RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Bab, Lalé et Téfridjé

8 - ARAM ANDONIAN

Bab*

Les premiers déportés qui arrivèrent à Bab étaient des Zeytouniotes — au total cinquante-deux familles. Peu après, des [Arméniens] d’Alep, de Dört Yol, d’Hadjın et d’Hassan Beyli furent expédiés groupe par groupe. à partir de la fin du mois de mai 1915, Bab devint un camp de déportés arméniens.

L a population de Bab accueillit très mal ces déportés arméniens. Ceux qui avaient été expédiés d’Alep vivaient hors de la ville, dans des tentes noires mises à disposition par les autorités et étaient dans une situation intenable, soumis aux outrages des adultes et des enfants. En ce temps-là, il était impossible, sans prendre une bonne bastonnade, de pénétrer dans le marché sous le moindre prétexte. Quand les Arabes voyaient un Arménien, ils le bastonnaient immédiatement avec des bâtons ou avec les fruits mis en vente devant les boutiques.

Le terme d’ Ermen [=Arménien] avait auprès d’eux une signification particulièrement irrespectueuse et triviale. Au mois de juin 1915, je crois, sur ordre du préfet d’Alep, un curé originaire de Killis et un pharmacien de Dört Yol, destinés à aller aider les Arméniens se trouvant dans la région de Ras ul-Aïn, arrivèrent d’Alep et séjournèrent dans le khan. Nous sommes allés leur rendre visite en compagnie d’un prêtre se trouvant avec nous à Bab, le P. Zavèn. Ils exprimèrent le souhait de rencontrer le sous-préfet et nous les accompagnâmes. Notre trajet [nécessitait] de passer par le marché. En y arrivant, la situation changea soudain: les Arabes commencèrent à nous jeter des concombres. Fort heureusement, un des sous-officiers municipaux est apparu à ce moment-là et est parvenu à les calmer.

Nous ne comprenions pas pourquoi la population manifestait autant de haine à l’égard des Arméniens, d’autant que nous savions que les Arabes étaient également porteurs d’idéaux nationaux et que, même s’ils n’étaient pas nos compagnons d’infortune, ils auraient au moins dû partager nos idées.

Les habitants de Bab considéraient les Ermen avec un regard si noir que, bien souvent, même les femmes les déshonoraient en leur crachant dessus lorsqu’elles en croisaient sur leur chemin.

Après avoir vécu pendant un bon moment sous des tentes, grâce au sous-préfet, quelques foyers purent enfin s’établir en ville en qualité d’artisans. Un ordre serait venu d’Alep, demandant que, parmi les déportés envoyés à Bab, vingt-cinq à trente familles d’artisans soient établies dans le centre de la ville, et que le reste soit expédié dans les villages, en fonction de leur importance respective, par deux, cinq, dix ou douze familles.

Le sous-préfet fit exactement cela. Il fit venir dans la ville les artisans qui devaient s’y établir et envoya dans les villages ceux qui devaient y aller. Quant aux familles établies dans des maisons en ville, elles avaient bien du mal à vivre tranquillement dans leurs foyers sans avoir la protection d’une personnalité de leur quartier. Les gamins de la rue bombardaient de pierres leurs maisons jusqu’au soir. Blesser à la tête ou casser des vitres étaient choses très courantes. Des centaines de pierres pouvaient s’empiler dans une maison jusqu’au soir. La nuit venue, il fallait aller les déverser dans un endroit aussi éloigné que possible. Le lendemain, les mêmes choses continuaient. Cette situation se prolongea, peu ou prou, jusqu’à la fin.

Au début de juillet 1915, la population d’un village des environs de Marach (Déongélé) dans sa totalité arriva à Bab. Ils vivaient en dehors de la ville. Il ne restait plus alors d’autres déportés hors des murs. Les artisans étaient dans la ville et les autres avaient été expédiés dans les villages. C’est à cette époque qu’une rumeur commença à circuler au sujet de brigands zeytouniotes qui auraient attaqué un village turc proche de Killis et massacré des gens. La population de Bab avait été particulièrement excitée en apprenant cette nouvelle. Un véritable massacre des Arméniens se trouvant à Bab se préparait alors. Excités, les Arabes attaquèrent pour la première fois les tentes des gens originaires de Déongélé. L’attaque avait débuté avec seulement des pierres et des bâtons. Même les femmes participaient à l’assaut. Les originaires de Déongélé leur répliquèrent avec une bravoure digne de tous éloges.

Courroucé, le commandant de la gendarmerie se rendit immédiatement auprès du P. Vahan. Malgré le comportement des plus barbares [de la population locale], non seulement il fit porter la responsabilité [des événements] à cette paisible population, [mais il reprocha aussi] à ces gens d’avoir montré d’excellentes aptitudes [dans leur défense], et attribua aux Arméniens la responsabilité [des faits]. Il hurla devant le khan qu’il y avait, paraît-il, des brigands arméniens dans les environs de Killis et que cela avait excité la population; qu’un incident s’était produit à Killis et que ces malheureux déportés, qui avaient été séparés de leurs foyers et attaqués dans leurs tentes, devaient endurer la punition en découlant à Bab.

Finalement, le sous-préfet et une escouade de gendarmes arrivèrent. Quatre à cinq bœufs [appartenant] aux Arméniens et quelques effets avaient été volés. Ils les ont tous calmés; ils les ont stoppés. Huit jours ne s’étaient pas écoulés que, sur ordre spécial venu d’Alep, les gens de Déongélé furent, sans rencontrer la moindre opposition, expédiés à Sélimiyé, dans les environs d’Hama.

Un comportement barbare tel que celui de la population de Bab n’eut jamais cours parmi les Arabes des Déserts ou de Rakka. Les habitants de Bab étaient des Arabes différents ou avaient été excités par des propagandistes spécialement contre les Arméniens.

Cette situation engendrait bien des douleurs parmi nous: nous n’y étions jamais tranquilles. Un jour, j’ai rencontré à Alep un Arabe de ma connaissance, Ibrahim bey Hanan, un des notables de Kitaret Haydin. Je le connaissais déjà comme révolutionnaire arabe et antiturc. Je lui ai raconté comment se comportaient les Arabes de Bab à l’égard des Arméniens. Tout en regrettant cela, il souhaita me faire remarquer que les Arabes de Bab n’étaient pas de véritables Arabes et des lâches. Au cours d’une autre conversation — elle eut lieu à Kitaret Haydin, un jour que je me trouvais chez cette personnalité —, cet homme me fit une déclaration très importante: il me dit qu’à l’époque où il séjournait à Constantinople, en 1915, alors que les Arméniens commençaient à peine à être déportés, le ministre de l’Intérieur, Talaat bey, lui avait dit: « Nous avons envoyé les Arméniens chez les Arabes: espérons qu’ils ne feront pas preuve de leur sens de l’hospitalité naturel à leur encontre ». Il voulait en fait dire qu’ils donneraient une bonne leçon aux Arméniens.

C’est également au cours de ces mêmes mois de juillet et d’août que des milliers de veuves, sans un seul homme adulte, passèrent à Bab, arrivant des régions d’Arménie par la route de Mounboudj, dans un état misérable et à moitié nues. Elles devaient aller à Alep. Nous avons appris de la bouche de nombre des premiers arrivants qu’ils étaient originaires de Kirg, dans le vilayet de Van. Ceux-ci, ainsi que les dix à vingt groupes qui passèrent après eux, étaient dans des convois composés de cinq cents à trois mille personnes, dont de malheureux enfants, dans un état de misère indescriptible, semblables à des monstres humains. Ils laissaient inévitablement quelques morts en chemin. Les autorités du Assı Nakabet [=Direction des Biens] ne s’en approchaient pas. Le seul fait d’essayer de leur porter secours était considéré comme une lourde faute. [Les Arméniens] de la communauté formée des quelques maisons établies à Bab projetèrent de leur distribuer un peu de pain. Ils ne pouvaient pas apporter le pain dans la journée et le distribuer, car ils craignaient, en pratiquant ainsi, de s’attirer également des ennuis. Et c’est de nuit que deux personnes l’apportaient et le distribuaient.

C’est bien plus tard que les autorités, par le biais des membres du Medjlis-i idare [=Conseil municipal], commencèrent à distribuer du pain aux femmes provenant des [régions] septentrionales. Toutefois, toute chose ne servait plus à rien pour elles, car elles étaient presque mortes. Comme elles le racontaient, après avoir marché sans arrêt sur ces routes durant quatre à cinq mois, leur donner du pain ou autre chose une fois à Alep ou quatre heures avant d’y arriver ne relevait que de la machinations et de la supercherie des Turcs, autant de faits similaires dont nous avons été témoins des milliers et des milliers de fois.

C’est encore durant ces mois que plus de trois mille [Arméniens] d’Ayntab [et] quelques centaines de Marach, en provenance de la gare d’Aghdja köy, passèrent à Bab d’où ils furent expédiés à Deir-Zor, pour les uns par voie de terre et pour les autres par bateaux. Parmi eux, dix à douze familles d’artisans réussirent à obtenir l’autorisation de rentrer dans la ville et de s’y installer. De la même manière, quelques familles et alliés furent, dans des cas spécifiques, sauvées à Alep. Tous les autres, en bloc, allèrent à Deir-Zor.

C’est après cela que les convois allant de Katma et d’Akhtérim vers Meskéné et Deir-Zor commencèrent à être expédiés. Bab devient alors un centre de transit, comme Katma, Azaz et Akhtérim, Téfridjé et Lalé, Meskéné, Dipsi, Abou Harrar, etc.

Ceci se produisit durant la deuxième [des déportations]. Jusqu’alors, Bab n’était pas un centre [de transit]. Les quelque trois à quatre cents familles de déportés envoyés d’Alep devaient s’y installer. Celles-ci étaient considérées comme des habitants de Bab. Elles furent d’ailleurs inscrites dans les registres de l’ état, etc. Elles devinrent officiellement résidentes à Bab. Dans les cercles gouvernementaux, on les désignait sous le terme de Bab murettebatı [résidents légaux de Bab]. Les gens originaires d’Ayntab qui étaient venus par la route d’Aghdja köy étaient des [futurs] Deir-Zor murettebatı. Beaucoup d’autres furent envoyés à Mounboudj, Mârra et ailleurs, qui étaient devenus leur résidence légale.

Quant à ceux qui arrivaient par la route de Katma, ils ne séjournaient que provisoirement à Bab, un ou deux jours, puis continuaient vers leur lieu de résidence, c’est-à-dire vers l’endroit désigné pour eux.

C’est au début du mois d’octobre 1915 que fut décidé que Bab serait un centre de transit des convois. Jusqu’alors, un comité aux déportés, comprenant des membres de la municipalité, les chefs de quartiers et quelques fonctionnaires, s’occupait de la question des émigrés. Par la suite, ce comité continua à exister, mais [uniquement] pour la population de déportés [préalablement] établis dans Bab.

Les autres déportés, qui étaient dans un camp de concentration, étaient sous l’autorité de chefs des convois et de directeurs des camps, qui dépendaient de l’autorité du sous-préfet. Le premier chef de convoi qui arriva était Djémil bey Hakim Zadé et le [premier] directeur du camp fut Djafer effendi.

Djémil bey était grand amateur de «commissions» et dépensier. Il s’est rapproché des uns et des autres. Il voulut établir, moyennant bien évidemment une contrepartie, quelques familles dans les villages des environs. Mais, j’ignore pourquoi, le sous-préfet s’opposa à cet homme. Il était en poste depuis à peine vingt jours lorsqu’il fut révoqué.

Après lui, d’[autres] personnes furent envoyées d’Alep: le directeur de camp Chèvket et le chef de convoi Mouhammed et le surveillant de convoi Husni.

Chèvket était un brave homme. C’était un ancien commandant, mais il ne faisait jamais preuve de la sévérité propre aux militaires. Ce n’était pas un homme à faire le mal, mais il n’était pas très apte à prendre la moindre initiative. Il était bien disposé, souhaitait aider, donner des facilités, mais était terrorisé à l’idée d’avancer.

C’est sous l’administration de Chèvket bey que le typhus se déclara à Bab. C’était juste au début de l’hiver. Le typhus provoquait des pertes considérables. D’un côté quatre à cinq cents personnes décédaient chaque jour, d’un autre un convoi de déportés était expédié quotidiennement. Malgré cela, le nombre des internés augmentait si vertigineusement, venant de Katma et Akhtérim, qu’il devenait difficile de l’expédier de la même manière vers Meskéné. Le directeur du camp d’Akhtérim, Mouharrèm bey, était le [véritable] maître d’œuvre de l’entreprise. Sans écouter quiconque, sans prêter la moindre attention aux plaintes des uns et des autres, celui-ci expédiait des muhacir [émigrés] à Bab. Quand ces pauvres malheureux partaient pour Bab, ils s’imaginaient qu’ils allaient y rester ou qu’il serait possible de leur attribuer là-bas une terre ou un endroit quelconque, bref qu’ils s’y installeraient. Toutefois, quand ils arrivaient à Bab, le nombre des gens expédiés par convoi étant inférieur à celui des arrivants, une quantité énorme de tentes s’y concentrait, éveillant bien des espoirs. Il s’agissait désormais de mille et un établissements en terre étrangère. Un jour, une rumeur circulait relative à la signature d’un arrêt des hostilités; le jour suivant on disait qu’une armistice générale avait été décrétée, tandis que certains voyaient des avions imaginaires dans le ciel. Les étoiles brillant durant la nuit étaient prises pour des avions. Autant de mirages propres aux jours difficiles. Pendant ce temps, le responsable de la Direction des déportés [ sevkiyat müdür ], à Alep, Abdulahad Nouri, le directeur des camps, Chèvket bey, et le préfet Moustapha Abdulhalik accusaient le sous-préfet de la lenteur des expéditions de convois. Tout en vantant les efforts accomplis par le directeur du camp d’Akhtérim, Mouharrèm bey, Abdulahad Nouri lui ordonnait de ne pas dormir sur ses lauriers.

Un jour le préfet écrivit au kaïmakam [de Bab] qu’il avait entendu dire que certaines familles s’étaient établies, par différents moyens, à Bab et dans les villages; que pour avoir toléré ce genre de pratiques, il serait tenu responsable. «Il faut que vous sachiez, disait-il, que je me rendrai personnellement sur place pour une inspection».

Chèvket bey était un faible ayant une conscience. Le sous-préfet, quoique fougeux et coléreux, n’était finalement pas du type de Mouharrèm. C’est ainsi que le camp de concentration de Bab s’agitait et que le nombre des Arméniens allait en augmentant, la quantité de tentes en progressant. Au milieu d’une telle foule, profitant également de l’atmosphère régnante, des centaines de familles parvinrent, par un moyen ou un autre, moyennant une contrepartie financière, à s’établir ici et là, que ce soit dans Bab ou dans les villages, ou même à descendre à Alep.

La situation régnant à Bab excitait l’ancien moufti ... et certains de ses acolytes, contrairement aux souhaits du monstre de préfet qu’était Moustapha Abdulhalik et du fauve Abdulahad Nouri. à ce moment-là, en effet, vingt à trente Arabes décédaient quotidiennement du typhus et beaucoup étaient malades. En outre, quatre à cinq cents personnes en étaient victimes tous les jours au sein des déportés qui campaient, le temps était très pluvieux et, manque de chance pour les Arméniens, cette année-là une neige abondante tomba — chose qui se produisait une fois tous les dix ou vingt ans en ces régions de Syrie —, autant de catastrophes qui s’abattaient en même temps sur les Arméniens.

La contagion de l’épidémie dans la ville et le fait qu’il y avait pas mal de victimes arabes tous les jours étaient mis sur le compte de la présence des Arméniens à Bab. [Les Arabes] disaient que c’étaient les Arméniens qui avaient apporté cette maladie et que c’était leur présence qui contribuait à sa contagion dans toute la population. Les habitants de Bab, qui se montraient déjà haineux à l’égard des Arméniens, se muèrent, devant les effets pervers de la maladie, en ennemis irréconciliables de ceux-ci.

Les notables, Djémil Khallo, Tamsilad Mehmed Ali et Abdulhalim, avec à leur tête l’ancien moufti, Ali Abdo, critiquèrent le sous-préfet, rédigèrent des plaintes, écrivirent à Alep, accusant le kaïmakam d’être un protecteur des Arméniens. Ils révélèrent même que celui-ci avait récupéré dix mille livres or, et rapportèrent tous les faits. Le kaïmakam eut peur d’eux, trouva un compromis et ne fit pas le contraire de qu’ils avaient exigé. Pour accélérer l’expédition des convois, il se rendit personnellement, en compagnie des notables, au camp de tentes. Les aga pénétrèrent dans les tentes tels des bêtes sauvages, mirent le feu, frappèrent, injurièrent, déshonorèrent et, sans mettre de moyens de transport à disposition, organisèrent des convois.

Chévket bey s’emporta devant une telle situation. Il alla vers les tentes en leur disant que les habitants de la ville n’avaient pas le droit de se mêler de l’expédition des convois. Bref une opposition se révéla. Chèvket bey démissionna et se rendit immédiatement à Alep. Nous avons beaucoup supplié cet homme bienveillant de ne pas démissionner, sans toutefois parvenir à le convaincre. Parce qu’il avait une conscience, mais n’avait pas la vigueur nécessaire pour aller jusqu’à s’opposer à l’un ou à l’autre au profit des Arméniens; parce que son activité n’était déjà pas appréciée.

Chèvket bey informa le facteur de sa décision et partit pour Alep, peut-être pour arriver là-bas avant sa lettre de démission.

Pour couvrir les notables de la ville et laisser directement entre les mains du maire, Abdulsélam, la direction du camp de concentration, le kaïmakam le désigna comme directeur intérimaire du camp et écrivit à Alep afin qu’il soit confirmé dans ses fonctions. Cet homme était arabe, ce n’était toutefois pas un type bien. Il dirigea les affaires durant quinze jours, avec les notables de la ville. Durant cette période, les gens de Bab se mêlèrent directement des affaires du camp: tout était entre leurs mains. Les jours où des convois étaient expédiés, les notables étaient présents et ils faisaient ce qu’ils voulaient. Mouharrèm bey, acheva l’expédition de tous les convois d’Akhtérim en l’espace de deux mois et fut nommé directeur du camp de Bab. Cet homme arriva. Il était, paraît-il, l’ancien directeur de la police de Bagdad. De haute taille, athlétique, virulent ittihadiste, ayant des tendances à vouloir à tout prix se faire bien voir par son parti et le préfet.

Cet homme acheva l’expédition des convois à Bab en six à sept mois et ceux de Akhtérim en deux mois et demi. Il était très estimé du préfet et d’Abdulahad Nouri.

Un événement se produisit durant l’intérim d’Abdulsélam. Alep exigea que l’expédition des convois soit accélérée. Quand Abdulsélam expédiait un convoi de mille personnes, il en inscrivait cinq mille. Et ainsi continuellement. Le responsable [du camp] de Meskéné télégraphia à Abdulahad Nouri que les déportés arrivaient en nombre inférieur, que les chiffres de mouhadjir donnés dans les télégrammes ne correspondaient pas. Abdulahad Nouri écrivit sous ce télégramme: «Il se pourrait que les Arméniens puissent fuir en chemin et se dissimuler ici et là. Ne permettez en aucune manière que se reproduise ce genre de chose. Faites le nécessaire pour que les responsables soient sévèrement punis». Ce document, qui était arrivé après sa prise de fonction, parvint entre les mains de Mouharrèm.

L’action de Mouharrèm à Akhtérim était déjà particulièrement appréciée. Mais il fit preuve d’encore plus d’entrain et de cruauté à Bab. Tous les jours, un convoi était expédié. Il refusait toute doléance. C’était du reste une sorte de brute. Personne ne pouvait se mêler de son travail. Même le sous-préfet n’osait lui dire quoi que ce soit, bien qu’il fût son supérieur. Nombre de notables ne se permettaient pas même de l’approcher. Mouharrèm était perpétuellement en train de s’affairer. Il n’était animé ni par l’appât du gain ni par les objets précieux et pas plus par l’honneur des Arméniennes. Il ne savait qu’expédier les convois; il était terriblement hostile à l’égard de ses subordonnés qui octroyaient des facilités aux Arméniens moyennant rétribution.

Il semble bien qu’il était de ces gens convaincus que «quiconque contribue à faire survivre les Arméniens sera condamné à mort comme criminel». Abdulahad Nouri lui écrivait, en répétant souvent que son travail était apprécié et qu’à Alep on lui faisait entièrement confiance. Les points de vue qu’il (Mouharrèm) exprimait dans sa correspondance étaitent adoptés à Alep sans autre forme de procès.

à la fin du mois de janvier, Alep donna des directives plus sévères. Les doléances de la population de Bab et de bien d’autres endroits furent à l’origine de la décision de complètement nettoyer toute la province d’Alep de ses Arméniens. Les déportés que nous avons évoqués dans la première partie, lesquels avaient été envoyés pour s’installer dans Bab et dans les villages des environs devaient également être expédiés. Un télégramme disait: «La province d’Alep n’est pas un endroit destiné à l’installation des émigrés». C’est cette dernière décision qui fit qu’on rechercha les dizaines de milliers d’Arméniens qui avaient été expédiés et installés dans les régions environnantes d’Alep et d’autres — tout aussi nombreux ou peut-être même en plus grand nombre — qui, profitant de la présence des premiers, étaient parvenus, avec de l’argent et d’autres moyens, à rester. [Puis] ils furent tous descendus vers les abattoirs de Deir-Zor.

Quand les autorités commencèrent à déporter les Arméniens, l’administration de l’ état rédigea un décret détaillé et secret et l’adressa aux provinces. Nous avons pu prendre connaissance, dans ses grandes lignes, de ce décret qui, après avoir énuméré un certain nombre de raisons douteuses nécessitant la déportation des Arméniens, donnait l’ordre de déporter la population de tous ces lieux. Il indiquait qu’outre les provinces arméniennes [= les vilayets du haut plateau arménien], à l’exception des villes mêmes d’Adana, de Tarse et de Marach, toute la population de la province serait déportée.

Ce décret indiquait [aussi] qu’une partie des déportés, soit dix mille personnes, serait établie dans les parties orientales de la province d’Alep, tandis que les autres le seraient à Hazian, Harran, Zor et plus à l’intérieur, à Mossoul. C’est sur la base de cette décision que pas mal d’Arméniens avaient été installés dans les régions situées à l’est d’Alep. Mais c’est en fin de compte avec le télégramme que nous avons évoqué plus haut qu’ils ont pu mettre fin à l’existence de ces gens.

Il est probable que les autorités ne s’étaient pas trop satisfaites des premières mesures qui auraient permis à certains Arméniens de se dissimuler dans les environs d’Alep et de sauver leur peau. Il leur était indispensable soit de les expédier à Deir-Zor, où elles s’apprêtaient à envoyer le sanguinaire Zéki bey pour les massacrer, soit de les envoyer dans les déserts, loin des villes et des villages, pour les exterminer en les y faisant mourir de faim et de soif, des rigueurs de l’hiver ou de la chaleur de l’été.

En ces moments ou les prix étaient extraordinairement exorbitants, laisser dans les villes et les villages des environs d’Alep les Arméniens, gens débrouillards habitués à trouver de quoi vivre par leur travail, équivalait à les autoriser à survivre. Il était indispensable qu’ils quittent ces régions. C’est pour cette raison que Mouharrèm, conformément aux ordres spéciaux reçus d’Alep, souhaitait, en organisant promptement l’expulsion des déportés, nettoyer au plus vite la province d’Alep. [Mais] il n’était pas si facile de nettoyer Bab. La population arménienne s’y était déjà adaptée à la situation. Elle avait bien appris à empêcher son expulsion ou à assurer son maintien sur place en gagnant, moyennant des [pièces] rouges, l’appui de tel ou tel Arabe ou des gendarmes.

Abdulahad Nouri adressait des ordres répétés à Mouharrèm, lui demandant de nettoyer Bab dans les quarante-huit heures. Le préfet répétait la même chose à son adjoint. Ceux-ci faisaient tout leur possible. Les tentes étaient vidées de leurs déportés, mais les milliers de familles établies auprès des Arabes, dans la ville et dans les villages, étaient maintenues sur place. Les Arabes qui persécutaient, pillaient et volaient les populations arméniennes, ne les en gardaient pas moins, par amour du lucre, dans les maisons qu’ils leur louaient moyennant finance.

Même à Alep, Abdulahad Nouri était informé de tout cela. Un jour, un jeune garçon arménien, âge de quinze ou seize ans et portant des vêtements à la mode arabe, fut arrêté à Alep. Après avoir vérifié qu’il s’agissait bien d’un Arménien, la police le remit aux fonctionnaires chargés des convois, comme cela était alors la règle. Abdulahad Nouri ayant procédé à l’interrogatoire de ce garçon, il apprit que sa famille et beaucoup d’autres avec elle étaient établies à Tétif, dans un bourg de la périphérie immédiate de Bab, aussi grand que cette dernière; qu’il n’y avait pas un seul fonctionnaire présent à Tétif. Suite aux dernières décisions prises, il avait pourtant fait expédier les quelque douze familles qui avaient été établies là-bas auparavant. Comment donc deux à trois cents maisons avaient-elles pu y rentrer? Cette affaire avait particulièrement irrité A. Nouri qui écrivit une lettre au contenu terrifiant à Bab. Il fit également rédiger au préfet un courrier adressé au kaïmakam. [Moustapha] Abdulhalik et [Abdulahad] Nouri avaient déjà pu se faire une idée de la capacité des Arméniens à trouver ici et là, moyennant finance ou grâce à leur esprit astucieux, un endroit où se réfugier. Il était donc indispensable de les extirper de là, de ne plus laisser la moindre trace d’eux dans la province d’Alep, jusqu’à Meskéné. C’est là-bas, à Meskéné, que les Arméniens devaient trouver leur dernière demeure, ou au-delà de celles-ci, dans les déserts s’étendant jusqu’à Mossoul, étendues désertes où ils devraient mourir de faim.

Pour mettre en œuvre l’ordre [visant à cela], la seule action de Mouharrèm à Bab était insuffisante. Ils n’avaient pas grande confiance dans le kaïmakam. Ils y envoyèrent donc en qualité d’assistant de Mouharrèm, auquel ils venaient de décerner le titre de directeur extraordinaire des convois de Bab, avec une augmentation conséquente de ses indemnités mensuelles, le commandant Süleyman bey, avec près de deux cents muletiers, et le sous-préfet de Mounboudj, Nébih, qui avait accompli un tâche remarquable en exécutant, en huit jours de temps, l’ordre qu’il avait reçu d’expédier tous les déportés de sa région d’Alep à Meskéné. Ayant fait preuve d’un zèle exemplaire dans l’accomplissement de son travail, il fut envoyé à Bab en qualité de délégué spécial ( memourı maksous ). Une mission spéciale fut également confiée au sous-préfet de Killis.

La question du nettoyage des déportés de Bab et des environs fut considéré par les autorités comme une affaire sérieuse et d’intérêt général. Deux sous-préfets, Mouharrèm, le commandant Süleyman, un délégué spécial avaient été envoyés là-bas pour ce travail, avec deux cents muletiers. En visitant tous les villages et en fouillant toutes les maisons, ils parvinrent à expédier les déportés à Meskéné groupe par groupe. C’est également au cours de cette opération que nous fûmes nous-mêmes envoyés à Meskéné.

Durant la fouille des maisons à Bab et Tétif, ce sont des gamins arabes qui proposèrent aux gendarmes de leur indiquer les demeures dans lesquelles les déportés étaient réfugiés. La peine qu’ils de donnèrent pour nous dénoncer a laissé dans ma mémoire une impression tellement forte que je ne peux la passer sous silence ici. C’est ce groupe de gamins qui nous livra spontanément avec le plus d’efficacité. Pour procéder au nettoyage de Bab, le sous-préfet de Mounboudj, Nébih, qui était venu prêter main forte à Mouharrèm, avait également fait venir avec lui un groupe de Tcherkesses de Mounboudj, ainsi que pas mal d’Otsk, d’El et d’Olirin. Il s’agissait de çete.

D’après les consignes venues d’Alep, les déportés en provenance de Katma, Azaz et Akhtérim étaient autorisés à séjourner vingt quatre heures tout au plus à Bab. Ou alors, ils devaient les expédier directement, sans les faire stopper, avec les moyens de transport qu’ils avaient amenés avec eux.

Malgré ces consignes sévères, durant l’hiver, les fonctionnaires, notamment Chevkèt bey, firent preuve d’une certaine insouciance et les déportés, par mille et un moyens, parvenaient à fuir les convois, surtout en raison de la pénurie de moyens de transport, et [ainsi] un regroupement d’approximativement quarante mille personnes se produisit à Bab. Cette foule vivait sous des tentes. Beaucoup d’autres s’étaient également casés chez tel ou tel Arabe, assurés de leur protection grâce aux sommes versées.

C’est à cette époque que nous avons appris que deux inspecteurs, l’un turc, l’autre européen, étaient arrivés d’Alep. Avec quelle rapidité les Arméniens inventaient! Nous avons, en effet, rapidement découvert que celui qu’on disait être un Européen, portant une casquette militaire, était en fait le responsable de l’expédition des convois ( sevkiyat müdürü ), Ahmed Eyoub bey. Le jour même de leur arrivée, ils partirent pour Meskéné et revinrent le lendemain, puis allèrent à Akhtérim. Ils expédièrent à Bab tous les émigrés qui s’y trouvaient. Ils rentrèrent à Bab où ils passèrent cette nuit-là. Le lendemain, de bon matin, Ahmed Eyoub bey rassembla vingt à trente gendarmes à cheval et, également monté, il se rendit [au camp] de tentes (je n’étais pas sur place, mais des témoins m’ont rapporté [la scène]). Il expulsa du camp les Arabes venus du dehors et interdit à quiconque de sortir des tentes. Il fit même tirer quelques salves de fusil contre les indisciplinés, puis ordonna aux gendarmes de les expédier tout en leur demandant d’y mettre le feu. Ce jour-là, ils brûlèrent pas mal de tentes: dix-sept mille cinq cents personnes furent, du matin au soir, expédiées. Sans leurs tentes, sans eau, beaucoup furent obligés de laisser sur place leurs effets et leurs malades et de fuir. Certains purent louer les services de porteurs pour leurs malades qu’ils portaient sur le dos en échange d’une rétribution.

On rapporte que ceux qui partirent par ce convoi, dans la boue, sous la pluie, abandonnèrent des centaines de morts en chemin.

Après avoir accompli cette opération, Eyoub bey rentra immédiatement [à Bab] et télégraphia à Alep, mais nous ignorons ce qu’il raconta.

C’est sur les routes de Bab et d’Akhtérim que les déportés furent le plus dévalisés. Il y avait à une heure et demie de Bab un village — je ne me souviens plus de son nom. Sous l’autorité d’une des familles les plus riches de ce même village, les Bilâl agha Zadé (un des frères étaient également membre du conseil municipal de Bab), un groupe important de brigands passait son temps sur les routes, pillant et dévalisant les déportés. Cette bande de pillards se développa considérablement. Je peux même dire qu’après qu’ils eurent entamé leurs opérations, il n’y a pas eu de déportés qui passèrent par là sans qu’une part importante de leurs biens ne soit pillée. Bien entendu, ceux-ci étant assurés de la protection de cette famille notable et influente [et] encouragés par cette dernière, les pillages allèrent en s’amplifiant. Les méfaits accomplis par cette bande de pillards sont tellement fréquents et ont pris une ampleur que, finalement, les autorités de Bab ne purent rester plus longtemps indifférentes. Tous les gendarmes étaient en cheville avec eux ou ne s’en cachaient pas. Toutefois, Moustapha Chizmé, un Turc originaire de Marach se trouvant par là-bas, eut un jour affaire à l’un d’entre eux. En cours de route, alors que son convoi avait fait une halte près du territoire de ces brigands, ceux-ci vinrent, au cours de la nuit, pour piller les Arméniens. Mais cet homme, dont les déportés du convoi avaient probablement acheté les faveurs en lui offrant une somme d’argent, tua un des voleurs. Le lendemain, on comprit que le pillard abattu était le frère aîné des Bilâl Zadé, Djémil agha, qui était venu avec son escorte participer personnellement au pillage. Ce meutre souleva un fort émoi parmi les Arabes de Bab et des villages alentour. La population était encore plus remontée contre les Arméniens. Ils ne pouvaient pas digérer qu’un tel homme ait été tué pour [protéger] des Arméniens.

Aram Andonian

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide,
P.J.1/3, liasse 42, Bab, ff. 5-15.