RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Meskéné

37 - ARAM ANDONIAN

Les journaux vivants: les orphelins*

Dans le désert, nous avions un moyen encore plus sûr de faire circuler les informations, lorsqu’il était indispensable d’établir des communications avec les camps les plus éloignés. Dans ces cas là, un nouveau type de bulletin voyait le jour: un journal vivant qui portait les nouvelles en marchant, allait et trouvait ceux qui n’étaient informés de rien, recueillait leurs réponses et revenait à nous.

Ce sont les orphelins du camp de Meskéné qui jouaient ce rôle de journaux vivants. Il n’était pas possible de tous les employer: il y en avait certains, particulièrement débrouillards, qui parvenaient, en six jours de marche, à aller jusqu’à Deir-Zor, et à revenir auprès de nous, en six autres jours, en ramenant les réponses ou les informations échangées avec eux.

Sur la peau de ces gamins, la crasse avait habituellement formé une seconde peau. Nous leur lavions le dos avec soin, ce qui nécessitait parfois un long labeur, puis nous inscrivions au stylo à plume, en gros caractères, ce qui était nécessaire sur la partie propre de leurs corps, avant de tapisser le tout de terre ou de cendre jusqu’à ce que le texte ne soit plus visible. Après quoi, leur ayant fourni un peu de nourriture, nous les mettions en route.

En principe, un garçon aurait pu aller et venir à Deir-Zor en neuf ou dix jours. Mais en fait le voyage durait en général quatre à cinq jours de plus, car ils devaient s’arrêter dans les autres camps de déportés arméniens ou auprès des campements arabes pour mendier leur nourriture.

Ces petits étaient d’authentiques héros. Il leur était recommandé, en cas de danger, de se jeter à l’eau pour effacer ce qu’ils portaient sur le dos, mais il ne leur fut jamais nécessaire d’en arriver là.Ils ont tous accompli leur tâche de manière extraordinaire. C’était en général Krikor Ankout qui écrivait de sa main [ce type de bulletins]. Jusqu’à ce que Chachian** soit victime des massacres de Deir-Zor, c’est par ce moyen que nous recevions régulièrement des informations au sujet des préparatifs de ce gigantesque massacre.

Ces petis héros restaient parfois des jours entiers sur les routes sans manger. Nous ne pouvions pas leur fournir toute la nourriture nécessaire à leur départ de Meskéné, car ils auraient ainsi pu attirer l’attention. Il eût été en effet surprenant de voir un orphelin circuler avec des provisions pour cinq ou six jours sur ce genre de routes, où on remarquait habituellement beaucoup d’entre eux errant, tenaillés par un manque de nourriture de plusieurs jours.

Quel que soit l’endroit où nous les déléguions, ils nous ramenaient par ce moyen des réponses ou de nouvelles informations de Zor ou d’autres camps. C’est Lévon Chachian qui avait inventé ce système. Il nous avait tout d’abord envoyé des orphelins porteurs de petits morceaux de papier qui étaient logés sous leurs testicules. Mais les feuillets ne restaient pas bien en place et tombaient souvent. Par la suite, il fit un nouvel essai en coinçant les feuilles roulés entre la lèvre supérieure et la gencive, mais le papier arrivait très mouillé et il était souvent impossible de lire une bonne partie du texte. Il avait finalement trouvé le moyen [dont nous avons parlé] qui s’était révélé très sûr jusqu’à son meurtre.

[A.] Andonian

* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52bis, La ligne de l’Euphrate, Meskéné, ff. 91-92.

** Note d’Andonian: «Au sujet de Lévon Chachian, voir l’ouvrage de Théodig, Hichadagaran Abril 11-in (Mémorial du 11 avril), [Constantinople 1919], p. 43 et la note de la p. 178.