RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé

46 - ARAM ANDONIAN

Notes relatives à Deir-Zor*

Lorqu’il arriva à Zor, Zéki bey fut en tout premier lieu irrité par la position dont jouissait Lévon Chachian. C’est avec lui qu’il s’affronta d’abord, en affirmant que les guiavours («infidèles») étaient bien peu de chose. Mais comme Lévon avait des protecteurs, il se contenta de le menacer en disant: «Moi, je vais lui faire comprendre à ce chien». Les amis de Lévon l’ont mis en garde contre son hostilité, mais il ne prêta pas même attention à tout cela.

Après quoi, Zéki bey voulut faire remplacer Nersès Kurdian, qui était alors le commissaire. «Ce n’est pas un musulman! comment se fait-il qu’on ait confié cette tâche à un Arménien?» pestait-il. Mais il ne réussit pas à le toucher, car l’inspecteur civil le protégeait.

Le jour de son arrivée, il fit le tour des quartiers, surtout du marché, où il fut particulièrement irrité de voir l’état florissant des Arméniens. Ces derniers en avaient fait une véritable Arménie — comme à Damas, Hama, Homs — et le marché était en grande partie entre leurs mains. La plupart étaient des artisans, généralement actifs, qui produisaient un curieux contraste avec la population locale.

Le second jour, le crieur public a annoncé qu’un convoi de déportés allait être formé. Celui-ci était prévu pour le mercredi, mais fut repoussé au jeudi. Le jour même, le crieur lut une déclaration qui disait que ceux qui s’engageraient comme soldats — il n’y avait pas encore de conscription pour les mouhadjirs (les «émigrés») — ne seraient pas déportés et que leurs familles pourraient rester. Immédiatement mille deux cents chefs de familles allèrent se faire enregistrer.

On les installa dans un khan situé à l’extrémité de la ville, à Salihiyé. Ils établirent à leur tour leurs familles autour de ce khan. Ils sont restés là durant trois jours et se sont fait enregistrer. Le gouverneur militaire leur déclara qu’ils allaient être envoyés à Hamam pour y construire une caserne et qu’ils partiraient avec leurs familles le lendemain à 10 h du soir. Il ajouta cependant qu’il n’était pas absolument indispensable que leurs familles voyagent avec eux et que ceux qui le souhaitaient pouvaient les laisser dans la ville [...]

Aram Zirékian, originaire d’Hadjen, fils de Zavo Santouri

Celui-ci avait déjà joué un rôle occulte considérable à Hadjen et Adana. Il était également présent lors des massacres d’Ourfa et collabora tant à la déportation qu’aux actes barbares qui eurent lieu lors de [l’écrasement] de l’autodéfense [organisée par les Arméniens de la ville]. Il en fut à son tour déporté et envoyé à Deir-Zor (en juin 1916), puis à Bessireh, [à quelques heures au sud de Zor, sur l’Euphrate], le 15 juin. C’était un garçon particulièrement malin et il maîtrisait un peu tous les métiers. Il s’occupait habituellement d’horlogerie ou de coiffure. L’ancien inspecteur civil Hamid bey, qui possédait une ferme dans les jardins de Bessireh, cherchait alors un palefrenier. Les Arméniens l’envoyèrent auprès de lui pour s’en débarrasser. Lorsque les Arméniens qui travaillaient dans la ferme furent pris, il fut également expédié, avec eux, à Salihiyé. Plus tard, il déclara que les Arméniens qui travaillaient comme ouvriers à Salihiyé avec lui avaient reçu de l’argent de deux espions anglais. A cette époque, le sous-préfet était Abdel-Kader. Lorsque la nouvelle arriva au délégué municipal de Deir-Zor, Moustapha, celui-ci en informa immédiatement le sous-préfet. Aram fut amené à Zor et le le kaïmakam Ömer Zéki reçut l’ordre d’ouvrir une enquête. Celui-ci procéda à l’interrogatoire des huit Arméniens dénoncés par Aram et comprit qu’ils étaient victimes de calomnies et en informa Zor. Les huit furent ainsi libérés. Plus tard, Aram passa à Alep où il creva, dans des conditions particulièrement dures, victime d’une épidémie.

*

Quand la nouvelle qu’un convoi allait être expédié fut confirmée, Noureddine bey envoya immédiatement un télégramme à Halil pacha, le commandant d’armée, en lui suggérant de créer sur place un bataillon de soldats-ouvriers ( amelı tabouri ) car il y avait un besoin croissant d’hommes. Il réussit ainsi à sauver plus de cinq cents hommes en les recrutant comme soldats-[ouvriers] ou comme artisans, ainsi que leurs familles.

Le premier convoi comprenait environ cinquante mille personnes. Après leur avoir fait traverser le pont [de Zor], ils les concentrèrent à Marat, à cinq heures au sud du pont de Zor, puis commencèrent à les expédier, groupe par groupe, à Souvar. C’est là que pour la première fois ils récupérèrent quelque 12 000 livres d’or — le docteur Boyadjian, originaire d’Ada-Bazar, possédait à lui seul une somme de 5 000 livres d’or —, ainsi que les bijoux détenus par les déportés.

Les convois étaient expédiés de Deir-Zor et de Marat avec une dureté terrible. Il y avait encore des Arméniens dans Deir-Zor. Au sujet du premier convoi [de Deir-Zor], un jeune homme originaire d’Ismit, appelé Voskian, ayant survécu et qui était parvenu, bien que blessé, à fuir jusqu’à Deir-Zor, rapporta ce qui s’était passé, mais personne ne le crut. A Marat, ils avaient séparés les gens riches ou plus ou moins aisés et les avaient tués sur place. Les autres furent petit à petit transférés à Souvar, où le sous-préfet donna l’ordre de séparer les hommes des femmes. Mais celles-ci refusèrent de quitter leurs époux et inversement ceux-ci ne voulurent pas quitter leurs épouses. Le spectacle était pitoyable. Ils savaient parfaitement le sort qui les attendait et restaient collés les uns aux autres, en les implorant de ne pas les séparer pour qu’ils puissent dormir ensemble.

Le premier convoi resta ainsi un certain temps à Souvar jusqu’à ce que le second arrive. Entre temps, plus de cinq mille hommes [du premier convoi] avaient déjà été tués par différents moyens. Quand toute cette foule fut rassemblée, Zéki comprit qu’il lui serait difficile de faire tuer en bloc tous ces gens, et ordonna que les personnes se regroupent selon leurs lieux d’origine: Marach, Hadjen, Zeytoun, Ismit, Ada-Bazar, etc. Les nouveaux arrivants comprirent alors qu’il n’y avait plus moyen d’en réchapper. Un curé zeytouniote et quelques jeunes gens tuèrent trois Tchétchènes et leur prirent leurs armes. Ils tentèrent également de tuer le sous-préfet, qui parvint cependant à se réfugier auprès des Tchétchènes, puis à informer les Arabes, descendus comme des corbeaux prêts à la chasse, qui attendaient dans les environs. S’étant mis à leur tête avec ses Tchétchènes, ils encerclèrent la foule des déportés et ouvrirent le feu sur elle. La multitude arabe pénétra dans le camp et commença à massacrer avec leurs masses à embouts circulaires. Terrifiée par les coups de feu et ces attaques, la foule se dispersa alors dans tous les sens. Voyant cela, Zéki fit immédiatement cesser la tuerie, fit annoncer un peu partout que le massacre était interrompu et fit crier trois fois aux rescapés «Vive le Padichah» (Padişah çok yaşa). Ainsi la foule se rassura et se regroupa. Il y avait encore vingt mille personnes sur place à ce moment-là**.

Les déportés regroupés à Souvar restèrent quelques jours tranquilles. Mais ils étaient tous désespérés. Un coiffeur d’Ismit qui possédait du poison vendait une dose pour une livre d’or aux déportés. La situation matérielle était terrible et le nombre d’affamés considérable, mais il était interdit de faire venir de la nourriture de Zor. Cela était réservé aux Tchétchènes qui interdisaient aux marchands arabes de s’approcher des déportés. Deux mesures de dattes s’achetaient pour cinq livres d’or, une montre en or ou des bijoux. Une mesure de farine valait une livre d’or.

Huit à dix jours après, l’ordre de regroupement des déportés selon leurs lieux d’origine fut de nouveau donné. On les sépara et on entreprit de les transférer, par groupes, à Cheddadiyé, où ils furent tous tués derrière la montagne dominant Cheddadiyé.

Un important groupe de femmes rescapées du premier convoi fut amené à Hassitché, [à quelques heures au nord-ouest de Cheddadiyé], et confié aux Arabes qui se partagèrent les femmes. Peu après, des gens ont pu repasser à Cheddadiyé, puis provisoirement en Palestine. Il s’agissait généralement de blessés ou de personnes restées miraculeusement vivantes.

Avant l’arrivée de Zéki bey à Zor, un convoi de près de deux mille personnes avait été expédié vers Mossoul. Après un périple d’un mois, effectué dans d’effroyables souffrances, et nécessitant habituellement huit jours de route, ils étaient parvenus dans les environs de Sindjar, [à mi chemin entre Cheddadiyé et Mossoul]. Lorsque Zéki, qui venait d’arriver, apprit ce qui s’était passé, il télégraphia immédiatement pour qu’on ramène ces déportés, en disant qu’ils seraient tous renvoyés dans leur foyers. Ils crurent aux propos de ce nouveau venu et revinrent à Zor, où ils s’installèrent [dans le camp] situé à l’extrémité du pont. Il s’y trouvait déjà des déportés vivant sous des tentes. Ce n’est que quinze jours après que les expéditions de convois commencèrent, y compris pour ces déportés.

Au total, on organisa six grands convois de déportés et quinze plus réduits (un convoi de déportés amenés d’Abou-Kémal, d’autres de Arouar et d’Ervimadag ?).

Avant même l’expédition des premiers convois, on procéda d’abord à l’arrestation de Chachian et des personnes qui travaillaient à ses côtés, qui furent immédiatement jetées en prison.

Suite au télégramme de Noureddine Biri (voir plus haut) à Halil pacha (le commandant de l’armée de Bagdad), l’autorisation de conscrire des Arméniens arriva. Cinq cent cinquante jeunes gens, entre vingt-et-un et trente ans, furent immédiatement mobilisés et leurs familles purent rester. Zéki, qui était particulièrement hostile à Noureddine, considéré comme le protecteur des Arméniens, fit immédiatement emprisonner ces jeunes gens dans l’hôpital de Salihiyé, situé à dix minutes au nord de la ville.

Durant sept jours, on ne leur donna ni eau ni pain. Ils subirent des souffrances insupportables. Ils se sont entretués et entredéchirés. Quand il décida finalement de les expédier, ils n’avaient déjà plus rien d’humain. Après avoir traversé le pont, au lieu de les envoyer à Souvar par la route de Marat — soit un trajet prenant deux jours —, il les expédia en un jour par la route sans vie du désert. Ils leur disaient qu’ils allaient à Ras ul-Aïn pour y travailler. Ils les ont fait stopper dans le désert, les ont attachés cinq par cinq, les ont entièrement fouillés, puis les ont emmenés derrière une colline. Un jeune zeytouniote, dont le frère était giflé par les Tchétchènes, sortit un revolver et tua deux Tchétchènes. Ceux-ci étant en petit nombre et craignant que la foule ne se disperse ne bougèrent pas. Ils amenaient ainsi les groupes de cinq personnes liées ensemble derrière la colline, où ils formèrent un cercle en forme d’anneau et commencèrent à les fusiller. Quand ils ont constaté qu’il n’y avait plus traces de vie, ils ont pris les vêtements qu’ils leur avaient fait retirer plus tôt, quand la situation était calme, les empilèrent sur eux et brûlèrent le tout.

De tout ce convoi, ne survécurent que Matthéos, originaire de Arslanbeg — passé pour mort grâce au sang d’un de ses voisins qui avait maculé son visage —, et Kévork, originaire d’Ovadjek, qui avait reçu trois blessures. Au cours de sa fuite, ses blessures non soignées grouillaient de vers et il s’était écroulé à demi-mort devant une tente d’Arabes qui l’avaient soigné. Ces deux blessés sont revenus à Deir-Zor et sont restés un certain temps auprès du [commissaire] Nersès Kurdian.

D’après les informations fournies par Mouhammèd el-Ayachi, parent de Hadji Fadıl et natif de Deir-Zor, Zéki avait quitté Zor à 11 h et était rentré en pleine nuit à 3 h lorsqu’il était allé assassiner Chachian; il était accompagné par Mahmoud Tourki; il l’avait tué de ses mains dans Marat. Les compagnons [de Chachian] étaient un prêtre catholique de Marach, le R. P. Joseph Dekhsézian, un autre prêtre (de Zeytoun?), un vieil intellectuel et Lévon Sahaguian.

D’après une autre source, Toros Tchalkhatchian, de Tiflis, fut emprisonné à Zor en compagnie de Lévon Sahaguian et ils furent probablement assassinés ensemble.

Hadji Fadıl était associé avec Lévon. Ayant réglé ses comptes avec lui la veille de son arrestation, il savait que [Lévon Chachian] détenait des billets de banque de cinq livres anglaises. [Hadji Fadıl] avait également une créance à valoir de Zéki. Or, le lendemain du meurtre [de Lévon], Zéki remboursa son ancienne dette avec des billets de banque de cinq livres anglaises. D’où Hadji Fadıl a déduit que Lévon avait été assassiné et que son portefeuille était passé entre les mains de Zéki***.

Le kaïmakam Hadji Fadıl était inspecteur civil et protégea nombre d’Arméniens.

Du temps d’Ali Souad, un inspecteur civil arriva à Deir-Zor avec l’ordre de massacre. Mais Souad bey refusa et il fut démis de ses fonctions.

Zéki resta tranquille et silencieux pendant un mois, puis prit sa voiture et fila soudain à Ras ul-Aïn pour y récupérer les Tchétchènes du lieu, car il ne se fiait pas beaucoup aux Arabes. C’est avant de partir qu’il avait fait emprisonner les conscrits [arméniens recrutés par Noureddine].

Il avait télégraphié à Constantinople que les Arméniens du coin dirigeaient des commerces, étaient soldats, etc., et allaient organiser un massacre. Il fournissait ainsi au gouvernement des preuves et une justification [pour les actes à venir]. Mais, bien évidemment, tout cela avait déjà été décidé, avant même qu’il arrive à Zor.

Quand l’expédition des convois commença — il ne s’était pas encore rendu à Ras ul-Aïn —, il fit emprisonner près de six cents hommes dans la caserne. A son retour, il affirma à leurs familles et plus généralement aux déportés encore sur place qu’il s’était rendu à Souvar et Ras ul-Aïn pour préparer des lieux d’habitation permanents à leur intention; qu’il allait y faire construire des maisons; qu’ils allaient vider les lieux jusqu’à Cheddadiyé. Après quoi, il leur dit que tous ceux qui se rassembleraient dans le quartier de Salihiyé, [à l’ouest de Zor], échapperaient à toute sentence et recevraient une aide de l’ état. Les femmes ont fait valoir qu’elles n’avaient plus d’époux et que tous leurs garçons âgés de plus de sept ans [leur] avaient été pris. « Ne vous en faites pas, leur dit-il. Je vais tout d’abord y envoyer les hommes, afin qu’ils aident à la construction des maisons ». C’est avec ces boniments qu’il est parvenu à rassembler une grande partie des gens à Salihiyé qui se sont ainsi retrouvés privés de communications avec la ville.

C’est à ce moment-là qu’il [Zéki] fit annoncer aux crieurs publics que la ville étaient envahie de détritus et que cela pouvait provoquer des épidémies; qu’on leur avait octroyé comme lieux d’installation les régions de Cheddadiyé et de Ras ul-Aïn; que là-bas ils ne subiraient plus de privations; que ceux qui avaient de l’argent pourraient y contre leurs maisons et que pour les démunis le gouvernement s’en chargerait. Les crieurs annoncèrent en outre que tel ou tel jour, les gens de tel et tel quartier devraient se mettre en route et se préparent en conséquence. Il expulsa en tout premier lieu les Zeytouniotes de leurs foyers et les rassembla dans la rue, sous une pluie battante.

De l’autre côté du pont [de Deir-Zor], des Tchétchènes s’étaient rassemblés tels des fourmis, mais personne n’en savait rien, car la surveillance était sévère et il était interdit à quiconque de sortir [de son quartier]. Zéki avait également introduit dans la ville un groupe de Tchétchènes qui étaient chargés de garder sa résidence. Une ou deux semaines plus tard, des Arabes informèrent les Arméniens de ce que les Tchétchènes avaient été appelés pour les exterminer.

En l’espace de presque quinze jours, tous les Arméniens se trouvant dans la ville furent progressivement transférés de l’autre côté du pont. Seules celles qui avaient épousé un musulman ou qui servaient comme bonnes dans une maison musulmane purent rester. Les arabes locaux abritaient chez eux pas mal d’Arméniens et auraient pu en garder plus encore. Mais des fouilles extrêmement sévères furent effectuées et permirent de les découvrir. [Zéki] fit publier un ordre spécifiant que chaque Arabe n’avait le droit d’avoir qu’une femme [arménienne] comme épouse ou comme bonne et que ceux qui en abriteraient plus seraient traduits devant la cour martiale. Les restantes furent enregistrées. On donna un simple sauve-conduit aux bonnes, tandis que celles qui s’étaient mariées reçurent des documents les identifiant comme musulmanes. Par la suite, quand une femme arménienne était vue sur le marché, elle était immédiatement arrêtée et sévèrement interrogée. Si son nom n’était pas inscrit dans les registres, elle était transférée sur-le-champ de l’autre côté du pont. Nombre d’Arméniens sont cependant parvenus, en soudoyant [des gardiens], à faire fuir leurs épouses en ville, de l’autre côté du pont, vêtues à l’arabe.

Cette immense foule est restée un ou deux jours de l’autre côté du pont, puis a été envoyée, groupe par groupe, vers Marat. Les quelque six cents hommes emprisonnés dans [la caserne] de Kechla ont été sortis de la ville, enchaînés, et également expédiés à Marat où ils furent de nouveau internés.

Plus tard, ce sont les prisonniers de Salihiyé qui furent expulsés sous la surveillance personnelle de Zéki. Celui-ci veillait du reste lui-même sur chaque convoi, car il n’avait pas confiance dans les policiers et craignait qu’en se laissant soudoyer, ils ne laissent fuir ou ne libèrent des gens.

Quand Zéki prit ses fonctions, il fit distribuer une ration quotidienne de pain de 50 grammes à chaque orphelin. Peu après, il supprima cette aide, ce qui fit que les gamins se dispersèrent dans la ville et commencèrent soit à chaparder, soit à fouiller les décharges publiques pour trouver des restes de nourritures et manger. Zéki se vit donc obligé de les faire raffler une nouvelle fois. Il s’en est plus ou moins occupé pendant quelques jours, puis il leur a dit qu’il allait les envoyer ailleurs, dans un endroit où ils allaient pouvoir manger à leur faim ( bol bol ). C’est ainsi qu’ils les fit monter dans des voitures et les expulsa de la ville, jetant les uns dans le fleuve, d’autres dans des puits, ou brûla certains autres sur l’autre rive du pont, sur la ligne Marat-Souvar-Cheddadiyé.

Avant d’être expulsés de Zor, les six cents hommes enchaînés de Kechla furent fouillés. Parmi eux se trouvait Lévon Chachian qui, pour tuer personnellement Zéki, avait réussi à faire passer un pistolet grâce à son serviteur Mahmoud. Sans doute pensait-il que Zéki allait le faire venir auprès de lui pour un interrogatoire et qu’il aurait alors l’occasion de le tuer. Il s’agissait d’un pistolet minuscule. Nul ne sait comme Zéki apprit ce qu’il projetait de faire — peut-être n’avait-il que des soupçons ou ne songeait-il qu’à le dévaliser —, toujours est-il qu’il le fit tout d’abord fouiller. Le revolver fut découvert et Zéki donna l’ordre de tous les faire ligoter et de les mettre sous surveillance.

Il se raconte qu’à Marat ou à Souvar ceux-ci réussirent à se défaire de leurs liens, et que Lévon put s’enfuir. Que ce dernier envoya un Arabe de ses connaissances à Zor, auprès d’un prêtre syrien, le P. Bédros, pour qu’il lui envoie la somme qu’il avait laissée auprès de lui. Par peur, le prêtre affirma qu’il ne connaissait pas Lévon et n’avait jamais pris d’argent en dépôt. L’Arabe s’en retourna les mains vides. C’est alors que Lévon fut dénoncé et arrêté. Cette fois-là, Zéki se chargea personnellement de le tuer.

Durant les massacres de Souvar-Cheddadiyé, les hommes étaient généralement ligotés par groupes de dix personnes, puis fusillés par les Tchétchènes. Leur travail était complété par les Arabes de leur entourage qui utilisaient leurs propres armes.

Ceux qui jouèrent un grand rôle dans les massacres de Zor furent: le beledie de Ras ul-Aïn, Husseïn bey, et également ses deux fils, qui se trouvaient à Zor et participèrent directement aux massacres, le müdür de Souvar, cheikh Suleyman bey, le müdür de Cheddadiyé, Suleyman, le müdür de Hassitché, Eyoub Akhta et le Tchétchène Omar al-Hakim.

 

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 52-58.

** Note d’Andonian: «L’expédition de convois de Deir-Zor et de Marat vers Souvar continuait. Toute la route était encombrée par des foules de déportés. Quelques rescapés des convois précédents venaient leur raconter ce qui s’était passé, mais ils continuaient à marcher, écrasés par le destin, vers l’abattoir».

*** Un autre témoignage concernant l’assassinat de Lévon Chachian est conservé dans la même liasse: BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 35-37.

Lévon Chachian.

Lévon Chachian et ses compagnons furent tués un dimanche. Parmi ceux-ci se trouvait un homme âgé originaire de Constantinople, dont nous ignorons qui il était, qui avait des talents d’écrivain et que Lévon avait fait venir de Hamam où il séjournait. Au moment où eut lieu ce crime, les convois n’avaient pas encore été expédiés et il y avait beaucoup de monde à Marat, située à quatre ou cinq heures de route.
Lévon, dont les bras étaient attachés, injuria Zéki et lui dit: «Si tu es un homme, fais-moi délier les mains et tue-moi ainsi». C’est Zéki bey qui le tua en personne. Ce jour-là, il était accompagné de Mahmoud Tourki. Chachian y dirigeait un des bureaux de biens mis en dépôt et sa bonne situation matérielle lui permettait d’aider les déportés en toutes occasions. Quand les déportés de Konia apprirent, en arrivant à Meskéné, qu’il se trouvait à Zor, ils s’y rendirent au plus vite. Le bureau des biens mis en dépôt était adjacent à la maison de ville, de même que la demeure du sous-préfet.
D’après le témoignage de Mesrob Tachdjian, de Husseïnig (celui-ci travaillait dans le bureau des biens mis en dépôt), ils ne furent jamais soumis à un quelconque interrogatoire. Le groupe de Chachian était formé de quinze personnes escortées par cinq Tchétchènes et sept gendarmes. Ils avaient tous été ligotés, puis on les avait déshabillés en démontant leurs vêtements par les coutures. Ils les enlevaient ainsi pour ne pas les abîmer, puis ils les recousaient pour pouvoir les vendre.
Ils ont terriblement torturé Lévon effendi: ils lui ont arraché les dents avec des pinces, enlevé les yeux qu’ils lui mirent dans la main, lui ont coupé les oreilles et le nez, les testicules, lui ont enlevé à quatre reprises les chairs du postérieur avec des tenailles, lui ont découpé les poignets et il a enfin rendu son dernier souffle (cela se produisit vers Marat).
Après cela, ils ont arraché les poils de la barbe du prêtre originaire de Zeytoun. Ils les ont tous tués ainsi, en les torturant.Trois jeunes hommes furent gardés vivants. L’un d’eux, âgé de douze ans, fut emmené à Souvar.