Négationnisme et théorie des populations stables :
le cas du génocide arménien
par Frédéric Paulin
 

Quelques temps avant la reconnaissance du génocide arménien de 1915 dans l'Empire ottoman par la Sous-Commission des droits de l'Homme de l'ONU en 1985, puis par le Parlement Européen en 1987, un ouvrage niant la réalité de ce génocide en se fondant sur la démographie mathématique moderne parut aux Etats-Unis. Il s'agit du livre du turcologue américain Justin McCarthy Muslims and Minorities, the population of Ottoman Anatolia and the End of the Empire1. En s'appuyant sur la théorie des populations stables, ce professeur de l'Université de Louisville (Kentucky), tenta de reconstituer les effectifs des diverses communautés composant la Turquie d'Asie à la veille de la première guerre mondiale. Puis, par soustraction avec le nombre de survivants, il estima les pertes subies par chaque communauté au cours de la guerre, relativisant les souffrances des uns par celles des autres.

Le travail de McCarthy est encore considéré comme une référence statistique par les ottomanistes. Il s'agit du seul livre sur le sujet faisant appel à la démographie mathématique moderne à travers la théorie des populations stables. Jusqu'à présent, les critiques relatives à cet ouvrage n'ont pas abordé la méthode démographique employée
2. A travers l'examen de Muslims and minorities, l'objet de cet article est d'analyser comment est appliqué le modèle des populations stables d'un point de vue méthodologique, et, comment sont utilisés politiquement les résultats à des fins de négation historique.

- Controverse statistique -

L'effectif de la population arménienne nous est connu uniquement à partir de statistiques agrégées, élaborées par l'État ottoman et par le Patriarcat Arménien de Constantinople au début du XXème siècle. Les statistiques qu'ils ont publiées avant guerre et après guerre sont contradictoires. L'État prétend que le nombre d'Arméniens avant guerre était inférieur à 1,3 million alors que le Patriarcat arménien avance le chiffre de 2,1 millions
3.

Admettant la sous-évaluation des chiffres ottomans, le turcologue américain, Justin McCarthy, a essayé de corriger ceux-ci pour évaluer les effectifs des divers éléments de l'Empire à la veille de la Première Guerre Mondiale puis a tenté de mesurer les pertes subies.

- Les sources de McCarthy -

Justin McCarthy cherche à déterminer la population à la veille de la Grande Guerre. Il prend donc le dernier état statistique de l'Empire ottoman, c'est à dire celui relatif à l'année 1914. Une version française a été publiée par les autorités en 1919 dans le cadre de la préparation de la Conférence de la paix. Il s'agit du Tableau indiquant le nombre des divers éléments de la population dans l'Empire ottoman au 1er mars 1330 (14 mars 1914), Constantinople, 1919. McCarthy a trouvé l'original en turc ottoman à la Bibliothèque du Musée Archéologique d'Istanbul. Il s'intitule Statistiques de population de l'Empire Ottoman pour l'année 1330M.[=1914].

Premier problème : quelle est la date exacte de la source ? Le titre du document de 1919 semble indiquer qu'il s'agit bien d'une statistique relative à l'année 1914. Mais McCarthy prétend que l'année de compilation des données et celle d'impression des résultats sont décalées. L'année de compilation serait l'année 1330 de l'Hégire et celle de l'impression des statistiques originales de 1330 du calendrier financier. C'est pourquoi, la statistique concernerait l'année 1912 et l'impression, l'année 1914.

Deuxième problème : il ne s'agit pas d'un recensement, contrairement à ce que laisse penser McCarthy en citant sa source dans le paragraphe Censuses de son appendice sur les sources
4. Il emploie certes des guillemets ( The 1330 "Census" ), mais la méprise est facile. Par exemple, un lecteur pourtant attentif comme Daniel PANZAC, parle dans son compte-rendu du livre de McCarthy de " recensements ou plutôt de relevés de population " puis dans son tableau récapitulatif, de " recensements ottomans "5. Enfin, trois ans plus tard, dans un livre consacré à cette controverse statistique, Daniel PANZAC parle de " recensement ottoman de 1914 "6. Or, il n'y a jamais eu de recensement ottoman après 1906/7. McCarthy n'a pas jugé utile d'expliquer le mode de calcul utilisé par les autorités pour arriver aux statistiques de 1914. Pourtant, l'introduction du document ottoman l'expliquait, ainsi que le précise Kemal KARPAT dans son ouvrage7. Les chiffres ottomans pour 1914 n'ont pas été obtenus à partir d'un recensement effectué l'année en question, mais par la mise à jour du recensement de 1906/7. On s'est contenté d'ajouter les naissances et de retirer les décès enregistrés entre 1907 et 1914. On n'a donc tenu aucun compte des migrations. Par ailleurs, il existe un risque non seulement de sous-enregistrement des naissances mais aussi de sur-représentation des survivants à la veille de la Guerre car nous ne savons pas si les mécanismes de mise à jour de l'état civil mis en place au cours des années 1880 fonctionnaient bien.

Troisième problème : cette statistique comme la plupart des statistiques ottomanes ne détaille pas la population par sexe et par âge. On ne peut donc pas rechercher directement sur ces données les facteurs correctifs. McCarthy calcule les facteurs correctifs sur une autre source : les statistiques de 1313 (1895/96) qui détaillent par province la population en différenciant les classes d'âges et les sexes. Il applique ensuite ces facteurs correctifs à l'état statistique de 1912. Pourquoi les facteurs correctifs calculés pour une statistique donnée devraient-ils être valables pour une autre postérieure de 20 ans ?

- La méthode McCarthy

McCarthy part du présupposé qu'il n'y a pas de sous-enregistrement spécifique des Arméniens à l'exception de deux provinces
8. Il applique donc à la population arménienne le même facteur correctif qu'à la population musulmane. Selon lui, les défauts des statistiques ottomanes concernent uniquement le sous-enregistrement des femmes et des enfants ainsi que l'incertitude sur l'âge. Pour corriger les effectifs féminins, il considère qu'il y a autant de femmes que d'hommes et calque sa demi-pyramide féminine sur sa demi-pyramide masculine. A partir de cette demi-pyramide, il calcule le nombre d'enfants en recherchant la table type de population stable qui coïncide le mieux.

- La théorie des populations stables -

La théorie des populations stables constitue la base des développements modernes en démographie mathématique. Elle a été élaborée par le démographe américain Alfred Lotka à partir de 1907
9 et est exposée en détail dans son ouvrage de 1939 : Théorie analytique des associations biologiques10. Le principe est que toute population soumise à des lois de fécondité et de mortalité invariables finit par avoir une composition par âge immuable et un taux d'accroissement annuel constant. Par voie de conséquence, l'allure de la pyramide des âges d'une population stable peut être déterminée mathématiquement et sera obtenue indépendamment de la composition de la population de départ pour peu que la fécondité et que la mortalité restent stables pendant une longue période et que la population connaisse peu de migrations.

Après la guerre, les travaux d'Ansley COALE et Paul DEMENY
11 permirent l'établissement de tables types de populations stables pour les différentes régions du monde. Ces tables types sont utilisées pour faire des prévisions démographiques mais aussi pour corriger des données démographiques du passé défectueuses ou incomplètes. Afin d'utiliser correctement ces tables, un manuel rédigé par ces mêmes auteurs a été édité par les Nations Unies en 196712. Ce manuel précise les conditions d'application du modèle mathématique et calcule les erreurs entraînées par la non-stabilité de la population que l'on a supposée stable.

" Théoriquement, on ne devrait utiliser des populations stables pour faire des estimations que dans le cas d'une population fermée dont la mortalité des 25 ou 30 dernières années n'a pas changé et dont la fécondité est la même depuis deux générations "
13. En pratique, quand faut-il recourir à la théorie des populations stables ? " Chaque fois que la fécondité n'a subi que des variations de faible amplitude et de courte durée pendant les cinq ou six décennies précédentes et que la mortalité ne s'est modifiée que faiblement et graduellement au cours de la génération précédente "14. Le Manuel précise également qu' " en général, les méthodes d'estimation à base de populations stables ne devraient servir que là où la limitation des naissances n'est pas d'usage courant, puisque cette pratique entraîne des oscillations profondes de la fécondité. Il faut aussi écarter cette méthode si les migrations ont une influence marquée sur la composition par âge, ce qui est le cas pour la population de nombreuses villes des pays en voie de développement "15. Le Manuel conseille vivement de se fonder sur l'analyse de la composition féminine plus que sur celle de la composition masculine car cette dernière est plus sujette aux déformations dues aux migrations. De plus, les femmes sont souvent accompagnées dans leurs déplacements de leurs enfants ce qui permet de limiter les déformations. Enfin, un brusque changement dans la nuptialité est une tendance qui rend les estimations à base de population stable sujette à des erreurs16.

" Pour dire d'une population qu'elle est stable, il faut essentiellement que sa composition par âge et son taux d'accroissement soient restés constants tout au long d'une série de recensements "
17. Le Manuel prend deux exemples pour montrer un cas d'applicabilité de la théorie et un cas où le modèle ne doit pas être utilisé. " Un examen de la composition par âge de la Turquie depuis 1935 nous montre clairement (malgré les déformations manifestes dues aux mauvaises réponses sur l'âge) que la nécessité a beaucoup diminué pendant certaines périodes depuis 1910 : on a la preuve avec la présence d'une brèche dans la pyramide des âges qui ne reste pas au même niveau d'un recensement à l'autre (ce qui serait le cas s'il s'agissait d'erreurs de déclaration), mais qui, au contraire, monte de 5 ans en 5 ans quand on passe d'un recensement au suivant. En revanche, les compositions par âge de l'Inde entre 1889 et 1911 sont irrégulières sans que leur allure d'ensemble change beaucoup, de sorte que la cause en est bien les mauvaises déclarations, alors que la composition sous-jacente reste la même. On peut donc appliquer la méthode des populations stables à l'Inde de 1911, mais non à la Turquie pour la période indiquée "18.

Les conditions d'application de la théorie sont-elles vérifiées ?

La recommandation fondamentale du Manuel est de s'assurer que la composition par âge et le taux d'accroissement restent constants tout au long d'une série de recensements. Dans le cas de la Turquie ottomane, on ne peut, hélas, se fonder sur une série de recensements, car il n'y a eu que deux recensements généraux à la fin de l'Empire, ce qui est insuffisant pour constituer une série. De plus, on ne possède qu'une source qui détaille la composition par âge et par sexe pour l'ensemble des provinces. Il faut donc passer en revue une à une toutes les autres conditions d'application de la théorie.

On peut résumer les conditions d'application et les recommandations du Manuel par ces 4 points :

- mortalité constante dans les 30 années précédentes,
- fécondité constante dans les 60 années précédentes et pas de variation de la nuptialité,
- pas de migration affectant une catégorie d'âge,
- emploi de la composition féminine plutôt que de la composition masculine.

Mortalité

La mortalité n'est absolument pas restée constante et n'a pas affecté chacune des communautés de la même façon. Aussi, appliquer le même facteur correctif à des communautés de destin différent prête le flan à la critique. Par exemple, la guerre russo-turque de 1877-78 ne concerne que les musulmans mâles (seuls mobilisables), alors qu'à partir de 1910 les non-musulmans sont incorporés dans l'armée. Entre temps, les massacres hamidiens des années 1895-1896 et les massacres de Cilicie en 1909 ont visé exclusivement les Arméniens. McCarthy utilise le modèle de population stable pour calculer ses facteurs correctifs sur une source de 1895/96 et applique le résultat sur une source de 1912. Ni dans un cas, ni dans l'autre, les trente années qui précèdent n'ont connu une mortalité constante.

Fécondité et nuptialité

La fécondité et la nuptialité sont fort mal connues pour l'Anatolie. Il est probable que la limitation volontaire des naissances n'ait pas encore été pratiquée en milieu rural à cette époque. Cependant, il n'en est peut-être pas de même pour les villes de province. On sait, grâce à Cem Behar
19, que dans la capitale, Constantinople, la communauté musulmane pratiquait déjà le contrôle des naissances dans cette dernière période et que l'âge au mariage s'était constamment élevé au cours de ces années. Des sources paroissiales récemment retrouvées pour la ville d'Ordou (nord-est) vont dans le même sens concernant la fécondité des Arméniens20.

Migrations

L'époque considérée par le livre de Justin McCarthy est la plus instable qui soit. Toutes sortes de migrations intérieures comme extérieures sont observables. Le problème des "bantoukhds", ces jeunes Arméniens qui migrent des provinces vers les villes ou à l'étranger, abandonnant femmes et enfants est un phénomène bien connu à l'époque considérée. Il concerne une catégorie d'âge particulière. L'immigration brusque de musulmans après la conquête russe du Caucase
21 au XIXe, puis, de nouveau après la guerre russo-turque de 1877-1878, l'émigration des Arméniens suite aux massacres des années 1895-1896, le nouvel afflux de réfugiés musulmans à partir de 1908-1909 et plus encore avec les guerres balkaniques en 1912-1913, sont autant de facteurs responsables d'un gigantesque chassé-croisé impliquant des millions d'individus. Cela devrait interdire l'utilisation des modèles de populations stables.


Emploi de la composition féminine plutôt que masculine -

Par ailleurs, on se fonde sur le nombre d'hommes pour calculer le nombre d'enfants. Or, un article précédent de Justin McCARTHY sur des registres de conscription nominatifs avait démontré implicitement qu'on ne pouvait connaître le nombre d'enfants à partir du nombre d'hommes. Il montrait sur la ville de Rize dans le nord-est que les tables types de population stable auraient eu besoin de beaucoup plus d'hommes pour prévoir le nombre d'enfants du registre. En ajustant dans l'autre sens, soit du nombre d'enfants au nombre d'adultes, il trouvait un nombre d'hommes adultes qui aurait dû être deux fois plus grand pour être compatible avec le nombre d'enfants ! L'une des causes de cette situation était due, selon l'auteur, au plus grand nombre de femmes que d'hommes en raison des migrations et de la conscription militaire
22. Il montrait même que grâce à la polygamie, le nombre d'enfants restait stable en dépit des changements dans la population masculine. " Le nombre d'enfants nés dépendait du nombre de jeunes femmes adultes, qui était à peu près constant, contrairement au nombre d'hommes, qui fluctuait en raison de la guerre et des migrations "23
. Dans ces conditions, dire pour la même région dans un livre postérieur, en se fondant sur la même méthode des populations stables, que le sous-enregistrement des registres ottomans n'est que de 2,4 %, semble bien optimiste24.

Les conclusions de McCarthy

L'objectif de McCarthy était avant tout de comparer les pertes arméniennes et musulmanes pendant la guerre. Même en admettant ses chiffres, on constate que la thèse de l'auteur sur l'affrontement à armes égales entre deux communautés toutes deux meurtrières et toutes deux victimes défie la logique. Partout la proportion de non-musulmans tués est bien supérieure à celle des musulmans tués. Ne s'encombrant d'aucun scrupule, McCarthy contrebalance les pourcentages par des nombres absolus expliquant qu'il y a plus de musulmans morts que de chrétiens
25. Mais au-delà des proportions, McCarthy ignore la chronologie en tentant de mesurer l'impact " des événements de 1914 à 1922 ". Il oublie de préciser que l'essentiel des pertes arméniennes a eu lieu du printemps à l'hiver 1915 alors que l'essentiel des pertes musulmanes se produit de 1916 à 1919, donc après. Comme le souligne justement Daniel PANZAC dans son compte-rendu de l'ouvrage de McCARTHY, " dans ces conditions, l'affrontement à armes égales entre les deux communautés n'a pas pu avoir lieu. Si les Musulmans ont bien été, en nombre très élevé, victimes de la guerre russe, la dispersion et l'anéantissement de la communauté arménienne résulteraient surtout de la volonté des autorités ottomanes "26.

Le contexte politique de publication

Ayant analysé la fragilité méthodologique du livre de Justin McCarthy, il nous reste à comprendre dans quelles circonstances a pu être produit cet ouvrage. Le titre Muslims and minorities est trompeur. En fait, environ un tiers est consacré aux Arméniens, le reste traitant des Grecs et des Musulmans. L'intention négationniste qui apparaît clairement dans la conclusion finale avec le renvoi dos à dos des acteurs et la date de publication (1983) nous fournissent un indice. Nous somme à la veille d'une série d'échéances qui vont voir le génocide arménien reconnu par diverses instances. Le 15 avril 1984, une juridiction morale, le Tribunal Permanent des Peuples, réuni à la Sorbonne, décide que " le gouvernement des Jeunes Turcs est coupable de génocide, en ce qui concerne les faits perpétrés de 1915 à 1917 ". Puis, c'est au tour de la Sous-Commission des droits de l'Homme de l'ONU, d'adopter le 29 août 1985 une résolution
27 qui qualifie les événements de 1915 dans l'Empire ottoman de génocide. Ce fut l'aboutissement d'une bataille débutée en 1973 autour du paragraphe mentionnant le génocide arménien, qui avait été retiré en 1978 après les pressions exercées par la Turquie. Ce n'est que le 29 août 1985 que fut rétabli définitivement la mention du génocide arménien. Le 18 juin 1987, le Parlement Européen adopta à son tour une résolution "sur une solution politique de la question arménienne", dans laquelle il reconnaissait le génocide arménien et subordonnait l'entrée de la Turquie dans la CEE à sa reconnaissance par Ankara. Enfin, en 1990, alors que le Congrès des Etats-Unis débattait de la question du vote d'une résolution commémorative du génocide arménien, le sénateur américain Robert Byrd brandit le livre de Justin McCarthy pour défendre la thèse du déni, s'associant ainsi à la position de l'État turc. Ce dernier fit, en effet, de grands efforts non seulement pour refuser toute responsabilité, mais aussi pour nier le fait historique.

Au cours de ces années, les cercles intellectuels et de pouvoir occidentaux reçurent de Turquie de nombreuses plaquettes qui révisaient l'Histoire dans le sens de la négation. Progressivement, le déni se fit plus professionnel. Ce qu'Yves TERNON a nommé dans son Enquête sur la négation d'un génocide
28, la " stratégie armée de négation " se déploya sur trois niveaux. Au premier niveau, on trouve des pamphlets29. Au second, des livres édités par la Société Turque d'Histoire, organisme créé dans les années trente par Mustafa Kemal pour prouver ses théories historiques30. Au troisième, on compte les contributions d'universitaires américains dont la connivence avec la diplomatie turque a été démontrée récemment31 ou dont le manque de déontologie a valu une condamnation devant les tribunaux32. Le livre de Justin McCarthy s'inscrit dans ce troisième cercle. Quelques années après sa parution, l'intention d'aider la Turquie à corriger son image est avouée par l'auteur lui-même dans son discours à l'Université du Bosphore alors qu'il en est fait le docteur honoris causa33.

La mécanique dénégatoire comporte plusieurs rouages. Le premier a pour objet de rétrécir la base documentaire sur laquelle l'historiographie du génocide est fondée. Le second vise à minimiser le nombre des victimes pour réduire l'événement.

Le négationnisme démographique

Le bilan du génocide arménien, généralement évalué à 1,5 million de morts, a subi comme le génocide juif
34, les assauts de la soustraction négationniste. Celle-ci comporte d'une part un premier terme, constitué d'une sous-estimation de l'effectif d'avant-guerre, et d'autre part un second terme, réalisant une surestimation du nombre de survivants. Le résultat de l'opération est évidemment un nombre de victimes très réduit. L'objectif est toujours de montrer que les pertes arméniennes ne sont pas supérieures aux pertes musulmanes ou que les pertes juives ne sont pas supérieures aux pertes allemandes. Après quoi, on cherche à transformer l'interprétation des faits en une lutte entre deux éléments ne comportant plus de crimes contre l'humanité mais seulement des crimes de guerre aux responsabilités partagées. C'est la conclusion à laquelle aboutit le turcologue démographe Justin McCarthy. En faisant appel à la démographie, le négationnisme cherche à revêtir les habits de la science à travers ce que l'on pourrait appeler un " négationnisme démographique ".

Frédéric Paulin
doctorant EHESS


1 - Justin McCarthy, Muslims and Minorities. The Population of Ottoman Anatolia and the End of the Empire, New York and London, New York University Press, 1983, 248 pages.

2 - Voir notamment : Levon MARASHLIAN, Politics and demography, Armenians, Turks and Kurds, Cambridge(MA), Zoryan Institute, 1991, 150 pages.

3 - Source : pour les chiffres ottomans : Kemal KARPAT, Ottoman population 1830-1914, Demographics and social characteristics, Madison, The University of Wisconsin, 1985, p.188. Pour les chiffres du patriarcat arménien : Marcel LEART(pseud.) [Krikor ZOHRAB], La Question Arménienne à la lueur des documents, Paris, Augustin Challamel, 1913, pp. 60-61.
Ces chiffres ont été présentés à la veille de la guerre au moment où était réactivée la Question Arménienne et en 1919 à la Conférence de la Paix.

4 - Justin McCARTHY, Muslims and Minorities. op. cit. p.166.

5 - Daniel PANZAC, " Analyses bibliographiques : Muslims and Minorities de Justin McCARTHY ", Revue de l'Occident Musulman et de la Mediterranée, 39, Aix, 1985, pp. 37 et 38 respectivement.

6- Daniel PANZAC, " L'enjeu du nombre : la population de la Turquie de 1914 à 1927 ", Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, 50, 1988-4, pp. 45-67.

7 - Kemal KARPAT, Ottoman population 1830-1914, Demographics and social characteristics, Madison, The University of Wisconsin, 1985, p. 189.

8 - Pour Van et Bitlis, McCARTHY applique un facteur correctif supplémentaire aux Arméniens en se recalant par rapport au nombre d'habitants par foyer musulman sans étude anthropologique préalable pour s'assurer que la taille des familles est la même dans les différentes communautés.

9 - Alfred Lotka, Relation between birth Rates and Death Rates, Science, N-S. Vo 26, n°653 (1907), pp.21-22.

10 - Alfred Lotka, Théorie analytique des associations biologiques, Hermann et Cie, Paris, t.II 1939.

11 - Ansley COALE et Paul DEMENY, Regional Model Life Tables and Stables Populations, Princeton, Princeton University Press, 1966, 871 pages (1ère éd.); Academic Press, New York, 1983, 496 pages (2e éd.).

12 - Nations Unies, " Manuel IV, méthodes permettant d'estimer les mesures démographiques fondamentales à partir de données incomplètes ", Population studies, n°42, (v.o. : 1967, v.f. : 1969). réf: ST/SOA/Série A/42, 135 pages.

13 - Ibid., p.51.

14 - Ibid., p.13.

15 - Ibid., pp.51-52.

16 - Ibid., p.52.

17 - Ibid., p.13.

18 - Ibid., p.52.

19 - Cem BEHAR, " Evidence on Fertility Decline in Istanbul (1885-1940) ", Rapport de recherche, n°07, Bogazici Üniversitesi - Sosyal Bilimler Enstitüsü - Istanbul, 1987 ,30 p. Voir aussi : Alan DUBEN et Cem BEHAR, Istanbul households. Marriage, family and fertility 1880-1940, Cambridge, New York, Port Chester, Melbourne, Sydney, Cambridge University Press, 1991, 276 pages.

20 - Cf Frédéric Paulin, Histoire de la Famille et démographie historique des Arméniens Ottomans, fin XIX-début XXe, mémoire de DEA, sous la direction de J.-P. Bardet, EHESS, 1996, 173 pages, non-publié. Voir aussi Frédéric Paulin, " Démographie et structures familiales des Arméniens d'Ordou, 1910-1913 ", Revue du Monde Arménien moderne et contemporain, Société des Etudes Arméniennes, Paris, à paraître.

21 - Notamment après la reddition de Chamil (1859) et l'écrasement des derniers résistants à la conquête russe en Abkhazie (1864), près d'un demi-million de Tcherkesses, d'Abkhazes, de Tchétchènes, de Lezghis et d'autres montagnards musulmans sont contraints à l'exode et migrent vers l'Anatolie. Cf. Claire MOURADIAN, L'Arménie, Paris, PUF, " Que sais-je ? ", 1995, p.42.

22 - Justin McCARTHY, " Age, family, and migration in nineteenth-century Black Sea provinces of the Ottoman empire ", International Journal of Middle East Studies, 10, Cambridge, 1979, p. 313.

23 - Ibid. p.322.

24 - Justin McCARTHY, Muslims and Minorities... op.cit. p.226. La région de Trébizonde contient la ville de Rize. C'est la région pour laquelle McCARTHY applique le plus petit "facteur de correction" : 1,0242. Entre les deux calculs, cinquante ans se sont écoulés. Dans les cinquante années précédant 1895/96, la population n'a guère été plus stable que dans le demi-siècle précédant l'année 1846/47, date du registre sur lequel se fonde le calcul de l'article " Age, family, and migration in nineteenth-century Black Sea provinces of the Ottoman empire ", op. cit. Certes, le calcul de 1895/96 englobe tous les habitants de la province et non les seuls musulmans, aussi l'influence de la polygamie dans la perturbation du calcul global est-elle moindre. Cependant, l'influence des migrations est pour la population chrétienne probablement très forte alors que règne une période de terreur connue sous le nom de "massacres hamidiens".

25 - Justin McCARTHY, Muslims and Minorities... op.cit. p.138. " In numbers, the Muslims lost many more persons than did the Armenians; in percentage of total population, less. The great mortality of both Muslims and Armenians does not fit into any theory that posits one group of murderers, another group murdered. Both Muslims ans Christians were killers, both Muslims ans Christians were killed. " Les effectifs d'Arméniens et de musulmans avant guerre diffèrent d'un facteur 9 selon McCarthy lui-même (1,5 million d'Arméniens et 14 millions de musulmans), comparer des nombres absolus de morts n'a donc aucun sens.

26 - Daniel PANZAC, " Analyses bibliographiques : ... ", op. cit., p. 37.

27 - Réf. : E/CN4/SUB.2/1985/L.15 et E/CN4/SUB.2/1985/6. Voir aussi Le Monde et Le Journal de Genève du 30.08.85.

28 - Yves TERNON, Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille, Parenthèses, 1989, 229 pages.

29 - De nombreuses plaquettes de propagande sont signées " Professeur Dr. Türkkaya ATAÖV, Directeur de la Division des Relations Internationales de la Faculté des Sciences Politiques à l'Université d'Ankara ". Parmi elles :

" Les "documents" d'Andonian attribués à Talât Pacha sont des faux ! " Ankara, avril 1984.

" Les décès dûs à la maladie en relation avec la question arménienne ". Ankara, juin 1985.

" An armenian falsification ". Ankara juillet 1985.

" Documents on the armenian question : forged and authentic ". Ankara, août 1985.

30 - Principalement l'ouvrage de Sinasi OREL et Süreyya YUCA, Affaires arméniennes, "les télégrammes de Talaat Pacha", fait historique ou fiction ?, S.L., Ed. Triangle, Société Turque d'Histoire, 1983, ainsi que celui de Kamuran GÜRÜN Kamuran, Ermeni dosyasi, Ankara, Société Turque d'Histoire, 1984, 319 pages, trad. fr. Le dossier arménien, S.L., Ed. Triangle, 1984.

31 - Nous faisons allusion ici à Heath LOWRY confondu récemment grâce à l'interception fortuite de son courrier avec l'ambassadeur de Turquie. On trouvera le détail de l'affaire dans l'article de Roger SMITH, Eric MARKUSEN et Robert LIFTON, " Professional Ethics and the Denial of Armenian Genocide ", Holocaust and Genocide Studies, Vol. V9 N1, 1995, pp. 1-22.

32 - Il s'agit ici de la condamnation de Bernard LEWIS, le 21 juin 1995, par la 1ère Chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris suite à ses déclarations niant la réalité du génocide arménien dans le journal Le Monde. du 13 novembre 1993 et du 1er janvier 1994 Le Tribunal remarque que " c'est en occultant les éléments contraires à sa thèse que le défendeur a pu affirmer qu'il n'y avait pas de "preuves sérieuses" du génocide arménien ". Publication judiciaire parue dans Le Monde du 24 avril 1996 p.15.

33 - Assembly of Turkish American Associations, ATA-USA, Fall 1995 - Winter 1996, p.70, cité par Levon Marashlian dans Politics and demography..., op. cit. p. 53. " Dr. McCathy stated that he, Dr. Lowry, Profesor Stanford Shaw, and many others have been working to correct the image of Turkey end Turkish History in the United State. "

34 - Concernant le négationnisme démographique dans le cas juif, Florent BRAYARD, auteur d'un livre sur la naissance du révisionnisme, remarque que dès 1951 " Christian ERRANS avait, dans Rivarol, fixé la jauge au-dessous de laquelle le nombre de victimes transformait un véritable génocide en un simple fait de guerre. " Florent BRAYARD, Comment l'idée vint à M. Rassinier, Naissance du révisionnisme, Paris, Fayard, 1996, p. 447. ERRANS divisait par quatre le bilan du génocide juif : " En réalité un quart seulement ont connu un sort tragique " concluait-il dans Rivarol du 31 mai 1951.

C'est cependant Paul RASSINIER qui fit pour la première fois un raisonnement révisionniste sur des statistiques. Florent BRAYARD, op. cit. p.300, cite un chapitre du livre de Paul RASSINIER,Ulysse trahi par les siens qui date de 1961 : " 6.000.000 de gazés ou..." où RASSINIER remet en cause le rapport de l'inspecteur des SS des statistiques, le docteur Korherr. En 1964, RASSINIER compléta sa réfutation en établissant son propre bilan du génocide juif dans Le Drame des Juifs européens, Paris, Les Sept Couleurs, 1964. Il arrivait à deux chiffres : 1.593.292 ou 1.003.392 " Juifs européens morts des persécutions nazies, en camp de concentration ou autrement ". Ses thèses furent reprises ensuite par d'autres négationnistes en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. On peut citer par exemple l'opuscule de 28 pages signé Richard HARWOOD (pseud.) [Richard VERRALL], Did Six Million Really Die ? The Truth at last, Brighton, Historical Review Press/Hancock, 1974, 28 pages.