupérés assez facilement.

Quand le patriarche Zavèn arriva à Zor, un climat de terreur règnait déjà parmi les Arméniens de la région. Ils étaient tous pareils à des clandestins. Le patriarche devait se rendre à Bagdad en passant par la route de Zor via Ana. Le jour même de son arrivée, les Arméniens apprirent avec embarras qu’une personnalité de haut rang venait d’arriver, mais ils ignoraient de quelle nationalité elle était. Ils pensaient qu’il s’agissait d’un inspecteur, ce qui ne manquait pas de les affoler. Les Arabes leur apprirent cependant bien vite que le nouveau venu était arménien en leur disant: «Un de vos grands hommes est arrivé». Lorsqu’ils ont appris que ce personnage mystérieux était en fait le patriarche, tous en furent vivement attristés, car ils ignoraient qu’il était exilé à Bagdad et pensaient qu’après avoir détruit toute la nation, ils avaient fait venir le patriarche comme couvercle des sépultures ouvertes. En supputant qu’il allait être tué, ils songeaient déjà au même sort qui les attendait.

A ce moment-là, le commandant de la garnison ( merkez memurı ) de Deir-Zor, le tristement célèbre Moustapha et son adjoint Bédri étudiait avec Zéki un projet de meurtre. Le patriarche était pratiquement isolé: seule sa nièce l’accompagnait. Ils avaient traversé le désert sans bruit et la population de la ville n’en avait probablement rien su. Bédri, qui était chargé d’accompagner le patriarche jusqu’à Bagdad, prit sur lui de l’assassiner et prit immédiatement la route d’Ana. Le kaïmakam d’Ana, Ali Sahib bey, était un homme juste, parent du chef-kiatib du Meclis Idadé de Zor. Bédri se rendit auprès de lui et exposa son projet d’assassinat, en lui disant qu’il se produirait dans un lieu tel et dans des conditions telles que même s’il venait à être découvert, aucun d’entre eux n’aurait à porter sa responsabilité. Son plan était de faire suivre secrètement sa voiture par des complices qui apparaîtraient soudain comme des brigands, attaqueraient la voiture et assassineraient le patriarche.

Le kaïmakam s’opposa cependant avec fermeté [à ce projet] et menaça de révéler la vérité si le meurtre était commis. Bédri insista inutilement et finit par renoncer à son projet d’assassinat. C’est Ali Sahib lui-même qui a rapporté ces faits au Dr T. Markarian.

Le commandant de la garnison de Deir-Zor, Moustapha, fut le bras droit de Zéki bey lors des massacres et des mauvais traitements [subis par les Arméniens]. Il est originaire d’Ayntab où sa maison se trouve rue Dabbarkhane. C’était un individu particulièrement cruel et barbare qui était devenu une véritable terreur pour les Arméniens. Toutes les tortures étaient infligées sous son autorité. En 1917, il transforma l’église des Syriens de Zor en bordel et ramassa des femmes et des jeunes filles arméniennes séjournant à Zor, puis les enferma dans l’église comme prostituées. Il donna lui-même l’exemple à la population locale, l’encourageant à les déshonorer et à les souiller. Il accomplit cette ignominie avec la bénédiction du successeur de Zéki, le sous-préfet Abdel-Kader, qui était originaire d’Ayntab (il y habitait face à l’hôpital américain). Ce dernier était tout aussi sanguinaire et hostile aux Arméniens. Si Zéki bey n’avait pas accompli les massacres, il s’en serait assurément chargé lui-même. Son successeur, Hilmi bey, qui laissa une bonne réputation derrière lui, mit fin aux infâmies qui avaient lieu dans l’église des Syriens, rétrocéda l’édifice à ses propriétaires et libéra les femmes et les jeunes filles. Il ne parvint cependant pas à toucher à Moustapha, qui avait même le soutien appuyé des milieux arabes. Par la suite, Abdel-Kader fut promu sous-préfet de Kastambol. Il méritait d’être récompensé, car il acheva à sa manière le travail de Zéki bey en maltraitant les quelques rescapés arméniens [de la région].

Lors des massacres de Zor, Moustapha, notamment, se montra particulièrement actif et zélé. En voyant les efforts consentis par Zéki pour liquider au plus vite les déportés de Zor, il lui disait: «Pacha, ne te fais pas de souci, je veille sur tout».

Après la prise d’Alep, lorsque les autorités de Zor furent écartées, les quelques rescapés arméniens songèrent à s’organiser. Ils entreprirent tout d’abord de récupérer les orphelins, car beaucoup traînaient dans les rues. En tout et pour tout, il ne restait plus qu’une cinquantaine d’Arméniens, mais même cela constituait un sujet d’offense pour [Moustapha]: il les trouvait en trop grand nombre; il trouvait qu’il avait alors gravement fauté, «car je n’aurais jamais dû les laisser vivants».

Quand les autorités turques de Zor furent définitivement dissoutes, les rescapés constituèrent un «conseil national»: le président religieux était le P. Eznig Tékéyian, le président civil G. Mordjiguian, le secrétaire Sahag-Mesrob. Le lendemain même de l’installation du gouverneur arabe, ce conseil, auquel on confiait pour lors tous les rescapés, adressa une requête pour qu’on procède à l’arrestation de Moustapha. Mais la requête resta sans effet, car le gouverneur fit valoir que ce genre de criminels allaient être traduits devant une cour de justice internationale et qu’il n’était pas habilité à se mêler des travaux de cette cour.

Voyant que Zor n’était plus un lieu sûr pour lui, Moustapha se prépara à partir pour Alep. Le conseil national me fit cependant parvenir la nouvelle par courrier avant qu’il n’arrive. Nous nous sommes immédiatement adressés au commissaire [français] chargé de la Syrie et de l’Arménie, G[eorges] Picot, qui promit qu’il le ferait arrêter. Mais lorsqu’il est parvenu à Alep, nous avons eu le plus grand mal à le faire arrêter, car il avait des amis influents qui songèrent même à le faire nommer commandant de garnison à Alep.

Lévon Sahaguian, d’Ayntab

Il appartenait à une famille connue d’Ayntab. Il était le fils d’agha Sahag Sahaguian et le fondé de pouvoir de la Deutsch Orient Bank à Ayntab. Lors des déportations, il fut également transféré à Alep où il travailla à pouvoir rentrer à Ayntab. Comme il était un collaborateur précieux pour la Deutsch Orient Bank, celle-ci tenta également de faire le nécessaire à Constantinople et réussit à faire délivrer un ordre du ministère de l’Intérieur dans ce sens. L’ordre arriva bien à Alep du temps du préfet Moustapha Abdulhalik.

Jusqu’alors, Lévon avait multiplié les requêtes pour encaisser les sommes à lui dues par les notables turcs d’Ayntab. Ces derniers avaient fait appel à deux bourreaux des Arméniens, le sous-préfet d’Ayntab Ahmed bey et le député Ali Djénani bey qui travaillèrent à faire éloigner d’Alep Sahaguian.

Sahaguian ignorait évidemment tout de ce qui se tramait et s’activait pour récupérer les bijoux qu’il avait laissés en dépôt auprès de l’agence locale de la Banque ottomane lors de son départ: disposition pour le moins tragique, car tous les dépôts d’Arméniens auprès des banques étaient confisqués et transférés aux commissions des Biens abandonnés ( Emlakı metruke ). A l’époque, le directeur [de l’agence] de la Banque ottomane d’Ayntab était Léon Daner, un Alepin connu pour être antiarménien qui ne répugnait à déclarer publiquement que «les Arméniens méritent la punition qu’ils ont subie». Quand Sahaguian s’adressa à lui pour [récupérer] ses bijoux, il fit immédiatement savoir au sous-préfet Ahmed bey que Sahaguian réclamait ses biens déposés à la banque. Après avoir accompli cette démarche, il transmit au gouvernement les bijoux de Sahaguian, ainsi que les biens déposés à la Banque par tous les [Arméniens] d’Ayntab, y compris ceux qui se trouvaient à Alep.

à la même époque, Ahmed bey se cassa le bras au cours d’un accident et se rendit à Alep pour s’y faire soigner. Il profita de l’occasion pour faire savoir à Sahaguian qu’il avait intérêt à rester tranquille et à ne plus exiger ses bijoux, sinon il serait liquidé. [Ahmed bey] et Ali Djénani mirent en œuvre toutes sortes d’intrigues jusqu’à ce que — malgré les ordres reçus du ministère de l’Intérieur — le préfet, Moustapha Abdul Halik, expédie Sahaguian à Deir-Zor sous bonne escorte.

Le temps passa, Zéki bey fut nommé sous-préfet de Zor. Il y fit la connaissance de Sahaguian et [tous deux] devinrent intimes au point qu’ils jouaient au poker ensemble. Un soir, Sahaguian fut invité auprès du directeur du bureau des Télégraphes de Zor, Béhdjèt bey, un jeune homme très honorable. Pour passer le temps, ils entreprirent une partie de jacquet. à peine l’avaient-ils entamée qu’on vint avertir Lévon que Zéki bey souhaitait le voir. Lévon comme Béhdjèt bey étaient persuadés que Zéki le faisait venir pour jouer. Aussi Lévon se rendit-il [à sa convocation].

Au matin, Béhdjèt bey se rendit au bureau des Télégraphes, où la première chose qu’il découvrit était la copie d’un télégramme arrivé la veille par lequel Djémal recommandait à Zéki bey d’envoyer Lévon Sahaguian à Alep dans les meilleures conditions. à Alep, ses proches s’étaient en effet adressés au pacha et avaient réussi, en lui montrant l’ordre du ministère de l’Intérieur, à faire envoyer ce télégramme.

Béhdjèt bey en était particulièrement heureux et songea que Zéki bey avait fait appeler Sahaguian en pleine nuit pour l’informer de cette nouvelle. Aussi ne parvint-il pas à rester en place et, débordant de joie, se rendit chez Sahaguian. Là, on lui dit qu’on était venu le chercher la veille, mais qu’il était absent; qu’après avoir appris qu’il se trouvait chez Béhdjèt bey, on avait envoyé celui qui le cherchait là-bas, et que depuis il n’était plus réapparu.

Béhdjèt bey resta perplexe — ne comprenant plus rien à ce qui se passait — et s’en retourna au bureau des Télégraphes où venait de parvenir un télégramme que Zéki adressait à Djémal pacha, l’informant que «Lévon ne se trouve plus à Zor. Voici deux mois, il s’est lié à un groupe d’irréguliers arméniens sévissant dans la région de Zor et a disparu». Sur ce, Béhdjèt bey piqua une colère, hurlant des propos peu amènes à l’encontre de Zéki bey, car il venait de comprendre ce qui était véritablement arrivé aux malheureux Sahaguian. Zéki l’avait tué en même temps que le groupe de Lévon Chachian.

Après la chute d’Alep, Béhdjèt bey se trouvait dans cette ville et rapporta personnellement ces faits en présence d’un négociant bien connu d’Alep, M. Khatchadour Chahin.

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Zéki bey montait très bien à cheval, au point que les Arabes eux-mêmes, pourtant réputés pour être des cavaliers formidables, en parlaient avec beaucoup de considération. Il possédait une jument noire, Méohrèn, avec laquelle il parvenait aisément à éffectuer en six ou sept heures un trajet nécessitant [habituellement] dix à douze heures. Il se déplaçait le plus souvent dans un phaéton, avec lequel il suivait les convois jusqu’à Marat et Souvar. Sa barbarie effrayait même les Tchétchènes, pourtant ses plus fidèles partisans.

Avant d’expédier les convois, il se rendit à Ras ul-Aïn et travailla tout un mois à l’organisation des massacres en négociant avec les Tchétchènes. Ces derniers n’étaient toutefois pas très nombreux, alors qu’il y avait plus de cent mille Arméniens à massacrer à Deir-Zor et dans ses environs. D’autres étaient par ailleurs envoyés au sud, sur la ligne Meskéné-Zor, où le tristement célèbre Hakkı était à l’œuvre. C’est pourquoi il prit également en mains les Arabes [séjournant] sur la ligne Marat-Cheddadiyé, notamment la tribu des Beggara, établie entre Zor-Marat et Souvar, celle des Ageydid, nomadisant entre Souvar et Cheddadiyé, et les Djebouri, installés à Cheddadiyé et dans ses environs, qu’il parvint à aveugler par les perspectives de pillages.

à son retour de Ras ul-Aïn, il fit aussi halte à Souvar, à Cheddadiyé et, surtout, à Marat dont le müdür était alors Mouhammer Labeyi, parent de l’administrateur civil de Zor, Hadji Fadıl, célèbre pour sa bienveillance à l’égard des Arméniens. Celui-ci refusa la proposition de Zéki de participer au massacre des Arméniens. Exaspéré, Zéki le démit immédiatement de ses fonctions et envoya comme müdür intérimaire de Marat le commissaire Bédri, celui qui avait échoué de peu dans sa tentative d’assassiner le patriarche Zavèn. Une bonne partie des Arabes décida alors de se joindre au projet de Zéki et d’être solidaire avec le député de Zor, Mouhammèd, qui était un être infâme comme l’était d’ailleurs la grande majorité de la population de la ville.

à son retour de Constantinople, en voyant le nombre considérable d’Arméniens présents à Zor, cet assoiffé de sang avait hurlé: «Pourquoi laisse-t-on séjourner ces chiens ici ? Pourquoi ne sont-ils pas expédiés et exterminés ? Est-ce ainsi que [les autorités locales] mettent en œuvre les ordres de l’ état». Il s’était du reste exprimé de la même manière en voyant les orphelins arméniens de Zor que Hadji Fadıl abritait dans un orphelinat.

Outre le député [Mouhammèd], il n’est pas sans intérêt de signaler les principaux complices de Zéki: le kaïmakam d’Ana, Mahmoud Tourki Andullah pacha, qui avait vécu un bon moment à Constantinople et qui s’occupa plus tard de l’exécution des orphelins — Zéki le nomma responsable ( memurü ) des convois; Halil effendi, le frère du député; parmi les militaires, le commandant Salaheddine bey, le commandant Ali Sahib bey, le colonel de cavalerie Hassan effendi, le lieutenant de cavalerie Téfik effendi, ainsi que le commandant de la garnison [de Zor], Moustapha Kavararoghlou; le commissaire d’Ana, Bédri effendi; l’inspecteur de police Balsidi. Les policiers, au nombre de dix, se comportèrent toujours avec la plus grande barbarie à l’égard des Arméniens, à l’exception de trois d’entre eux: Hikmet, originaire de Brousse, le commissaire Mahmoud, originaire de Deir-Zor, et un autre.

Les convois organisés à l’époque où Souad bey était en fonction — probablement trois convois — furent expédiés vers Mossoul par la route Marat-Boussara, en passant par le pont en pierre enjambant le Khabour et en remontant par Souvar. Cette route, qui longeait toujours les rives des cours d’eau, était bien meilleure que celle allant de Marat à Souvar, qui coupait à travers le désert et était démunie de tout point d’eau. Zéki bey avait sciemment choisi ce trajet pour rendre plus difficile le cheminement des convois et surtout pour faciliter ses projets infernaux. Après avoir quitté le camp de concentration de Salihiyé en traversant les petits ponts de bois, les convois faisaiet halte dans un lieu réservé aux tentes. Lorsque les grands convois destinés à être massacrés commencèrent à partir, il s’y trouvait déjà, sous des tentes, dix mille déportés de la ligne Meskéné-Rakka qui avaient été expédiés au sud. Il se trouvait parmi eux beaucoup de malades. C’est pourquoi ils furent obligés de creuser le sol pour construire un hôpital souterrain dans lequel ils isolaient [les malades] — ce qui revenait à les mettre encore vivants dans la tombe. Ils étaient généralement très pauvres et vivaient dans des conditions particulièrement misérables, même si nombre d’entre eux étaient des gens ayant des moyens, car Zéki avait interdit aux commerçants de leur vendre quoi que ce soit. Pour ces pauvres bougres, manger chiens ou chats équivalait à un festin. Sept à huit cents femmes du groupe, restées sans aucun soutien, furent séparées du groupe et amenées à Boussara, où on les abandonna au bord du fleuve. Elles étaient toutes dans un dénuement extrême: elles possédaient quelques tentes, qui furent cependant pillées par des Arabes. On se comporta à leur égard sans aucune pitié, ne leur permettant même pas de recueillir les grains de blé laissés [près les moissons] dans les champs voisins ou de manger les herbes. Tous les jours, des Arabes pénétraient chez elles et s’offraient celles qui semblaient le mieux leur convenir, en les violant devant les autres. Jours après jours, ces visions infernales se succédèrent. Lorsque la femme violée était belle, elle passait de mains en mains. Bien souvent, elles pouvaient être souillées jusqu’à quinze ou vingt fois d’affilée. Leurs cris de douleur ne mettaient pas fin [à ces actes]. Il y eut des femmes qui se lacérèrent complètement le visage pour avoir un allure repoussante et échapper à ces souillures. Toutes ces femmes, à de rares exceptions près, moururent de faim à Boussara. Elles purent survivre près d’une semaine supplémentaire en mangeant le cadavre, déjà en état de décomposition, d’un cheval. Des bagarres terribles eurent lieu pour [obtenir un morceau] de cette chair décomposée. Elles mangèrent juqu’aux os du cheval en les broyant avec des pierres. Lorsqu’il ne resta plus rien à manger, elles dévorèrent les cadavres de leurs enfants morts. Ces cas d’anthropophagie se produisirent également ailleurs, notamment à Souvar, au sein des convois expédiés de Zor, et dans les environs de Rakka.

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La population locale de Zor était pour l’essentiel dans l’allégresse lorsque des convois étaient expédiés. Ces gens infâmes étaient alors particulièrement transportés de joie par le fait qu’en partant les déportés devaient vendre à vil prix tous ce qu’ils possédaient. Nombreux étaient ceux qui avaient ouvert des boutiques pleines de marchandises, mais surtout beaucoup de familles détenaient encore des bijoux après en avoir déjà tant vendu et après avoir subi tant de pillages.

Dans la région située entre Zor et Marat se trouve la tribu des Beggara, autour de Souvar celle des Ageydid, plus au nord, vers Cheddadiyé, les Djebouri qui s’étalent jusqu’à Hassitché, à partir de laquelle ils cohabitent avec la tribu des Chérabi. Encore plus au nord, dans la région de Sindjar, se trouvent, mélangés, les Taï et les Chammar. De toutes ces tribus, la plus puissante était celle des Chammar. Presque sans exception, elles participèrent toutes aux massacres et aux pillages. Zéki bey s’était préalablement concerté avec toutes et était même parvenu à circonvenir les individus les plus probes en faisant miroiter à leurs yeux la tentation séductrice engendrée par les perspectives de pillages. Mais ce sont les Tchétchènes de Séfa et des environs de Ras ul-Aïn qui se révélèrent les plus zélés contributeurs de Zéki. Quand, pour les préparatifs de massacres, Zéki fit sa tournée jusqu’à Ras ul-Aïn et Hassitché, ils adhérèrent à son projet comme un seul homme. à son retour, il ramena avec lui vingt à trente d’entre eux. Il confia la surveillance des convois aux gendarmes et aux Tchétchènes, tant en chemin que sur les lieux de concentration situés sur la route Marat-Souvar. Les meurtres, les massacres collectifs furent également accomplis tant par les Tchétchènes que par les [tribus] arabes.

Les convois étaient tellement fructueux pour eux que chaque gendarme donnait le plus souvent jusqu’à cinquante livres d’or à son chef pour pouvoir être associé à un convoi. En définitive, dans les provinces intérieures comme dans les déserts, le résultat était le même. Il arrivait aussi assez fréquemment que [les gendarmes] déclarent aux gens qu’ils les avaient rachetés pour une certaine somme — en multipliant évidemment la somme qu’ils avaient versée — et exigeaient et obtenaient l’équivalent en argent, bijoux ou vêtements précieux.

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Cela faisait cinq mois que Zéki organisait de grands massacres et il ne restait pratiquement plus de déportés à Zor, mis à part les quelques Arméniens qui travaillaient dans les khans et les fossoyeurs, encore gardés en vie car on avait besoin de leur force de travail. L’orphelinat était alors dans une situation épouvantable. Plus de huit cents enfants totalement abandonnés y vivaient dans une pourriture indescriptible, pour la plupart sans vêtements, et crevaient de faim dans ce terrier sans nom, dans lequel même la lumière du soleil leur était comptée. Ces petits étaient dans un état avancé de dépérissement — il ne leur restait plus que la peau et les os —, souillés par toutes les horreurs imaginables et vivant dans des conditions morales accablantes. Certains fuyaient ce cimetière, où ils avaient été enterrés vivants, et erraient dans les rues, la main tendue, mille suppliques à la bouche, en implorant un morceau de pain. Généralement, plus que de pain, c’est d’une bastonnade qu’ils se rassasiaient. Ils étaient notamment battus lorsqu’ils étaient repris après une fugue. Ils étaient alors poussés dans les rues à coups de bâton, sous des pluies d’injures, et ramenés une nouvelle fois à l’orphelinat.

Près de huit cents petits, pour la plupart malades ou invalides, se consumaient dans ces conditions de vie lorsque Hakkı bey effectua la dernière récolte d’orphelins au sud de la ligne de Meskéné et expédia à leur tour à Zor les petits récupérés dans tous les camps. C’est un convoi d’enfants défigurés, hébétés et méconnaissables qui fut expédié au sud du désert avec une sauvagerie sans exemple durant les jours les plus rudes de l’hiver. Beaucoup tombèrent sur les routes, d’autres, qui erraient de camp en camp ou rodaient autour des tentes arabes, épuisés et affamés, finirent également par tomber, sans sépulture, dans un état squelettique.

Leur misère était une chose indescriptible. Ils marchaient pour la plupart pieds nus et sans vêtement, le poids de la fatigue sur les épaules, et n’avaient même plus le cœur de chercher à fuir pour mendier un morceau de pain dans les environs. Les membres et les épaules rougies de beaucoup étaient couverts de multiples plaies qui s’étaient transformées en blessures effrayantes. N’ayant pas été soignées, ces plaies étaient dévorées par les vers que les pauvres petits tiraient avec leurs doigts. Mais avant de les jeter à terre, ils hésitaient, restaient immobiles à observer le corps dodu de ces vers qui s’enroulaient autour de leurs doigts. Ils les regardaient avec comme un sentiment effrayant de gâchi, comme s’ils avaient voulu les manger: ils étaient tellement affamés. Ils n’avaient plus la force de hurler leur douleur et, fauchés par cette tempête de souffrances, ils tombaient les uns après les autres le long des routes, sans bruit [et] sans murmure.

Un voiturier cilicien, Hafız, qui conduisit alors Hakkı bey à Zor, raconte qu’en chemin Hakkı bey faisait volontairement passer sa voiture sur ces [enfants] isolés, le tout agrémenté d’effroyables injures et d’une jouissance plus terrible encore. S’agissait-il de garçons ou de filles, cela était impossible à savoir, car leur pitoyable état ne permettait plus de distinguer leur sexe. L’un d’eux, tombé assez loin de la route, sur le bas côté d’un monticule, et miné par on ne sait quel mal indéfinissable, y agonisait. La voiture n’avait aucun moyen d’accès à cette hauteur. Exaspéré par l’impossibilité de broyer sous les roues du véhicule cet Arménien qui avait encore la prétention de vivre, Hakkı bey sortit son révolver et tira à trois reprises sur lui. Le voiturier ignorait ce qu’il était advenu à cet enfant; s’il avait été abattu. Mais n’est-il pas vrai qu’il était de toute façon condamné à mourir dans ce désert. Sur le trajet de retour, en soirée, [ce voiturier] était repassé devant ce monticule et ses yeux avaient tout naturellement recherché à voir ce qu’il en était. Mais, il n’avait pu localiser l’enfant ou son cadavre, car une nuée considérable de corbeaux, semblable à un grand linceul noir, recouvrait l’endroit où le pauvre gamin était en train de rendre l’âme quelques jours auparavant. Il avait alors relancé sa voiture et filé sans plus s’intéresser [à son sort], lorsqu’il rencontra, quelques mètres plus loin, de gros dogues qui se disputaient une boule méconnaissable et ensanglantée qui ressemblait à une tête humaine.

En se rendant à Zor, Hakkı bey s’était intéressé au nombre des orphelins qui avaient été ramenés au sud. Les registres indiquaient à peine deux cent cinquante enfants. Il en avait été étonné, s’était énervé, affirmant qu’ils auraient dû être plus nombreux, et avait fait rechercher les gendarmes qui avaient été chargés d’escorter le convoi des orphelins jusqu’à la ville, car il soupçonnait qu’une bonne partie [des enfants], dont l’absence était confirmée, avait pu se sauver du fait de la vénalité ou de la négligence [des gendarmes]. Mais ceux-ci n’étaient déjà plus à Zor, envoyés ailleurs. Certaines personnes qui avaient été vues en leur compagnie se rendirent auprès de Hakkı bey pour le rassurer, en lui expliquant comment [le nombre] des enfants avait décru.

Le convoi des orphelins raflés à Meskéné et ses environs, comprenant trois cents enfants, avait été descendu à Abouharar où sévissait alors le tristement célèbre directeur du camp, le caporal Rahmeddin. Le directeur ne leur avait pas permis de pénétrer dans le camp et les gendarmes avaient emmené et abandonné les enfants en un point de la route situé au pied de la chaîne de montagnes masquant le désert de Siffin. Peu de temps après, Rahmeddin s’était rendu sur place pour les mettre en route. Mais, avant même que le convoi ne s’ébranle, quatre à cinq enfants s’étaient précipités vers le cheval du caporal et avaient commencé à rechercher les grains d’orge digérés se trouvant dans les déjections, accompagnées d’odeurs nauséabondes, qui tombaient abondamment de son postérieur. Effrayé par leur course soudaine, l’animal s’était cabré et peu s’en était fallu que le caporal ne soit désarçonné. Aveuglé par la colère, cet individu sanguinaire était alors parti à leur poursuite, lançant son cheval sur le groupe d’enfants, et fit écraser sans pitié sous ses sabots, plusieurs minutes durant, tous ces malheureux gamins qui n’avaient même plus la force de fuir. Enivré par cette sauvagerie digne de l’enfer et par les suppliques et les gémissements de ces enfants martyrisés qui l’excitaient à l’extrême, le caporal continua, tel un être aveuglé par la rage, invectivant tout et tout le monde, y compris Hakkı bey qui lui avait confié la déplaisante tâche nécessitant un temps fou de rassembler ces enfants de vipères et de les mettre en route, alors qu’il eût été si facile de les achever sur place jusqu’au dernier.

Un quart d’heure plus tard, lorsque le convoi s’ébranla enfin, il ne restait plus que cent cinquante enfants en état de marcher. Les autres étaient encore pour la plupart vivants, mais ne pouvaient même plus se mouvoir. Beaucoup avaient les membres meurtris ou cassés; certains avaient le crâne fracassé; d’autres avaient leurs chairs en lambeaux qui pendaient le long de leurs jambes et de leurs bras, et tous baignaient dans des mares de sang provenant des entrailles qui pendaient de leur corps éventrés.

Le soir même, une véritable armée de corbeaux était arrivée, dans un vacarme terrifiant, sur cet effroyable amas de chair comme une bande de fauves affamés heureux d’être conviés à ce festin qui était pour eux une chance inespérée. Les corbeaux achevaient déjà leur besogne: il y avait bien longtemps qu’ils n’avaient pas connu un tel festin. Leur appétit insatiable s’était tout particulièrement concentré sur les visages, car les pauvres gamins n’avaient plus que la peau sur les os, avaient véritablement fondu et étaient depuis longtemps vidés. Leurs becs piochaient et creusaient avec acharnement la prunelle de leurs yeux, déchiquetaient la chair de leurs joues, arrachaient jusqu’à la racine la langue de ceux qui étaient restés bouche ouverte, qu’ils déchiraient au milieu de flaques de sang avec d’effroyables grincements. Durant deux jours pleins, ainsi qu’en ont témoigné les Arabes nomadisant dans les environs, ces petits furent offerts vivants à la fureur de ces animaux voraces dans des souffrances inaudibles, sans qu’aucun autre bruit ne vienne les déranger dans ce coin maudit du désert.

L’histoire de ce terrible martyre ne pouvait qu’enchanter totalement un homme de la veine de Hakkı bey. Il était désormais certain que les orphelins raflés par lui ne s’étaient pas enfuis ou sauvés, et il avait inscrit dans son journal le nom de l’auteur de cette barbarie digne de l’enfer, le caporal Rahmeddin. Quelque temps après, lorsque [Hakkı bey] et Zéki bey lui-même s’en allèrent à Constantinople car ils n’avaient plus rien à y faire — il ne restait plus d’Arméniens à massacrer —, l’insignifiant caporal d’Abouharar fut, à la suite d’une promotion inhabituelle,nommé commandant de la gendarmerie de Rakka. à Constantinople, Hakkı bey n’avait pas oublié de feuilleter son journal.

Les autres orphelins ne furent guère plus chanceux. En compagnie des huit cents orphelins de Deir-Zor, qui endurèrent durant un certain temps bien des souffrances dans cet enfer que l’on désignait du nom d’orphelinat, ils furent, un jour glacial de décembre, embarqués dans des charrettes et mis en route. Ils étaient pour la plupart des enfants finis. Parfois leur nombre s’éleva jusqu’à trois mille. Ils avaient été rassemblés hors de la ville, dans cinq ou six grands baraquements; on n’avait pas cherché à les turquiser, même nominalement, et, au début, c’est la garnison qui pourvoyait à leur entretien**. Par la suite, c’est le maire, Hadji Fadıl qui les prit en charge. Ce fut pour les orphelins la période la meilleure. On leur donnait régulièrement du pain et un repas — habituellement de la soupe —, et ils étaient correctement vêtus. Dès que Zéki bey arriva, ses yeux se concentrèrent sur eux et leur situation favorable devint pour lui comme une épine. Il ordonna à plusieurs reprises à Hadji Fadıl de cesser de les protéger. Il remarqua toutefois que les ordres et les suggestions qu’il lui donnait à ce sujet restaient inappliqués, et démit de ses fonctions Hadji Fadıl et nomma à sa place comme maire un de ses partisans, l’ancien kaïmakam d’Ana, Tourki Mahmoud. C’est une période d’enfer qui commençait pour ces misérables enfants. Ils étaient dans cette situation lorsqu’ils furent mis en route avec les gamins amenés du village de Meskéné en ces jours froids de décembre.

Les voituriers de Meskéné et de Hamam qui travaillaient pour le compte du commandant de la garnison de Zor furent chargés de faire monter [les orphelins] dans les charrettes alignées. Lorsqu’ils franchirent le pont, ils jetèrent à l’eau une bonne partie des enfants les plus malades qui n’étaient dorénavant plus en mesure de tenir le coup. Après le pont, les charrettes prirent la route de Souvar, mais, au lieu d’y aller par Marat, elles s’orientèrent directement vers Souvar par la route du désert durant douze heures depuis le départ du pont. Les enfants n’avaient pas d’eau et souffraient terriblement de la soif et du froid. Zéki bey, qui escorta le convoi pendant un bon moment, avait obtenu du commissaire Onnig Kurdian 1 200 livres de pain destinés aux enfants sans rien payer. Le véritable responsable du convoi était un fauve enragé originaire de Deir-Zor, Abdullah pacha, qui dirigea les enfants dans le coin le plus inhabité du désert. Il envoya une partie d’entre eux en l’air avec des produits explosifs que quatre chariots avaient amenés, enfourna d’autres dans des cavités naturelles, puis les étouffa avec la fumée d’un feu de bois humides et d’herbes mouillés. Quand au dernier groupe de garçons, composé pour l’essentiel d’impotents qui n’étaient désormais plus en mesure de bouger, il les fit allonger à terre, étala de l’herbe sur eux et les brûla vifs. Du reste, tout le long du chemin menant au lieu d’extermination, il avait déjà déversé hors des chariots nombre de gamins qui l’indisposaient par leurs râles, les laissant rendre l’âme sur la route. Les voituriers qui convoyèrent les enfants n’en revinrent pas non plus. Ils furent également assassinés. Seuls les chariots furent ramenés à Zor.

La déportation des orphelins fut accomplie en même temps que celle du sixième convoi de Zor. Pour les expédier, Zéki bey utilisa un motif légal. Il fit rédiger un rapport au müdür de Zor, un Turc, lequel indiquait que compte tenu de l’augmentation du nombre des orphelins, ceux-ci risquaient de provoquer un développement des maladies contagieuses. Seuls deux enfants échappèrent à ce massacre. Un garçon originaire de Rodosto [=Tekirdağ ] prénommé Onnig, âgé de treize ou quatorze ans, qui n’avait pas été étouffé par la fumée car il avait pu se réfugier dans un coin reculé de la cavité, puis avait réussi à remonter à la surface. Ce gamin parvint à retourner tout seul à Zor, mais il était tellement malade et traumatisé qu’il ne put survivre que trois à quatre mois. L’autre rescapé était une fille originaire de Chabin-Karahissar prénommé Anna, qui avait un frère officier dans l’armée. Cette gamine échappa à la mort dans les mêmes conditions et réussit à s’enfuir jusqu’à Ourfa. Son récit relatif au massacre des enfants est confirmé point par point par les informations que nous avons obtenues [par ailleurs].

Après la chute d’Alep, Abdullah pacha est venu dans cette même ville. Le commissaire français pour la Syrie et l’Arménie, M. Picot, était alors à Alep. Nous lui avons adressé un rapport écrit relatif au massacre des enfants et il a promis qu’il donnerait les ordres nécessaires pour faire arrêter Abdullah. Mais après avoir tranquillement passé quelques jours à se promener [dans la ville], celui-ci repartit pour Zor sans être le moins du monde inquiété.

Les préparatifs de la tuerie de Zor

Durant la période la plus terrible de l’expédition des convois de Bab, le télégramme suivant provenant du tribunal général d’Alep arriva à Bab. «Ghayet mustadjel vé mahrem. Ermenilerden djinayetlé mahkoum ve muttéhim olan lardan vilèv jandarma daprésindjé terdest idilmich olar bilé tevke étmedérèk heman ileridé sirki».

Ce télégramme avait été envoyé à la suite d’un ordre envoyé à Alep par le ministère de la Justice. Le fonctionnaire du bureau télégraphique de Bab ne connaissant pas très bien le turc, croyant qu’il s’agissait d’un document concernant les émigrés en général l’avait remis à un ancien fonctionnaire du bureau télégraphique d’Hadjen, M. Garabèd Elikhanian*** pour qu’il le lui lise. La signification du télégramme était évidente. Il disait: «Même les assassins ne doivent pas être gardés, expédiez les». à cette époque, en effet, tous les Arméniens étaient envoyés à Zor pour y être massacrés et si on gardait en prison [les assassins], ceux-ci échapperaient évidemment à la tuerie. C’est précisément cette possibilité que le centre prenait en compte en envoyant cet ordre afin que personne ne puisse, de quelque manière que ce soit, y échapper.

La ligne de Zor****

La gare située au sud de Sébka, Tipni, était un han avec autour des campements arabes. à mi-chemin, entre Sébka et Tipni se trouve l’insignifiant camp de Manrèn. En voiture, il faut deux heures pour aller de Sébka à Tipni, et de Tipni à Zor sept heures.

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Comment vivaient-ils ? — Les Arméniens isolés à Cheddadiyé furent soumis à une famine si terrible qu’ils allèrent jusqu’à griller et manger les cadavres des personnes défuntes.

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Durant les moments les plus durs vécus par les déportés d’Islahiyé, lorsque la misère et les privations devinrent les plus extrêmes, un pain s’est vendu jusqu’à onze livres or.

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à Djarablous, malgré la proximité immédiate de l’Euphrate, les gendarmes interdisaient aux déportés de s’approcher de l’eau. Ces pauvres femmes souffrant de la soif durant des jours, avec sous leurs yeux ce fleuve tout proche leur étant interdit, étaient tenaillées par le désir de boire qui devenait un besoin irrépressible que les gendarmes exploitaient pour leur vendre l’eau à des prix exorbitants. Il y eut des personnes qui allèrent jusqu’à payer une livre or pour un verre d’eau. Elles buvaient jusqu’à la dernière goutte et pour ne rien en perdre gardaient plusieurs minutes le verre sur leurs lèvres. Celles qui ne pouvaient pas payer pour se procurer un peu d’eau les observaient avec une envie terrible.

Deir-Zor, Zéki*****

Les tentes dressées sur les rives du Khabour étaient une sorte de ville ambulante qui avait une nuit d’existence. Quatre cents Tchétchènes étaient rassemblés autour de ces tentes, attendant le moment de la tuerie. Tous les déportés étaient affamés. C’était tout simplement épouvantable. Il n’y avait absolument rien à manger. Les ânes et les bêtes de somme avaient été achevés. Il se trouvait des gens qui mangeaient les cadavres d’enfants. Zéki rassembla les Tchétchènes et leur dit: «J’apprends qu’à l’occasion vous faites preuve de partialité ou de pitié ou que, moyennant des pots-de-vin, vous sauvez des gens». Après quoi, il engagea son cheval parmi les tentes, souleva par le bras un garçonnet originaire d’Hadjen, âgé d’à peine deux ans, le ramena et le montra au Tchétchènes en disant: «Même celui-ci, cet innocent — en supposant qu’il est possible de considérer innocent un rejeton d’Arménien, car ces fils de chien ne sont pas plus innocents — doit être, ainsi que tous ceux qu’on trouvera de cet âge, tué sans pitié. Un jour viendra en effet où ils se relèveront, rechercheront les responsables de ces tueries d’Arméniens et voudront en tirer vengeance». Puis il fit tounoyer plusieurs fois le garçonnet en l’air et le projeta violemment au sol.

 

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 52-58.

** Note du compilateur en marge: «Le commandant de la garnison, Noureddin bey était personnellement favorable aux Arméniens: il leur fournissait du savon, leur donnait généreusement du pain. C’est lui, Noureddin bey, qui ouvrit pour la première fois l’orphelinat.»

*** Note de l’auteur en marge: «Garabèd Elikhanian était à Hadjen le directeur des Poste et Télégraphe. étant parent du député Nalbandian, il avait été ramené [de déportation] et put rester à Alep comme comptable du bureau des Poste et Télégraphe».

**** BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, f° 41.
***** BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, f° 40.