RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Dipsi, Abouharar et Hamam

42 - KRIKOR ANKOUT

Les événements à Hamam, les méthodes de déportation*

Hamam est un petit village insignifiant situé sur une hauteur, dans le caza de Rakka, à cinq heures au nord de celle-ci, sur la rive droite de l’Euphrate. Se situant sur la route Alep-Rakka-Deir-Zor, il fut malgré tout, à l’époque des déportations, un des camps de transit [principaux]. Son nom reste attaché à l’histoire des déportations arméniennes. La plupart des convois de déportés originaires de la Turquie d’Europe — d’Andrinople, Malgara, Rodosto — et des vilayets de Hudavendigard, Kastamouni, Konia et tous les Arméniens de Cilicie passèrent, groupe après groupe, par ce camp pour aller vers Rakka et Deir-Zor, après avoir transité par Bab et Alep.

En guise de bâtiments officiels, il y avait à cette époque à Hamam un bureau des postes et télégraphes, un poste de surveillance et deux han pour les voyageurs de passage. Devant Hamam se trouve un vaste plaine où les tentes des déportés étaient dressées pour une halte de un ou deux jours.

Durant les années 1916-1917, les offensives anglaises contre Bagdad et la Mésopotamie avaient commencé. Pour ravitailler convenablement l’armée ottomane et faciliter les transports militaires, une «Armée de l’Euphrate» et une «Ligne de l’Euphrate» ont été instituées de Birédjik-Djaraboulous jusqu’à Deir-Zor et plus au sud. à cinq heures de distance les uns des autres, des postes de surveillance, des réserves de munitions et des stocks de nourritures furent établis. Hamam est également devenue l’un de ces postes de surveillance. Et comme il était prévu de recruter pour la construction de ces postes des déportés arméniens comme ouvriers et artisans, commença alors à se développer, notamment dans les convois de déportés expédiés vers le sud, une corruption considérable, des trafics de toutes sortes, l’enlèvement de femmes et de jeunes filles, les viols et les violences. C’est à cette époque que Deir-Zor commença à se transformer en abattoir pour les déportés arméniens. La pénible nouvelle se diffusait plus vite de jour en jour auprès de tous les déportés. Le spectre d’effroyables massacres se répandait. Hamam était la porte d’entrée de cette route vers le néant. Celui qui passait au-delà de Hamam et ne parvenait pas à entrer à Rakka, allait se retrouver dans l’abîme du néant, Deir-Zor.

Le commandant de la région militaire, Ghalib bey — C’est le gouverneur militaire, Ghalib bey qui fut nommé commandant de la Ligne de l’Euphrate allant de Meskéné à Deir-Zor. Il entama sa tâche en décidant de recruter des ouvriers et des artisans parmi les convois de déportés arméniens. Ce qui lui donna l’occasion de récupérer des pots-de-vin considérables. Ayant à l’esprit les horreurs de Deir-Zor, tous faisaient de la surenchère pour parvenir à soudoyer Ghalib bey, afin d’être autorisés à rester en famille à Hamam ou dans un des camps militaires: ils versaient environ cinq livres ottomanes par famille.

Après avoir pris ces dispositions, Ghalib bey s’est rendu à Djaraboulous, au siège militaire. Le commandant militaire de Hamam était alors le membre de l’Ittihad Ali effendi qui souhaitait à son tour plumer les déportés en leur proposant de les prendre comme ouvriers ou artisans du camp. Il s’est adjoint comme complice l’[ancien] gardien chef du camp d’Hamam, Artin d’Adabazar, Mihran de Bilédjik et le chef voiturier Hagop de Sivrihissar. Ils débutèrent leur entreprise après le départ de Ghalib, en commençant par les [occupants] des tentes préalablement enregistrés: ils ont exigé d’eux les sommes prévues et les ont obtenues en faisant valoir qu’ils allaient leur délivrer un vézika [sorte de passeport interne]. Ils ont également obtenu des sommes considérables des [occupants] des tentes restantes qui n’étaient pas inscrits, en leur promettant aussi de les enregistrer et de les extraire des convois.

En voyant qu’il ne profitait aucunement des pots-de-vin obtenus et des escroqueries accomplies par Ghalib bey, Ali effendi et ses complices, et que ces derniers ne lui avaient pas même cédé une part du butin, le commandant du poste de surveillance d’Hamam, le Tcherkès Isak çavuş, décida à son tour de profiter de la situation. Ses fonctions de commandant de poste lui donnaient un statut d’autonomie: il refusait du reste de reconnaître une quelconque prérogative au commandant militaire ou au commandant du camp. Qu’ils soient enregistrés ou pas, il projeta de déporter tous les Arméniens ou pour le moins de les menacer de cela. Ainsi, ceux qui avaient pu rester en soudoyant préalablement Ghalib, Ali et ses complices ont été contraints, cette fois encore, de jeter un morceau bien gras à cet insouciant et insatiable Isahak (sic) çavuş qui annonça que ceux qui ne pouvaient pas payer seraient déportés d’Hamam à Deir-Zor.

Ghalib bey rentra de Djaraboulous. L’instrument de ses escroqueries était le gardien Vartan, natif d’Adabazar, une créature des plus viles, un monstre qui assouvissait les passions de Ghalib en lui offrant nombre de jeunes filles et de femmes. Ghalib accorda un vézika à ceux qui allaient rester au cantonnement et confia à Vartan le soin de collecter l’argent — au minimum cinq livres or par tête. Quant à ceux qui devaient repartir vers Meskéné, au nord, ils ont dû verser de quinze à vingt, voire trente livres or. Après son départ à Meskéné, Ghalib ordonna à Ali effendi d’envoyer les personnes enregistrées destinées au cantonnement [de Meskéné] et les détenteurs de vézika. Ali effendi eut ainsi, une fois de plus, l’opportunité de récupérer des pots-de-vin auprès des gens en partance pour les laisser s’en aller. Les tentes des personnes enregistrées pour le cantonnement étaient dressées dans un coin à part, alors que les non-inscrits étaient quotidiennement expédiés [vers le sud] par le commandant du poste de surveillance, Isahak.

Fatih, müdür d’Aynisé. — C’était un jeune Turc d’à peine trente ou trente cinq ans, aux grands yeux [accentués] par un strabisme, d’où son surnom de Kör Müdür [«le müdür aveugle»]. Il avait alors été muté à Hamam en qualité de directeur du camp de déportés, avec pour mission d’organiser les convois à expédier, alors que nous apprenions avec perplexité la triste nouvelle des massacres de Deir-Zor. L’expédition des convois de déportés commença dans des conditions terribles de violence. Afin de retarder de quinze jours le départ des convois, Karnig Djènguéozian lui fit remettre une somme de cinquante livres or qu’il accepta en promettant de retarder le départ. Ne respectant toutefois pas sa promesse, le lendemain matin, de bonne heure, il fit expédier [les occupants] de deux cents tentes. Quant à Karnig, il lui fit saigner les doigts en le soumettant à une terrible bastonnade. Après une heure de route, ils tombèrent sur des brigands qui tuèrent trois des policiers, et le convoi retourna à Hamam. Le lendemain, ce convoi a cependant été remis en route. Constatant d’autre part qu’il n’avait pas eu droit à une part des pots-de-vin versés préalablement par les personnes enregistrées dans le cantonnement, il tenta d’expédier aussi ces dernières** et eut, de ce fait, quelques frictions avec le commandant de la garnison car il prétendait avoir des prérogatives pour choisir les artisans. Ils finirent néanmoins par se mettre d’accord pour partager entre eux les pots-de-vin exigés. Ils prélevèrent cinq livres or auprès de chacune des deux cents tentes concernées. Ils n’en déportèrent pas moins une bonne partie de ces gens et, afin d’éviter que les convois ne prennent la route passant en face de Rakka — cela aurait pu leur donner l’occasion de se réfugier dans Rakka —, ils les expédièrent par la voie Hamam-Sébka. Au moment de ces expéditions, les moyens de transport et les animaux manquaient. Les difficultés de tous ordres et les problèmes de transport avaient alors pris des proportions considérables. Chacun emportait sur son dos ce qu’il pouvait porter, laissant derrière lui les effets indispensables: lit, couverture ou tente.

Ces expéditions donnèrent à Fatih, aux autres fonctionnaires turcs et aux Arabes l’excellente opportunité de s’approprier par la force ou d’enlever des jeunes filles, des brus ou des femmes. Au reste, pour échapper à la déportation, nombre d’entre elles étaient obligées de céder leurs petites filles [ou] leurs jeunes brus à ces monstres. Tel un marchand d’esclaves, Fatih vendait aux uns et aux autres nombre des filles et des femmes qu’il détenait à profusion auprès de lui. Le chef des voituriers originaire de Césarée, hadji Hagop, fut le grand ordonnateur de ces malversations de Fatih. Il n’a lui-même pas moins assouvi ses instincts en attentant à l’honneur des filles et des brus de ses compatriotes, en les violant. Zéki, un chef de bande arabe venu d’Alep, [mais] originaire de Hamam, a également été un des collaborateurs de Fatih qui, dans ses conversations, ne tarissait pas d’éloges à son sujet: parmi ses nombreux hauts faits, [il faut signaler] qu’il viola huit jeunes filles d’affilée, et jusqu’à ces derniers temps, il gardait encore auprès de lui une jeune fille originaire d’Hadjen.

Ainsi, après avoir procédé à l’expédition des convois et allégé [le nombre des déportés], Fatih laissa [les occupants] de soixante à soixante dix tentes dans le cantonnement, en qualité d’ouvriers ou d’artisans, et s’en alla, laissant au commandant du poste le soin d’expédier les déportés encore présents.

Hakkı bey. — Après quoi, Hakkı bey arriva en qualité d’inspecteur des convois de déportés, projeta encore une fois d’expédier tous les déportés qui se trouvaient encore, de haut en bas, sur la ligne Alep-Djaraboulous-Hamam et encaissa à son tour des sommes colossales. Il laissa dans le cantonnement ceux qui payèrent. Ces derniers vécurent tranquilles un certain temps en travaillant aux constructions du camp, d’abord sans rémunération, puis contre un salaire [ tayin ].

Hakkı bey se rendit une seconde fois à Hamam. S’étant mis d’accord avec l’inspecteur militaire de Djerablous pour déporter tous les Arméniens travaillant à la construction des cantonnements, il prit pour complice un homme particulièrement mauvais prénommé Rassoul, avec ses collaborateurs de la tribu arabe des ébiréli, et comme entremetteurs le chef voiturier de Balıkessır Hagop Tournayan, Hadji Hagop de Sivrihissar et Mihran de Bilédjik. Hakkı bey consentit à laisser sur place dix à quinze familles du cantonnement de Hamam moyennant des pots-de-vin considérables. Il expédia les autres dans le désert, au village appelé Mourad. Il soutira également de nombre d’entre eux des cadeaux et leur octroya un vézika pour [séjourner] à Alep (Hakkı bey se rendit à la même époque à Rakka pour maltraiter, dévaliser et expédier dans les convois ses déportés. Mais le sous-préfet local et les notables arabes ne lui en donnèrent pas l’occasion. Pour parvenir à ses fins, Hakkı partit alors à Ourfa dont le préfet le laissa repartir bredouille. Ainsi s‘en retourna-t-il sans avoir pu mettre en œuvre son attaque).

Durant l’expédition de ces convois de déportés d’Hamam, Hakkı bey et son collaborateur Rassoul s’accaparèrent nombre de jeunes filles et de brus arméniennes. Rassoul faisait en outre une active propagande auprès des Arabes locaux et des fonctionnaires les encourageant à prendre autant qu’il leur était possible des filles et des brus comme servantes ou comme épouses.

Ainsi, Hakkı bey nettoya une fois de plus, de long en large, tous les déportés arméniens d’Alep à Deir-Zor qui, venant du nord par convois, passaient alors par Hamam, soumis aux souffrances les plus extrêmes, à la famine et à la violence des gendarmes.

Un autre des projets de Fatih. — Durant un temps à Rakka, puis à Aynisé, le müdür d’Aynisé, le sus-mentionné Fatih, se complut dans les jouissances, tel Sardanapale, avec les jeunes filles et les brus arméniennes qu’il avait récupérées. Durant l’expédition des convois, Hakkı bey était venu à plusieurs reprises à Hamam en comptant bien à chaque fois s’accaparer de nouvelles richesses. Mais cette fois-là, son action se révéla bénéfique pour les déportés. Disons, entre parenthèses, que Fatih était un homme qui était allé à l’école et était plus ou moins lettré, s’enorgueillissant devant ses victimes arméniennes de la qualité des poésies qu’il avait rédigées au sujet des souffrances endurées par les Arméniens. Ayant pour projet d’embellir Aynisé, il demanda à Hakkı bey de lui donner un groupe de déportés et réussit à le convaincre de cela: il récupéra soixante à soixante dix tentes de gens pour la plupart originaires de Hadjen et de Marach pour les amener à Aynisé. Pour réussir dans son projet et éviter d’exciter la population arabe d’Aynisé par le fait qu’il allait installer parmi eux des Assorani [= des Syriens jacobites auxquels les Arabes locaux assimilaient tous les chrétiens], il proposa aux déportés d’accepter, pour la façade, de se convertir à l’Islam, de changer de nom, ce qu’ils firent effectivement. Il les amena donc à Aynisé, leur distribua la généreuse aide octroyée par le gouvernement et les déportés commencèrent, par leur travail et grâce à l’abondance des produits locaux, à vivre beaucoup plus tranquillement et en sécurité. Fatih était grand amateur d’alcool de mastic [= oghi, ouzo, rakı]. à Rakka, il avait du reste noué des relations amicales avec bien des Arméniens. Une fois, alors que la conversation roulait sur ces déportés qu’il avait emmenés, il dit qu’il avait agi ainsi pour plusieurs raisons et par prévoyance: «Si les Turcs sortent victorieux de la guerre, j’aurai contribué à l’islamisation de tant d’Arméniens et j’aurai gagné l’honneur d’avoir embelli Aynisé. Si l’Entente gagne et libère les Arméniens, je serai honoré pour avoir sauvé et fait vivre autant d’Arméniens. Enfin, j’aurai accompli d’un point de vue humain, en sauvant, ne serait-ce que ce petit groupe, d’un massacre aussi monstrueux, une bonne action devant l’humanité».

Les derniers rescapés de Hamam. — Il ne resta plus finalement que huit à dix familles, dont trente à trente-cinq personnes furent admises comme ouvriers du cantonnement [menzil amélé] ou comme artisans et travaillaient aux constructions. L’an dernier, en 1918, quand les Russes se retirèrent d’Arménie et que l’armée ottomane avança pour reconquérir la région, face à la résistance des Arméniens, le projet de procéder encore une fois aux massacres des Arméniens se trouvant encore en Turquie, notamment les déportés, prit corps et des ordres furent envoyés, demandant cependant d’attendre une seconde ordonnance [avant leur mise en œuvre]. Quoi qu’il en soit, Hamam subit également les contrecoups de cela et le commandant du cantonnement, le capitaine Férid bey, avait attendu impatiemment l’arrivée de cet ordre et avait dit: «Même si l’ordre arrive en pleine nuit, je l’appliquerai immédiatement, la nuit même, aux infidèles [ giavur ] restants». Il se comportait alors avec la plus grande sévérité à l’égard des ouvriers arméniens. Une fois, sous le prétexte qu’ils auraient manqué à leurs devoirs, il les rassembla tous, bastonna certains d’entre eux et insista pour faire fusiller l’un d’entre eux. Il exitait également les soldats turcs en leur donnant à lire le livre intitulé Ermeni çetelerin melazimi [ La résistance des irréguliers arméniens ] et hurla à la face des Arméniens: «Ils ne vous ont pas massacrés ou tués pour l’instant, n’êtes-vous pas satisfaits de cela? Je m’étonne qu’ils vous aient laissés vivants jusqu’aujourd’hui». Fort heureusement, il ne conserva ses fonctions que durant une brève période, tandis que le capitaine précédant, Hilmi bey, s’était comporté avec beaucoup de bienveillance à l’égard des Arméniens. De la même manière, le dernier capitaine [qui lui succéda], Halim bey, était correct avec les Arméniens, quoi qu’il conservât également dans les environs de sa maison quelques jeunes filles et brus arméniennes dont il abusait pour son plaisir.

à présent, il me revient, comme une part des devoirs m’incombant, de mentionner, parmi les quelques Arméniens [rescapés], les jeunes fils de Simon effendi Onbachian — un pharmacien originaire de Banderma —, Hagopig Onbachian, qui était âgé d’à peine vingt ans, et son frère édouard, qui avait tout au plus seize ans, qui, dès le début, par leur comportement charitable et civique, furent continuellement utiles aux déportés arméniens en soignant gratuitement nombre de malades et en leur offrant des médicaments. Durant les massacres de Deir-Zor, ils hébergèrent, entourèrent et protégèrent toujours les rescapés qui avaient échappé aux massacres et fuyaient vers le nord, puis, leur ayant fourni des provisions, les remettaient en route. Ils ont également sauvé nombre de personnes expédiées dans les convois spéciaux et facilité leur évasion. Et en tout dernier lieu — ainsi que nous allons le raconter un peu plus bas —, M. Hagopig s’étant acquis l’amitié et la confiance de cheïkh Mouhammèd Faradji, il sauva la vie des [derniers] déportés d’Hamam.

Après la chute d’Alep, toute la région subit des bouleversements. Les Enazés, notamment, étaient en pleine effervescence. En commençant par Alep, ils avaient coupé les lignes télégraphiques et détruit les postes militaires. En tant que station importante, Hamam ne pouvait également pas rester à l’abri des actions de ceux-ci. C’était à la fin du mois d’octobre. Quelques cavaliers énazés sont venus jusqu’au poste; ils ont amené le pavillon du croissant rouge de l’hôpital; ils l’ont rayé; ils ont déclaré qu’ils allaient le mettre en lambeaux; ils ont cassé le mât du drapeau, puis l’ont attaché à leurs chevaux avec des cordes. Le capitaine du cantonnement n’osa pas protester en voyant ce qu’ils faisaient et dit: «Ce sont les fils sauvages du désert. Que peuvent-ils comprendre à des affaires de drapeaux». Deux jours plus tard, ils sont partis, [mais] le 25 octobre le chef de leur tribu, cheïkh Suleyman est arrivé avec une escorte nombreuse de cavaliers, est descendu au poste militaire et a exigé qu’on lui remette les clefs des réserves. La veille, les soldats du cantonnement s’étaient déjà enfuis vers Rakka, de même que le commandant du camp, Isak çavuş, avec ses gendarmes mangeurs d’Arméniens, et le mudir du canton ( nahiye ), qui avaient filé précipitamment vers Rakka. Le capitaine remit sagement les clefs au cheïkh qui s’empressa de vider les réserves. Il fit transporter par chameaux ou bateaux les réserves alimentaires considérables [qui s’y trouvaient]: des dizaines de milliers de mesures de blé, d’orge, etc.

Les énazés ont en outre attaqué les déportés arméniens qui étaient dans un han clos et entrepris un pillage en règle. Le chef de la tribu arabe voisine des élvélis, cheïkh Mouhammèd el-Faradj, qui était accouru avec ses fils pour protéger le cantonnement contre les énazés, ne parvint pas à les mettre à la raison. M. Hagopig avait auparavant obtenu de ce cheïkh la promesse de protéger les Arméniens contre une attaque des énazés. Devant l’insistance d’Hagopig et les pleurs et les cris de la population, il dégaina son sabre, fonça sur les énazés et, en se battant héroïquement, réussit à sauver les Arméniens de leurs griffes. Dans ces circonstances, un massacre et des enlèvements auraient été inévitables [sans son intervention]. Cheïkh Mouhammèd rassembla ainsi les déportés arméniens d’Hamam — environ quatre vingts personnes — et les amena, sous sa protection, dans son village, à Saf-Safé, sur les rives de l’Euphrate, où il hébergea et nourrit les déportés en leur offrant du pain, de la viande et du pilav. Comme c’était la période de récolte du blé blanc, il donna du travail aux gens jusqu’à leur départ pour Alep, soit trente à quarante jours durant lesquels il leur offrit un moyen de subsistance.

Lorsqu’Alep est tombée, le cheïkh et M. Hagopig sont venus en ville pour y trouver les moyens de transporter à Alep ces gens. Ils s’adressèrent au préfet Chérif et au commandant britannique, qui ne leur suggérèrent que des demi-solutions. Quant aux cercles nationaux [arméniens] et à la prélature, elles firent preuve d’encore plus d’indifférence et le cheïkh et Hagopig sont rentrés bredouilles. Quand un sous-préfet envoyé d’Alep arriva à Rakka, on lui adressa un messager et des gendarmes envoyés par le sous-préfet sont venus et ont, à la fin du mois de Novembre, escorté cette poignée de déportés jusqu’à Alep.

Escroqueries financières à Hamam. — De temps en temps, la prélature d’Alep adressait des secours financiers aux déportés, le plus souvent grâce aux voituriers arméniens, notamment par le cocher originaire de Dört-Yöl Hagop, qui avait une réputation d’honnêteté. En une occasion, la prélature remit une somme de deux cents livres or au voiturier Vartivar d’Hadjen pour qu’il les amène à Hamam. Toutefois, celui-ci encaissa la somme, acheta des charrettes pour son compte personnel et envoya un convoi de véhicules. Ce n’est que bien plus tard que son escroquerie se révéla, mais personne ne fut en mesure de lui faire rembourser la somme [volée].

* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 29, Hamam, ff. 1-5.

** Note de l’auteur: Ceux qui parvenaient à s’évader durant la nuit enduraient, en cours de route, bien des souffrances, comme d’être pillés ou tués par des Arabes.