RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Meskéné

28 - GOURDJI ANANIAN, DE MARACH

Sur la route de Meskéné*

En juin 1915, je me rendais de Marach à Ayran pour y rendre visite à mon fils lorsque je fus témoin de la déporation des Arméniens d’Ayran1. Lorsque les gendarmes m’ont vu arriver, ils m’arrêtèrent et, après m’avoir bien bastonné, me mêlèrent à la population qui allait être déportée. C’est ainsi que nous sommes partis pour Deir-Zor, via Meskéné. Au cours du voyage, les gendarmes extorquèrent pas mal d’argent des déportés pour qu’ils les escortent sans violence. Les Turcs de Marach attaquèrent cependant le convoi tout près de la ville et pillèrent pas mal de biens sous les yeux des gendarmes. Je pense qu’ils s’étaient mis préalablement d’accord pour partager par la suite le butin entre eux. Lorsque nous nous sommes approchés de Birédjik, ils ne nous ont pas autorisés à entrer dans la ville et nous ont menés dans un village des environs, à Boz-Ali, où nous sommes restés un mois. Par la suite, d’autres gendarmes nous ont pris en charge et amenés à Meskéné dans la perspective de nous pousser vers Zor.

Moi-même et trente-quatre autres personnes nous sommes enfuis discrètement pour rejoindre Alep. Après un jour de marche, nous sommes parvenus dans un village arabe, dont l’un des autochtones, comprenant que nous étions des fuyards, nous promit de nous emmener à Alep si nous [acceptions] de lui donner de l’argent. Nous avons alors rassemblé une somme assez importante et la lui avons remis. Nous devions prendre la route le lendemain matin, mais lorsque l’aube se leva, d’autres Arabes du village sont arrivés et ont commencé à piller nos effets. Ils voulaient même nous fouiller pour prendre l’argent que nous avions sur nous. Toutefois, l’Arabe que nous avions rétribué la veille arriva sur ces entrefaites et, écartant les autres, commença à nous guider vers Alep, ainsi qu’il nous l’avait assuré.

Bien évidemment, il nous était impossible d’avancer par la route. L’Arabe nous faisait passer par des lieux déserts et nous ne savions pas exactement vers où nous allions. Soudain, un groupe armé de gourdins et de poignards, comme sorti de terre, nous attaqua. Il s’agissait de la population du village [où nous avions passé] la nuit, laquelle acheva le pillage du matin en tabassant de surcroît nombre d’entre nous et en enlevant les quelques filles et une bru nouvellement mariée qui étaient parmi nous. Elles nous furent rapidement rendues, souillées et dans un état épouvantable.

Cette épreuve surmontée, nous nous sommes remis en route, toujours guidés par le même Arabe qui s’était contenter de feindre de s’opposer aux assaillants. Nous étions épuisés, certains restaient à la traîne et nous nous perdions de vue. Les enfants étaient portés par leurs pères. Je ne me souviens plus du temps pendant lequel nous avons avancé dans ces conditions. Sans doute nous étions-nous approchés de la chaussée, car deux gendarmes à cheval, qui escortaient un groupe de vingt déportés vers Meskéné, nous aperçurent et commencèrent à crier de nous arrêter tout en tirant quelques coups de fusil. Une fois près de nous, ils nous frappèrent avec des fouets. Et tout en nous tapant sans ménagement, ils dirent: «Bande d’infidèles [ guiavour dans le texte], vous vous enfuyez encore vers Alep». Ces gendarmes nous mêlèrent aux déportés qu’ils escortaient et nous ont ramenés à Meskéné, où nous sommes arrivés dans un sale état, complètement épuisés, affamés et assoiffés.

Je me suis enfui une nouvelle fois et, après m’être caché un certain temps, je choisis au petit bonheur la chance une route pour aller à Alep. Après avoir marché des heures, j’ai rencontré une caravane à laquelle je me suis joint jusqu’à un caravansérail. Elle descendait à Meskéné et on m’avait proposé de m’y emmener. J’ai refusé et suis resté devant le khan, sans leur dire que je m’étais moi-même déjà enfui de Meskéné. Au khan, j’appris qu’il y avait dans les environs un moulin; j’ai voulu m’y rendre, en espérant que je pourrais rencontrer d’autres Arméniens, mais je n’ai pas réussi à trouver le moulin et je me suis couché près d’un cours d’eau. Au matin, alors que j’étais encore endormi, des Arabes sont venus me réveiller en me donnant une bonne raclée. Me croyant sans doute mort, ils s’en allèrent après m’avoir jeté à l’eau. Je suis difficilement parvenu à sortir de l’eau, puis j’ai repris mon chemin péniblement. Je ne savais pas où j’allais. Après avoir lentement marché pendant des heures, je suis parvenu dans un village arabe, mais on ne me laissa pas entrer et on m’arrosa de pierres pour que je m’éloigne. Je suis allé m’étendre dans un champ, dans les environs, dans un état d’épuisement total et très assoiffé. Fort heureusement, un muletier arabe qui passait me vit et, voyant que j’étais déshydraté, me chargea sur un âne et me déposa auprès d’un bassin, d’où il tira lui-même de l’eau, me fit boire, puis s’en alla. Je suis resté ainsi deux jours et deux nuits avant de trouver un autre bassin, mais j’étais si affaibli qu’au moment où je tentais de m’approcher de l’eau, je suis tombé dedans. Plus tard, des bergers qui venaient se désaltérer me virent dans le bassin et me demandèrent ce que je faisais là. Je leur répondis qu’on m’y avait jeté et que je ne pouvais pas bouger. Ils m’aidèrent alors à sortir et m’indiquèrent une route, en me disant qu’en suivant cette direction j’atteindrais un village. J’ai mis beaucoup de temps avant d’arriver à ce village, car je n’avais plus d’énergie. Là, un Arabe bienveillant me donna à boire une soupe chaude, puis, le repas terminé, me suggéra de ne pas rester et de partir. J’étais cependant incapable de reprendre la route. Il insista une fois de plus pour que je parte, en me disant que cela finirait mal dans [le cas contraire]. Il avait raison, car bien vite d’autres Arabes arrivèrent, me chargèrent sur un âne et allèrent me jeter dans un trou semblable à une fosse de cimetière. Ils m’y enfoncèrent dans la bouche de la bouse séchée, en me disant, hilares: «Mange, mange, c’est bon». Puis ils commencèrent à me recouvir de terre pour m’enterrer vivant. J’ai alors commencé à hurler, avec les dernières forces qui me restaient. Sur ces entrefaites, une femme arriva, les réprimanda sévèrement et les empêcha d’achever leur infernal projet. «Nous avons, dirent les Arabes, reçu l’ordre de tuer les Arméniens qui fuient les camps».

La femme réussit finalement à les éloigner en partant avec eux. Ils n’avaient heureusement pas eu le temps de jeter beaucoup de terre et j’ai pu m’extraire du trou et m’éloigner lentement. Un Arabe qui me rencontra peu après me demanda si j’étais «ermèn». Je ne lui pas caché que j’étais arménien. Puis il m’a demandé si j’avais de l’argent. Sur ma réponse négative, il me dit lui aussi qu’un ordre avait été diffusé exigeant d’eux qu’ils tuent les fuyards arméniens. Après s’être persuadé que je n’avais rien à lui donner, il me laissa sur place et reprit son chemin.

Je ne sais plus combien de temps j’ai passé sur les routes. J’ai rencontré des villages et je vivais en mendiant. Certains me bastonnaient, et d’autres, ayant pitié, me donnaient un peu de tan (lait caillé dilué dans de l’eau) et un morceau de pain sec. Un jour, alors que j’étais péniblement parvenu au sommet d’une colline, voyant arriver un groupe de cavaliers arabes, je me mis à terre pour ne pas être vu. Mais ils m’avaient déjà aperçu. De l’endroit où j’étais couché, je pouvais voir leur chef qui donnait un ordre à deux d’entre eux qui poussèrent leurs chevaux jusqu’à moi. «Lève-toi, me dirent-ils, l’effendi te réclame». J’ai collé au sol par la peur et je refusais de me lever. Un cavalier descendit de cheval, me leva par le bras et me dit pour me rassurer: «N’aie pas peur, l’effendi n’est pas un gendarme». L’autre cavalier mit également pied à terre et ils m’emmenèrent auprès de leur chef en me tenant chacun par un bras. Celui-ci me dit: «N’aie pas peur, ce sont mes hommes, ils ne te feront aucun mal». Je suis alors tombé à ses pieds et je l’ai supplié, au nom de la tête du roi, de me ménager et de me faire parvenir à Alep où se trouvait ma famille. «Que la tête du roi se redresse, dit-il, [et] que tous les soldats crèvent. N’est-ce pas à cause d’eux que toutes ces horreurs ont lieu».

C’est grâce à cet homme que je suis parvenu à Alep où je suis resté alité quarante jours à l’hôpital national [arménien] ( millet hastahanesi ).

*Note d’A. Andonian: C’est Gourdji Ananian, de Marach, qui m’a donné les informations suivantes à Alep, où il était parvenu, après bien des difficultés, à se réfugier. Andonian

1) Village situé à l’ouest de Marach.