051 – Les gouvernements alliés de la Turquie ont-ils été complices du génocide ?
On peut dire que l'Allemagne, en particulier, a été au moins un complice
indirect et passif du génocide. En fermant les yeux sur des massacres qu'elle ne
pouvait ignorer, du fait de sa présence militaire, diplomatique et missionnaire
sur le terrain, pour ne pas s'aliéner un allié indispensable pour le cours de la
guerre ni menacer ses intérêts économiques, elle a laissé commettre des crimes
qu'elle aurait pu empêcher, comme l'atteste ses rares cas d'intervention: ainsi
à Smyrne, l'intervention du général Liman von Sanders évite à la population
arménienne d'être déportée. Des consuls comme celui d'Alep, Walther Rossler, et
surtout le pasteur Johannes Lepsius, président des missions orientales
allemandes, n'ont cessé d'alerter leur gouvernement. Mais on a aussi quelques
exemples de participation active aux exactions d'officiers allemands (dont
certains se retrouveront aux côtés de Hitler plus tard).
052 – Quelle a été l'attitude des puissances occidentales ?
Les pays de l'Entente ont condamné les crimes dès qu'ils en ont eu
connaissance. Au lendemain de la guerre, la Conférence de la paix essaie de
résoudre la question arménienne en reconnaissant l'indépendance de l'État
arménien, né le 28 mai 1918 dans le Caucase russe, après la chute du tsarisme,
avec des frontières étendues aux six provinces ottomanes de l'est
majoritairement peuplées d'Arméniens avant le génocide (traité de Sèvres, 10
août 1920). Mais la victoire des forces kémalistes, qui tirent profit des
rivalités entre les alliés français et britanniques ainsi que de la révolution
bolchevique qui entraîne la soviétisation de l'Arménie, conduit à l'annulation
du traité de Sèvres. Il est remplacé par le traité de Lausanne qui crée la
République turque, avec pour seule contrainte le respect des droits culturels et
religieux des minorités non musulmanes restées sur le territoire. Si elles
accueillent ou aident les survivants, les puissances finiront par oublier le
génocide.
053 - Quel a été le rôle de la Russie ?
En occupant l'est de la Turquie en 1916-1917, l'armée tsariste a apporté
un répit tardif aux Arméniens et a permis à une partie des rescapés de retourner
dans leurs foyers. Mais, lors de la révolution bolchevique d'octobre 1917,
l'armée russe se débande et abandonne les Arméniens à leur sort. Les réfugiés
sont à nouveau chassés par les troupes ottomanes qui reprennent le terrain perdu
lors de l'avancée des Russes.
054 – Les Arméniens représentaient-ils une « cinquième colonne» pour la Turquie
d'alors ?
C'est ainsi que les percevaient les plus extrémistes des nationalistes
jeunes-turcs au pouvoir, qui craignaient la force d'attraction des provinces
arméniennes du Caucase russe et les objectifs expansionnistes de l'empire
tsariste. Partagés entre deux empires rivaux, les Arméniens étaient conscients
des menaces pesant sur leur communauté qui allait se retrouver au cœur du champ
de bataille. Ils essayèrent, en vain, de plaider en faveur de la neutralité de
l'Empire ottoman dans le conflit.
055 – Les Arméniens s'étaient-ils effectivement ralliés à la Russie, ennemie de
la Turquie ?
Non. Les Arméniens furent massivement mobilisés dans les armées
respectives des empires dont ils faisaient partie (plus de 200 000 soldats de
part et d'autre). Mais ils avaient refusé d'organiser un mouvement de subversion
contre les Russes, comme le leur avaient demandé les Jeunes-Turcs, tandis qu'à
l'inverse, les Russes avaient réussi à constituer des groupes de volontaires
arméniens (environ 5 000 hommes) pour soutenir les forces tsaristes au Caucase.
Cela servira de prétexte aux accusations de trahison et d'espionnage lorsqu'avec
les premières défaites ottomanes sur le front du Caucase ou à Suez, lors de
campagnes menées par les ministres de la Guerre (Enver Pacha) et de la Marine (Djemal
Pacha) eux-mêmes, il faudra trouver des boucs émissaires pour préserver le
prestige des chefs de l'armée.
056 - Qu'est-il advenu des soldats arméniens dans l'armée ottomane ? Se sont-ils
rebellés ?
Non. Le ministre de la Guerre Enver Pacha a d'ailleurs manifesté
officiellement sa satisfaction pour le courage au combat et la loyauté des
soldats arméniens dans un message adressé au patriarche arménien d'Istanbul le
26 février 1915. Mais, au même moment, après les premières défaites ottomanes,
les 200 000 à 250 000 soldats arméniens, mobilisés dans l'armée ottomane,
étaient désarmés, affectés à des bataillons de travail puis exécutés en masse.
057 – Les Arméniens ont-ils de leur côté commis des massacres contre les Turcs ?
C'est lors de l'avancée de l'armée russe fin 1916, début 1917 que des
massacres (limités) de Turcs et de Kurdes ont eu lieu. Des partisans arméniens,
découvrant les villages ruinés et les charniers, ont exercé des représailles
contre la population civile. Ces exactions, que l'argumentaire turc utilise pour
justifier le massacre des Arméniens, voire pour accuser les Arméniens de «
génocide » contre les Turcs, sont bien postérieures aux événements de 1915-1916.
058 – Ces massacres de Turcs par des Arméniens sont-ils d'ampleur comparable aux
massacres de 1915 ?
Le nombre des victimes turques ou kurdes des représailles arméniennes est
estimé à quelques milliers.
059 – Que sont devenus les Arméniens ayant survécu au génocide ?
Outre les Arméniens d'Istanbul et de Smyrne, les rescapés (600 000 à 800
000) sont ceux qui ont pu fuir vers le Caucase, l'Iran, les Balkans ou les
provinces arabes, ainsi que les femmes et enfants enlevés ou cachés par des
familles turques, kurdes, bédouines, ou encore recueillis par des missionnaires.
Certains ont été islamisés et sont restés en Turquie. D'autres ont été
recherchés et rachetés après la guerre. L'essentiel des rescapés s'est dispersé
après la création de la République turque qui a porté sur les passeports des
exilés la mention « sans retour possible ».
060 – Quel était leur statut ?
Ils sont devenus des apatrides. C'est, entre autres, pour donner un statut
officiel à ces victimes du premier génocide du XXe siècle que la Société des
Nations, l'ancêtre de l'ONU, a créé un passeport spécial dit « passeport Nansen
», du nom du célèbre explorateur norvégien à la tête du Haut Commissariat aux
réfugiés nouvellement créé, donnant le droit de circuler aux réfugiés, interdits
de retour dans leur foyer d'origine par le régime kémaliste.