Quelques temps avant la reconnaissance du génocide arménien de 1915
dans l'Empire ottoman par la Sous-Commission des droits de l'Homme de
l'ONU en 1985, puis par le Parlement Européen en 1987, un ouvrage
niant la réalité de ce génocide en se fondant sur la démographie
mathématique moderne parut aux Etats-Unis. Il s'agit du livre du
turcologue américain Justin McCarthy Muslims and Minorities, the
population of Ottoman Anatolia and the End of the Empire1. En
s'appuyant sur la théorie des populations stables, ce professeur de
l'Université de Louisville (Kentucky), tenta de reconstituer les
effectifs des diverses communautés composant la Turquie d'Asie à la
veille de la première guerre mondiale. Puis, par soustraction avec le
nombre de survivants, il estima les pertes subies par chaque
communauté au cours de la guerre, relativisant les souffrances des uns
par celles des autres.
Le travail de McCarthy est encore considéré comme une référence
statistique par les ottomanistes. Il s'agit du seul livre sur le sujet
faisant appel à la démographie mathématique moderne à travers la
théorie des populations stables. Jusqu'à présent, les critiques
relatives à cet ouvrage n'ont pas abordé la méthode démographique
employée2. A travers l'examen de Muslims and minorities, l'objet de
cet article est d'analyser comment est appliqué le modèle des
populations stables d'un point de vue méthodologique, et, comment sont
utilisés politiquement les résultats à des fins de négation
historique.
-
Controverse statistique -
L'effectif de la population arménienne nous est connu uniquement à
partir de statistiques agrégées, élaborées par l'État ottoman et par
le Patriarcat Arménien de Constantinople au début du XXème siècle. Les
statistiques qu'ils ont publiées avant guerre et après guerre sont
contradictoires. L'État prétend que le nombre d'Arméniens avant guerre
était inférieur à 1,3 million alors que le Patriarcat arménien avance
le chiffre de 2,1 millions3.
Admettant la sous-évaluation des chiffres ottomans, le turcologue
américain, Justin McCarthy, a essayé de corriger ceux-ci pour évaluer
les effectifs des divers éléments de l'Empire à la veille de la
Première Guerre Mondiale puis a tenté de mesurer les pertes subies.
- Les sources de McCarthy -
Justin McCarthy cherche à déterminer la population à la veille de la
Grande Guerre. Il prend donc le dernier état statistique de l'Empire
ottoman, c'est à dire celui relatif à l'année 1914. Une version
française a été publiée par les autorités en 1919 dans le cadre de la
préparation de la Conférence de la paix. Il s'agit du Tableau
indiquant le nombre des divers éléments de la population dans l'Empire
ottoman au 1er mars 1330 (14 mars 1914), Constantinople, 1919.
McCarthy a trouvé l'original en turc ottoman à la Bibliothèque du
Musée Archéologique d'Istanbul. Il s'intitule Statistiques de
population de l'Empire Ottoman pour l'année 1330M.[=1914].
Premier problème : quelle est la date exacte de la source ? Le titre
du document de 1919 semble indiquer qu'il s'agit bien d'une
statistique relative à l'année 1914. Mais McCarthy prétend que l'année
de compilation des données et celle d'impression des résultats sont
décalées. L'année de compilation serait l'année 1330 de l'Hégire et
celle de l'impression des statistiques originales de 1330 du
calendrier financier. C'est pourquoi, la statistique concernerait
l'année 1912 et l'impression, l'année 1914.
Deuxième problème : il ne s'agit pas d'un recensement, contrairement à
ce que laisse penser McCarthy en citant sa source dans le paragraphe
Censuses de son appendice sur les sources4. Il emploie certes des
guillemets ( The 1330 "Census" ), mais la méprise est facile. Par
exemple, un lecteur pourtant attentif comme Daniel PANZAC, parle dans
son compte-rendu du livre de McCarthy de " recensements
ou plutôt de relevés de population " puis dans son tableau récapitulatif, de "
recensements ottomans "5. Enfin, trois ans plus tard, dans un livre
consacré à cette controverse statistique, Daniel PANZAC parle de " recensement ottoman de 1914 "6. Or, il n'y a jamais eu de recensement
ottoman après 1906/7. McCarthy n'a pas jugé utile d'expliquer le mode
de calcul utilisé par les autorités pour arriver aux statistiques de
1914. Pourtant, l'introduction du document ottoman l'expliquait, ainsi
que le précise Kemal KARPAT dans son ouvrage7. Les chiffres ottomans
pour 1914 n'ont pas été obtenus à partir d'un recensement effectué
l'année en question, mais par la mise à jour du recensement de 1906/7.
On s'est contenté d'ajouter les naissances et de retirer les décès
enregistrés entre 1907 et 1914. On n'a donc tenu aucun compte des
migrations. Par ailleurs, il existe un risque non seulement de
sous-enregistrement des naissances mais aussi de sur-représentation
des survivants à la veille de la Guerre car nous ne savons pas si les
mécanismes de mise à jour de l'état civil mis en place au cours des
années 1880 fonctionnaient bien.
Troisième problème : cette statistique comme la plupart des
statistiques ottomanes ne détaille pas la population par sexe et par
âge. On ne peut donc pas rechercher directement sur ces données les
facteurs correctifs. McCarthy calcule les facteurs correctifs sur une
autre source : les statistiques de 1313 (1895/96) qui détaillent par
province la population en différenciant les classes d'âges et les
sexes. Il applique ensuite ces facteurs correctifs à l'état
statistique de 1912. Pourquoi les facteurs correctifs calculés pour
une statistique donnée devraient-ils être valables pour une autre
postérieure de 20 ans ?
- La méthode McCarthy
McCarthy part du présupposé qu'il n'y a pas de sous-enregistrement
spécifique des Arméniens à l'exception de deux provinces8. Il applique
donc à la population arménienne le même facteur correctif qu'à la
population musulmane. Selon lui, les défauts des statistiques
ottomanes concernent uniquement le sous-enregistrement des femmes et
des enfants ainsi que l'incertitude sur l'âge. Pour corriger les
effectifs féminins, il considère qu'il y a autant de femmes que
d'hommes et calque sa demi-pyramide féminine sur sa demi-pyramide
masculine. A partir de cette demi-pyramide, il calcule le nombre
d'enfants en recherchant la table type de population stable qui
coïncide le mieux.
-
La théorie des populations stables -
La théorie des populations stables constitue la base des
développements modernes en démographie mathématique. Elle a été
élaborée par le démographe américain Alfred Lotka à partir de 19079 et
est exposée en détail dans son ouvrage de 1939 : Théorie analytique
des associations biologiques10. Le principe est que toute population
soumise à des lois de fécondité et de mortalité invariables finit par
avoir une composition par âge immuable et un taux d'accroissement
annuel constant. Par voie de conséquence, l'allure de la pyramide des
âges d'une population stable peut être déterminée mathématiquement et
sera obtenue indépendamment de la composition de la population de
départ pour peu que la fécondité et que la mortalité restent stables
pendant une longue période et que la population connaisse peu de
migrations.
Après la guerre, les travaux d'Ansley COALE et Paul DEMENY11 permirent
l'établissement de tables types de populations stables pour les
différentes régions du monde. Ces tables types sont utilisées pour
faire des prévisions démographiques mais aussi pour corriger des
données démographiques du passé défectueuses ou incomplètes. Afin
d'utiliser correctement ces tables, un manuel rédigé par ces mêmes
auteurs a été édité par les Nations Unies en 196712. Ce manuel précise
les conditions d'application du modèle mathématique et calcule les
erreurs entraînées par la non-stabilité de la population que l'on a
supposée stable.
" Théoriquement, on ne devrait utiliser des populations stables pour
faire des estimations que dans le cas d'une population fermée dont la
mortalité des 25 ou 30 dernières années n'a pas changé et dont la
fécondité est la même depuis deux générations "13. En pratique, quand
faut-il recourir à la théorie des populations stables ? " Chaque fois
que la fécondité n'a subi que des variations de faible amplitude et de
courte durée pendant les cinq ou six décennies précédentes et que la
mortalité ne s'est modifiée que faiblement et graduellement au cours
de la génération précédente "14. Le Manuel précise également qu' "
en
général, les méthodes d'estimation à base de populations stables ne
devraient servir que là où la limitation des naissances n'est pas
d'usage courant, puisque cette pratique entraîne des oscillations
profondes de la fécondité. Il faut aussi écarter cette méthode si les
migrations ont une influence marquée sur la composition par âge, ce
qui est le cas pour la population de nombreuses villes des pays en
voie de développement "15. Le Manuel conseille vivement de se fonder
sur l'analyse de la composition féminine plus que sur celle de la
composition masculine car cette dernière est plus sujette aux
déformations dues aux migrations. De plus, les femmes sont souvent
accompagnées dans leurs déplacements de leurs enfants ce qui permet de
limiter les déformations. Enfin, un brusque changement dans la
nuptialité est une tendance qui rend les estimations à base de
population stable sujette à des erreurs16.
" Pour dire d'une population qu'elle est stable, il faut
essentiellement que sa composition par âge et son taux d'accroissement
soient restés constants tout au long d'une série de recensements "17.
Le Manuel prend deux exemples pour montrer un cas d'applicabilité de
la théorie et un cas où le modèle ne doit pas être utilisé. " Un
examen de la composition par âge de la Turquie depuis 1935 nous montre
clairement (malgré les déformations manifestes dues aux mauvaises
réponses sur l'âge) que la nécessité a beaucoup diminué pendant
certaines périodes depuis 1910 : on a la preuve avec la présence d'une
brèche dans la pyramide des âges qui ne reste pas au même niveau d'un
recensement à l'autre (ce qui serait le cas s'il s'agissait d'erreurs
de déclaration), mais qui, au contraire, monte de 5 ans en 5 ans quand
on passe d'un recensement au suivant. En revanche, les compositions
par âge de l'Inde entre 1889 et 1911 sont irrégulières sans que leur
allure d'ensemble change beaucoup, de sorte que la cause en est bien
les mauvaises déclarations, alors que la composition sous-jacente
reste la même. On peut donc appliquer la méthode des populations
stables à l'Inde de 1911, mais non à la Turquie pour la période
indiquée "18.
Les conditions d'application de la théorie sont-elles vérifiées ?
La recommandation fondamentale du Manuel est de s'assurer que la
composition par âge et le taux d'accroissement restent constants tout
au long d'une série de recensements. Dans le cas de la Turquie
ottomane, on ne peut, hélas, se fonder sur une série de recensements,
car il n'y a eu que deux recensements généraux à la fin de l'Empire,
ce qui est insuffisant pour constituer une série. De plus, on ne
possède qu'une source qui détaille la composition par âge et par sexe
pour l'ensemble des provinces. Il faut donc passer en revue une à une
toutes les autres conditions d'application de la théorie.
On peut résumer les conditions d'application et les recommandations du
Manuel par ces 4 points :
-
mortalité constante dans les 30 années précédentes,
-
fécondité constante dans les 60 années précédentes et pas de variation
de la nuptialité,
-
pas de migration affectant une catégorie d'âge,
-
emploi de la composition féminine plutôt que de la composition
masculine.
Mortalité
La mortalité n'est absolument pas restée constante et n'a pas affecté
chacune des communautés de la même façon. Aussi, appliquer le même
facteur correctif à des communautés de destin différent prête le flan
à la critique. Par exemple, la guerre russo-turque de 1877-78 ne
concerne que les musulmans mâles (seuls mobilisables), alors qu'à
partir de 1910 les non-musulmans sont incorporés dans l'armée. Entre
temps, les massacres hamidiens des années 1895-1896 et les massacres
de Cilicie en 1909 ont visé exclusivement les Arméniens. McCarthy
utilise le modèle de population stable pour calculer ses facteurs
correctifs sur une source de 1895/96 et applique le résultat sur une
source de 1912. Ni dans un cas, ni dans l'autre, les trente années qui
précèdent n'ont connu une mortalité constante.
Fécondité et nuptialité
La fécondité et la nuptialité sont fort mal connues pour l'Anatolie.
Il est probable que la limitation volontaire des naissances n'ait pas
encore été pratiquée en milieu rural à cette époque. Cependant, il
n'en est peut-être pas de même pour les villes de province. On sait,
grâce à Cem Behar19, que dans la capitale, Constantinople, la
communauté musulmane pratiquait déjà le contrôle des naissances dans
cette dernière période et que l'âge au mariage s'était constamment
élevé au cours de ces années. Des sources paroissiales récemment
retrouvées pour la ville d'Ordou (nord-est) vont dans le même sens
concernant la fécondité des Arméniens20.
Migrations
L'époque considérée par le livre de Justin McCarthy est la plus
instable qui soit. Toutes sortes de migrations intérieures comme
extérieures sont observables. Le problème des "bantoukhds", ces jeunes
Arméniens qui migrent des provinces vers les villes ou à l'étranger,
abandonnant femmes et enfants est un phénomène bien connu à l'époque
considérée. Il concerne une catégorie d'âge particulière.
L'immigration brusque de musulmans après la conquête russe du
Caucase21 au XIXe, puis, de nouveau après la guerre russo-turque de
1877-1878, l'émigration des Arméniens suite aux massacres des années
1895-1896, le nouvel afflux de réfugiés musulmans à partir de
1908-1909 et plus encore avec les guerres balkaniques en 1912-1913,
sont autant de facteurs responsables d'un gigantesque chassé-croisé
impliquant des millions d'individus. Cela devrait interdire
l'utilisation des modèles de populations stables.
Emploi de la composition féminine plutôt que masculine -
Par ailleurs, on se fonde sur le nombre d'hommes pour calculer le
nombre d'enfants. Or, un article précédent de Justin McCARTHY sur des
registres de conscription nominatifs avait démontré implicitement
qu'on ne pouvait connaître le nombre d'enfants à partir du nombre
d'hommes. Il montrait sur la ville de Rize dans le nord-est que les
tables types de population stable auraient eu besoin de beaucoup plus
d'hommes pour prévoir le nombre d'enfants du registre. En ajustant
dans l'autre sens, soit du nombre d'enfants au nombre d'adultes, il
trouvait un nombre d'hommes adultes qui aurait dû être deux fois plus
grand pour être compatible avec le nombre d'enfants ! L'une des causes
de cette situation était due, selon l'auteur, au plus grand nombre de
femmes que d'hommes en raison des migrations et de la conscription
militaire22. Il montrait même que grâce à la polygamie, le nombre
d'enfants restait stable en dépit des changements dans la population
masculine. " Le nombre d'enfants nés dépendait du nombre de jeunes
femmes adultes, qui était à peu près constant, contrairement au nombre
d'hommes, qui fluctuait en raison de la guerre et des migrations "23.
Dans ces conditions, dire pour la même région dans un livre
postérieur, en se fondant sur la même méthode des populations stables,
que le sous-enregistrement des registres ottomans n'est que de 2,4 %,
semble bien optimiste24.
Les conclusions de McCarthy
L'objectif de McCarthy était avant tout de comparer les pertes
arméniennes et musulmanes pendant la guerre. Même en admettant ses
chiffres, on constate que la thèse de l'auteur sur l'affrontement à
armes égales entre deux communautés toutes deux meurtrières et toutes
deux victimes défie la logique. Partout la proportion de non-musulmans
tués est bien supérieure à celle des musulmans tués. Ne s'encombrant
d'aucun scrupule, McCarthy contrebalance les pourcentages par des
nombres absolus expliquant qu'il y a plus de musulmans morts que de
chrétiens25. Mais au-delà des proportions, McCarthy ignore la
chronologie en tentant de mesurer l'impact " des événements de 1914 à
1922 ". Il oublie de préciser que l'essentiel des pertes arméniennes a
eu lieu du printemps à l'hiver 1915 alors que l'essentiel des pertes
musulmanes se produit de 1916 à 1919, donc après. Comme le souligne
justement Daniel PANZAC dans son compte-rendu de l'ouvrage de McCARTHY,
" dans ces conditions, l'affrontement à armes égales entre les deux
communautés n'a pas pu avoir lieu. Si les Musulmans ont bien été, en
nombre très élevé, victimes de la guerre russe, la dispersion et
l'anéantissement de la communauté arménienne résulteraient surtout de
la volonté des autorités ottomanes "26.
Le contexte politique de publication
Ayant analysé la fragilité méthodologique du livre de Justin McCarthy,
il nous reste à comprendre dans quelles circonstances a pu être
produit cet ouvrage. Le titre Muslims and minorities est trompeur. En
fait, environ un tiers est consacré aux Arméniens, le reste traitant
des Grecs et des Musulmans. L'intention négationniste qui apparaît
clairement dans la conclusion finale avec le renvoi dos à dos des
acteurs et la date de publication (1983) nous fournissent un indice.
Nous somme à la veille d'une série d'échéances qui vont voir le
génocide arménien reconnu par diverses instances. Le 15 avril 1984,
une juridiction morale, le Tribunal Permanent des Peuples, réuni à la
Sorbonne, décide que " le gouvernement des Jeunes Turcs est coupable
de génocide, en ce qui concerne les faits perpétrés de 1915 à 1917 ".
Puis, c'est au tour de la Sous-Commission des droits de l'Homme de
l'ONU, d'adopter le 29 août 1985 une résolution27 qui qualifie les
événements de 1915 dans l'Empire ottoman de génocide. Ce fut
l'aboutissement d'une bataille débutée en 1973 autour du paragraphe
mentionnant le génocide arménien, qui avait été retiré en 1978 après
les pressions exercées par la Turquie. Ce n'est que le 29 août 1985
que fut rétabli définitivement la mention du génocide arménien. Le 18
juin 1987, le Parlement Européen adopta à son tour une résolution
"sur une solution politique de la question arménienne", dans laquelle il
reconnaissait le génocide arménien et subordonnait l'entrée de la
Turquie dans la CEE à sa reconnaissance par Ankara. Enfin, en 1990,
alors que le Congrès des Etats-Unis débattait de la question du vote
d'une résolution commémorative du génocide arménien, le sénateur
américain Robert Byrd brandit le livre de Justin McCarthy pour
défendre la thèse du déni, s'associant ainsi à la position de l'État
turc. Ce dernier fit, en effet, de grands efforts non seulement pour
refuser toute responsabilité, mais aussi pour nier le fait historique.
Au cours de ces années, les cercles intellectuels et de pouvoir
occidentaux reçurent de Turquie de nombreuses plaquettes qui
révisaient l'Histoire dans le sens de la négation. Progressivement, le
déni se fit plus professionnel. Ce qu'Yves TERNON a nommé dans son
Enquête sur la négation d'un génocide28,
la " stratégie armée de
négation " se déploya sur trois niveaux. Au premier niveau, on trouve
des pamphlets29.
Au second, des livres édités par la Société Turque
d'Histoire, organisme créé dans les années trente par Mustafa Kemal
pour prouver ses théories historiques30.
Au troisième, on compte les
contributions d'universitaires américains dont la connivence avec la
diplomatie turque a été démontrée récemment31
ou dont le manque de
déontologie a valu une condamnation devant les tribunaux32.
Le livre
de Justin McCarthy s'inscrit dans ce troisième cercle. Quelques années
après sa parution, l'intention d'aider la Turquie à corriger son image
est avouée par l'auteur lui-même dans son discours à l'Université du
Bosphore alors qu'il en est fait le docteur honoris causa33.
La mécanique dénégatoire comporte plusieurs rouages. Le premier a pour
objet de rétrécir la base documentaire sur laquelle l'historiographie
du génocide est fondée. Le second vise à minimiser le nombre des
victimes pour réduire l'événement.
Le négationnisme démographique
Le bilan du génocide arménien, généralement évalué à 1,5 million de
morts, a subi comme le génocide juif34, les assauts de la soustraction
négationniste. Celle-ci comporte d'une part un premier terme,
constitué d'une sous-estimation de l'effectif d'avant-guerre, et
d'autre part un second terme, réalisant une surestimation du nombre de
survivants. Le résultat de l'opération est évidemment un nombre de
victimes très réduit. L'objectif est toujours de montrer que les
pertes arméniennes ne sont pas supérieures aux pertes musulmanes ou
que les pertes juives ne sont pas supérieures aux pertes allemandes.
Après quoi, on cherche à transformer l'interprétation des faits en une
lutte entre deux éléments ne comportant plus de crimes contre
l'humanité mais seulement des crimes de guerre aux responsabilités
partagées. C'est la conclusion à laquelle aboutit le turcologue
démographe Justin McCarthy. En faisant appel à la démographie, le
négationnisme cherche à revêtir les habits de la science à travers ce
que l'on pourrait appeler un " négationnisme démographique ".
Frédéric Paulin
doctorant EHESS
1 - Justin McCarthy, Muslims and Minorities. The Population of Ottoman
Anatolia and the End of the Empire, New York and London, New York
University Press, 1983, 248 pages.
2 - Voir notamment : Levon MARASHLIAN, Politics and demography,
Armenians, Turks and Kurds, Cambridge(MA), Zoryan Institute, 1991, 150
pages.
3 - Source : pour les chiffres ottomans : Kemal KARPAT, Ottoman
population 1830-1914, Demographics and social characteristics,
Madison, The University of Wisconsin, 1985, p.188. Pour les chiffres
du patriarcat arménien : Marcel LEART(pseud.) [Krikor ZOHRAB], La
Question Arménienne à la lueur des documents, Paris, Augustin
Challamel, 1913, pp. 60-61.
Ces chiffres ont été présentés à la veille de la guerre au moment où
était réactivée la Question Arménienne et en 1919 à la Conférence de
la Paix.
4
- Justin McCARTHY, Muslims and Minorities. op. cit. p.166.
5 - Daniel PANZAC, " Analyses bibliographiques : Muslims and
Minorities de Justin McCARTHY ", Revue de l'Occident Musulman et de la
Mediterranée, 39, Aix, 1985, pp. 37 et 38 respectivement.
6- Daniel PANZAC, " L'enjeu du nombre : la population de la Turquie
de 1914 à 1927 ", Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, 50,
1988-4, pp. 45-67.
7 - Kemal KARPAT, Ottoman population 1830-1914, Demographics and
social characteristics, Madison, The University of Wisconsin, 1985, p.
189.
8 - Pour Van et Bitlis, McCARTHY applique un facteur correctif
supplémentaire aux Arméniens en se recalant par rapport au nombre
d'habitants par foyer musulman sans étude anthropologique préalable
pour s'assurer que la taille des familles est la même dans les
différentes communautés.
9 - Alfred Lotka, Relation between birth Rates and Death Rates,
Science, N-S. Vo 26, n°653 (1907), pp.21-22.
10 - Alfred Lotka, Théorie analytique des associations biologiques,
Hermann et Cie, Paris, t.II 1939.
11 - Ansley COALE et Paul DEMENY, Regional Model Life Tables and
Stables Populations, Princeton, Princeton University Press, 1966, 871
pages (1ère éd.); Academic Press, New York, 1983, 496 pages (2e éd.).
12 - Nations Unies, " Manuel IV, méthodes permettant d'estimer les
mesures démographiques fondamentales à partir de données incomplètes
", Population studies, n°42, (v.o. : 1967, v.f. : 1969). réf: ST/SOA/Série
A/42, 135 pages.
13 - Ibid., p.51.
14 - Ibid., p.13.
15 - Ibid., pp.51-52.
16 - Ibid., p.52.
17 - Ibid., p.13.
18 - Ibid., p.52.
19 - Cem BEHAR, " Evidence on Fertility Decline in Istanbul
(1885-1940) ", Rapport de recherche, n°07, Bogazici Üniversitesi -
Sosyal Bilimler Enstitüsü - Istanbul, 1987 ,30 p. Voir aussi : Alan
DUBEN et Cem BEHAR, Istanbul households. Marriage, family and
fertility 1880-1940, Cambridge, New York, Port Chester, Melbourne,
Sydney, Cambridge University Press, 1991, 276 pages.
20 - Cf Frédéric Paulin, Histoire de la Famille et démographie
historique des Arméniens Ottomans, fin XIX-début XXe, mémoire de DEA,
sous la direction de J.-P. Bardet, EHESS, 1996, 173 pages, non-publié.
Voir aussi Frédéric Paulin, " Démographie et structures familiales des
Arméniens d'Ordou, 1910-1913 ", Revue du Monde Arménien moderne et
contemporain, Société des Etudes Arméniennes, Paris, à paraître.
21 - Notamment après la reddition de Chamil (1859) et l'écrasement des
derniers résistants à la conquête russe en Abkhazie (1864), près d'un
demi-million de Tcherkesses, d'Abkhazes, de Tchétchènes, de Lezghis et
d'autres montagnards musulmans sont contraints à l'exode et migrent
vers l'Anatolie. Cf. Claire MOURADIAN, L'Arménie, Paris, PUF, " Que
sais-je ? ", 1995, p.42.
22 - Justin McCARTHY, " Age, family, and migration in nineteenth-century
Black Sea provinces of the Ottoman empire ", International Journal of
Middle East Studies, 10, Cambridge, 1979, p. 313.
23 - Ibid. p.322.
24 - Justin McCARTHY, Muslims and Minorities... op.cit. p.226. La
région de Trébizonde contient la ville de Rize. C'est la région pour
laquelle McCARTHY applique le plus petit "facteur de correction" :
1,0242. Entre les deux calculs, cinquante ans se sont écoulés. Dans
les cinquante années précédant 1895/96, la population n'a guère été
plus stable que dans le demi-siècle précédant l'année 1846/47, date du
registre sur lequel se fonde le calcul de l'article " Age, family, and
migration in nineteenth-century Black Sea provinces of the Ottoman
empire ", op. cit. Certes, le calcul de 1895/96 englobe tous les
habitants de la province et non les seuls musulmans, aussi l'influence
de la polygamie dans la perturbation du calcul global est-elle
moindre. Cependant, l'influence des migrations est pour la population
chrétienne probablement très forte alors que règne une période de
terreur connue sous le nom de "massacres hamidiens".
25 - Justin McCARTHY, Muslims and Minorities... op.cit. p.138. " In
numbers, the Muslims lost many more persons than did the Armenians; in
percentage of total population, less. The great mortality of both
Muslims and Armenians does not fit into any theory that posits one
group of murderers, another group murdered. Both Muslims ans
Christians were killers, both Muslims ans Christians were killed. "
Les effectifs d'Arméniens et de musulmans avant guerre diffèrent d'un
facteur 9 selon McCarthy lui-même (1,5 million d'Arméniens et 14
millions de musulmans), comparer des nombres absolus de morts n'a donc
aucun sens.
26 - Daniel PANZAC, " Analyses bibliographiques : ... ", op. cit., p.
37.
27 - Réf. : E/CN4/SUB.2/1985/L.15 et E/CN4/SUB.2/1985/6. Voir aussi Le
Monde et Le Journal de Genève du 30.08.85.
28 - Yves TERNON,
Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille,
Parenthèses, 1989, 229 pages.
29 - De nombreuses plaquettes de propagande sont signées " Professeur
Dr. Türkkaya ATAÖV, Directeur de la Division des Relations
Internationales de la Faculté des Sciences Politiques à l'Université
d'Ankara ". Parmi elles :
" Les "documents" d'Andonian attribués à Talât Pacha sont des faux ! "
Ankara, avril 1984.
" Les décès dûs à la maladie en relation avec la question arménienne
". Ankara, juin 1985.
" An armenian falsification ". Ankara juillet 1985.
" Documents on the armenian question : forged and authentic ". Ankara,
août 1985.
30 - Principalement l'ouvrage de Sinasi OREL et Süreyya YUCA, Affaires
arméniennes, "les télégrammes de Talaat Pacha", fait historique ou
fiction ?, S.L., Ed. Triangle, Société Turque d'Histoire, 1983, ainsi
que celui de Kamuran GÜRÜN Kamuran, Ermeni dosyasi, Ankara, Société
Turque d'Histoire, 1984, 319 pages, trad. fr. Le dossier arménien, S.L.,
Ed. Triangle, 1984.
31 - Nous faisons allusion ici à Heath LOWRY confondu récemment grâce
à l'interception fortuite de son courrier avec l'ambassadeur de
Turquie. On trouvera le détail de l'affaire dans l'article de Roger
SMITH, Eric MARKUSEN et Robert LIFTON, " Professional Ethics and the
Denial of Armenian Genocide ", Holocaust and Genocide Studies, Vol. V9
N1, 1995, pp. 1-22.
32 - Il s'agit ici de la condamnation de Bernard LEWIS, le 21 juin
1995, par la 1ère Chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris
suite à ses déclarations niant la réalité du génocide arménien dans le
journal Le Monde. du 13 novembre 1993 et du 1er janvier 1994 Le
Tribunal remarque que " c'est en occultant les éléments contraires à
sa thèse que le défendeur a pu affirmer qu'il n'y avait pas de
"preuves sérieuses" du génocide arménien ". Publication judiciaire
parue dans Le Monde du 24 avril 1996 p.15.
33 - Assembly of Turkish American Associations, ATA-USA, Fall 1995 -
Winter 1996, p.70, cité par Levon Marashlian dans Politics and
demography..., op. cit. p. 53. " Dr. McCathy stated that he, Dr.
Lowry, Profesor Stanford Shaw, and many others have been working to
correct the image of Turkey end Turkish History in the United State. "
34 - Concernant le négationnisme démographique dans le cas juif,
Florent BRAYARD, auteur d'un livre sur la naissance du révisionnisme,
remarque que dès 1951 " Christian ERRANS avait, dans Rivarol, fixé la
jauge au-dessous de laquelle le nombre de victimes transformait un
véritable génocide en un simple fait de guerre. " Florent BRAYARD,
Comment l'idée vint à M. Rassinier, Naissance du révisionnisme, Paris,
Fayard, 1996, p. 447. ERRANS divisait par quatre le bilan du génocide
juif : " En réalité un quart seulement ont connu un sort tragique "
concluait-il dans Rivarol du 31 mai 1951.
C'est cependant Paul RASSINIER qui fit pour la première fois un
raisonnement révisionniste sur des statistiques. Florent BRAYARD, op.
cit. p.300, cite un chapitre du livre de Paul RASSINIER,Ulysse trahi
par les siens qui date de 1961 : " 6.000.000 de gazés ou..." où
RASSINIER remet en cause le rapport de l'inspecteur des SS des
statistiques, le docteur Korherr. En 1964, RASSINIER compléta sa
réfutation en établissant son propre bilan du génocide juif dans Le
Drame des Juifs européens, Paris, Les Sept Couleurs, 1964. Il arrivait
à deux chiffres : 1.593.292 ou 1.003.392 " Juifs européens morts des
persécutions nazies, en camp de concentration ou autrement ". Ses
thèses furent reprises ensuite par d'autres négationnistes en
Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. On peut citer par exemple
l'opuscule de 28 pages signé Richard HARWOOD (pseud.) [Richard VERRALL],
Did Six Million Really Die ? The Truth at last, Brighton, Historical
Review Press/Hancock, 1974, 28 pages. |