RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Meskéné

29 - ARAM ANDONIAN

Une statistique lugubre concernant Meskéné*

Sur la page suivante se trouve collé un feuillet qui comporte deux brouillons de lettres de la main du müdür du camp de Meskéné, le Tcherkès Husseïn Avni effendi. Ces deux documents officiels sont adressée à la Sous-direction des déportés d’Alep. La première concerne un cas de vol et annonce l’arrestation du voleur. Ce document n’a pas un très grand intérêt et ne prouve pas que tous les Arabes qui pillaient les déportés étaient également arrêtés. Les arrestations étaient formelles et duraient jusqu’à ce que le voleur accepte de céder une partie du fruit de son larcin à ceux qui l’avaient arrêté.

Le second document officiel de ce même feuillet est d’une nature beaucoup plus dramatique. Il montre que Husseïn Avni effendi évaluait le nombre des déportés expédiés par son administration au cours de l’année, entre avril 1915 et avril 1916, à 28 834 personnes. Celles-ci étaient envoyées vers Deir-Zor.

Du témoignage même de Husseïn Avni effendi, le chiffre officiel des Arméniens morts ici, au cours de cette même année, du typhus, du choléra, d’autres maladies ou de faim était estimé à 80 000, quoique le chiffre véritable fût beaucoup plus important que les fameux çele [bâtons sur lequels on pratiquait des entailles pour mémoriser des chiffres] tenus par le chef fossoyeur (mezarce başi) ne l’indiquaient. Cet homme était parfaitement analphabète et se contentait de faire une encoche sur ses tchélés pour chaque cadavre qu’il récupérait. Nombre de personnes ont appris par lui que le nombre de cadavres simplement enterrés n’incluait pas celui de ceux qui avaient été expédiés dans l’Euphrate: approximativement 100 000 personnes au bas mot**.

En admettant que le chiffre officiel soit exact, il en ressort qu’au cours des années 1915-1916 sont passés par Meskéné en tout premier lieu les 80 000 morts recensés, puis les 28 834 personnes expédiées et, enfin, les 2 100 déportés y subsistant encore en avril 1916, soit un nombre total de 110 934, chiffre important pour ce seul camp de concentration. Il ne faut pas oublier que les 28 834 personnes expédiées vers Deir-Zor ont pratiquement toutes été massacrées sur la route ou au cours des tueries de Zor, et que d’autre part les 2 100 déportés présents à Meskéné en avril 1916 ont également été, peu après, pour une part expédiés à Zor au cours du bref, mais sanglant, passage comme müdür de Husseïn Kör, et pour une autre part ont péri au cours de l’hiver 1917, qui fut particulièrement rude.

Ce document officiel m’a été remis à Alep par l’ancien müdür de Meskéné, Husseïn Avni effendi auquel, après la prise de la ville par les Anglais, j’avais fait tout spécialement dire par un fonctionnaire de la Régie de Bab, Karékin Eghparian, qu’il vienne sans faute me voir à Alep en apportant avec lui tous les documents officiels qu’il détenait auprès de lui. [A cette occasion], Eghparian effendi m’avait plus particulièrement prié de faire tout mon possible pour éviter que Husseïn Avni ne soit ennuyé. Il me dit alors qu’il avait été le plus bienveillant des fonctionnaires locaux, que sa femme tout particulièrement s’était révélée un ange bienfaiteur qui ne cessa jamais d’aider les déportés de Mounboudj, même dans les circonstances les plus risquées, qu’il était au courant de cela et qu’il n’avait jamais interdit à son épouse d’accomplir le bien, lui recommandant toujours de se conduire avec prudence.

Je lui répondis que j’étais resté des mois entiers à Méskéne au cours de la période où y officiait Husseïn Avni et qu’en effet je n’avais jamais observé d’actes de sauvagerie de sa part, que j’avais toutefois un reproche à lui faire concernant le fait qu’il n’interdisait pas ou ne punissait pas les cruautés accomplies par les quelques policiers et notamment le chef des matons et les matons ( bekci başi et bekci ) qui encadraient les convois. Ceux-ci étaient tous arméniens et l’aidèrent grandement, par leurs actes, à justifier ses exigences pécuniaires [à l’égard des déportés]. Je n’ai pas caché à Karékin effendi que nous fournissions quotidiennement des informations aux Anglais concernant les crimes commis au cours de la guerre par les fonctionnaires turcs, kurdes ou arabes. Je lui ai [cependant] promis de ne donner aucun témoignage négatif à son sujet lorsque je présenterais ma déposition, à condition qu’il vienne sans faute me voir à Alep pour éclaircir un certain nombre de points et m’apporter tout document concernant les déportés arméniens qu’il aurait pu conserver auprès de lui.

Husseïn Avni vint effectivement me trouver. Nous avons longuement parlé et il m’a révélé ce jour là pas mal de faits que j’ai pris par écrit. Mais concernant des documents officiels, il m’a dit qu’il ne pouvait malheureusement pas me satisfaire. Il m’a alors confié qu’après l’expédition du convoi bien connu des orphelins, lorsque Hakkı bey était rentré à Meskéné, il lui avait ordonné de partir immédiatement pour Alep en prenant avec lui tous les documents officiels; qu’il avait effectivement apporté ces papiers à Alep et les avait transmis à la Sous-direction des Déportés; que le document présenté ici n’était resté que par le plus pur des hasards dans un de ses carnets de poche et n’avait donc pas été transmis à l’administration. Il ajouta que c’était le seul papier en sa possession et me le confia.

J’ignore s’il était alors véritablement sincère. Mon sentiment fut qu’il ne mentait pas. Du reste, il avait une peur bleue qu’un malheur lui tombe dessus et s’il lui était vraiment resté un document, il me l’aurait transmis.

* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52b, La ligne de l’Euphrate, Meskéné, ff. 65-67.

** Note d’Andonian: Du témoignage même de Naïm bey, le mudir de Meskéné, Husseïn effendi, fit expédier vers Zor plus de 100 000 déportés. Il disait qu’au bas mot il s’était fait un gain de 4000 livres/or au cours de cette période.