PROCÈS DU GÉNOCIDE

Dossier :  LA QUESTION ARMÉNIENNE REVISITÉE PAR LES NÉGATIONNISTES

 A propos de la lettre de Boghos Nubar Pacha  au Times de Londres (1919) dont les négationnistes tirent argument pour justifier des mesures prises par le gouvernement jeunes-turcs à l'égard de sa population arménienne

Boghos Nubar Pacha était le chef de la délégation arménienne qui assistait à la Conférence de la Paix à Paris au lendemain de la Première Guerre Mondiale.

Dans sa lettre au Times de Londres, datée du 30 janvier 1919, il reconnaît ouvertement que c'est la part prise par les Arméniens aux efforts de guerre alliés qui a conduit aux mauvais traitements qu'ils ont subis de la part des autorités ottomanes

Á l'Editeur du Times,

Monsieur, le nom de l'Arménie ne figure pas dans la liste des nations admises à la Conférence de la paix. Notre tristesse et notre déception sont profondes au delà de toute expression. Les Arméniens espéraient naturellement que leur demande pour être admis à la conférence soit acceptée, après tout ce qu'ils avaient fait pour la cause commune.

L'indicible souffrance et les pertes horribles qui se sont abattues sur les Arméniens en raison de leur fidélité envers les alliés sont à présent entièrement connues. Mais je dois insister sur ce fait, malheureusement connu par peu, que constamment, depuis le début de la guerre, les Arméniens ont combattu aux côtés des Alliés sur tous les fronts. Ajoutant nos pertes sur le front aux pertes plus grandes par les massacres et les déportations, nous avons établi que plus de un million d'Arméniens sur une population totale de quatre millions et demi ont perdu leur vie dans la guerre ou du fait de la guerre. Le tribut arménien à la mort est en proportion indubitablement plus lourd que celui de toute autre nation belligérante. Parce que les Arméniens se sont retrouvés belligérants de facto, ayant refusé avec indignation de se ranger dans le camp de la Turquie.

Nos volontaires ont combattu dans la " Légion Étrangère " et ce sont couverts de gloire. Dans la Légion d'Orient, ils se sont engagés à plus de 5 000, et ont constitué plus de la moitié des effectifs du contingent français en Syrie et en Palestine, prenant part à la victoire décisive du Général Allenby.

Dans le Caucase, outre les 150 000 Arméniens des armées russes, environ 50 000 Arméniens volontaires sous le commandement d'Andranik, Nazarbekoff, et d'autres n'ont pas seulement combattu pendant quatre ans pour la cause de l'Entente, mais après l'abandon de la Russie, ils ont constitué les seules forces dans le Caucase pour résister à l'avance des Turcs, qu'ils ont tenus en respect jusqu'à la signature de l'armistice. Ils ont ainsi aidé les forces britanniques en Mésopotamie en empêchant les Germano-turcs d'envoyer leurs troupes sur d'autres fronts.

Ces services ont été reconnus par les Gouvernements Alliés, comme Lord Robert Cecil en a fait état à la Chambre des Communes.

En vertu de toutes ces considérations, la Délégation Nationale Arménienne a demandé que la Nation arménienne soit reconnue comme belligérante. Si cette reconnaissance avait eu lieu, nous aurions à présent été admis, ipso facto, à la conférence, à laquelle même des Etats transatlantiques ont accès, bien que n'ayant fait que de rompre leurs relations diplomatiques avec l'Allemagne, sans avoir fait le moindre sacrifice.

Au moment où le sort de l'Arménie est décidé à la Conférence de la Paix, il est de mon devoir, comme chef de la Délégation Nationale qui ne dispose d'aucune tribune d'où faire entendre sa voix, de déclarer une fois encore, dans les colonnes du Times, la part importante prise par les Arméniens dans cette terrible guerre.  Je souhaite insister avec force: ayant uni leur sort, de leur plein gré, à celui des champions du droit et de la justice, les alliés ayant vaincu leurs ennemis communs, les Arméniens ont droit à  leur indépendance.

Votre dévoué,
sincèrement,
Boghos Nubar
Paris 27 janvier 1919


 

Les négationnistes voient dans ce plaidoyer de Nubar Boghos l'aveu que des Arméniens ont pris part à la guerre dans le camp des Alliés.
C'est se donner du mal pour rien : aucun historien ne le conteste.

Après des siècles d'oppression, après le signal du Génocide des massacres hamidiens de 1894, poursuivi en 1909 par les massacres d'Adana, les Arméniens de Van et de Zeitoun se sont révoltés au début de cette guerre. D'autres se sont engagés dans les armées des Alliés. Ce sont les Turcs qui ont décidé  d'entrer en guerre et les Arméniens opprimés ont choisi leur camp.

Il reste que la majorité des Arméniens étaient conscrits dans l'armée ottomane. D'ailleurs de retour d'une inspection sur le front du Caucase, Enver a publiquement fait état, en février 1915, de l'excellent comportement des soldats arméniens, dans une déclaration reproduite par l'Osmanischer Lloyd, journal de Constantinople en langue allemande. Répondant à une lettre de l'évêque de Konia, il dit : « Je profite de cette occasion pour vous dire que les soldats arméniens de l'armée ottomane ont rempli scrupuleusement tous leurs devoirs sur le champ de guerre, ce dont je puis témoigner personnellement. Je vous prie d'exprimer toute ma satisfaction et ma reconnaissance au peuple arménien dont le parfait dévouement au gouvernement impérial ottoman est bien connu (*) »

Ce qui a suivi,  ce ne sont pas seulement des arrestations, des exécutions, ni même des massacres, c'est une éradication totale des Arméniens sur leurs terres ; pas seulement les hommes en âge de combattre avec l'ennemi, mais aussi les femmes, les enfants et les vieux,  massacrés, apostasiés, appropriés ou vendus, morts d'épuisement dans les marches à la mort, enfuis. On sait depuis Raphaël Lemkin comment cela s'appelle.

Nubar Boghos n'a rien à reconnaître. Il dit avec éloquence pourquoi les Arméniens auraient mérité de s'asseoir à la table de la Conférence de la Paix de 1919 à Paris.

Gilbert Béguian

(*)J. Lepsius : Deutschland und Armenien. 1914-1918. Sammlung diplomatischer Aktenstücke. Potsdam 1919.