021 - Que rapportent
ces témoignages de diplomates ?
Ils attestent de l'intention d'éradication de la population
arménienne. L'un des télégrammes de l'ambassadeur Morgenthau,
daté du 16 juillet 1915, fait ainsi état du développement d'une
« campagne d'extermination raciale contre des Arméniens
pacifiques sous prétexte de répression contre une rebellion ».
On retrouve le même constat dans les dépêches de tous les
diplomates, y compris celles des alliés allemands de l'Empire
ottoman.
022 - A qui étaient
adressés ces télégrammes ?
Les télégrammes de Morgenthau étaient adressés au secrétaire
d'État, chef de la diplomatie des États-Unis, un pays neutre
jusqu'à son entrée en guerre contre les Puissances centrales en
avril 1917. Dès l'été 1915,
L'ambassadeur s'efforce de convaincre le président Wilson
d'exiger de la Turquie l'arrêt de l'extermination des Arméniens
et d'agir auprès du gouvernement allemand, allié des Turcs, pour
que lui aussi tente de « stopper l'anéantissement d'une race
chrétienne ».
023 - Quelle a été la
réaction des Turcs face aux accusations de crimes ?
Un démenti formel, ou bien l'attribution des morts arméniens aux conséquences de
l'état de guerre, ou encore la justification des déportations par une prétendue
trahison. Les arguments turcs sont établis dès 1917 dans une brochure publiée en
français à Istanbul, Aspirations et agissements révolutionnaires des comités
arméniens avant et après la proclamation de la Constitution ottomane, en réponse
aux témoignages accablants des Occidentaux.
024 - Comment la
Turquie, à l'époque des faits constatés et avérés ....
... par des témoins officiels
américains,a-t-elle pu se soustraire à la pression des États-Unis ?
Les États-Unis voulaient maintenir leur neutralité et n'étaient pas
encore la superpuissance qu'ils sont devenus depuis. Les dirigeants
ottomans se sont aussi abrités derrière le fait que « le traitement
de sujets turcs par le gouvernement turc était une affaire purement
intérieure; tant qu'elle n'affectait pas directement les vies et les
intérêts américains, elle ne concernait en rien les intérêts
américains ».
025 - Existe-t-il des
travaux historiques sur les massacres?
Oui, dès 1915. Le premier est Le Massacre des Arméniens. Le Meurtre d'une nation
(1915-1916), de l’historien britannique Arnold J. Toynbee, paru en anglais en
novembre 1915 et traduit en plusieurs langues, y compris en français, dès 1916.
C'est déjà une analyse synthétique sur les causes et les mécanismes du génocide.
Avec James Bryce, il a aussi publié un récapitulatif systématique, province par
province, des événements, le Livre bleu du gouvernement britannique concernant
le traitement des Arméniens dans l'Empire ottoman (1916). Le Rapport secret sur
les massacres arméniens du pasteur allemand Johannes Lepsius, publié aussi en
1916, constitue un autre ouvrage de référence. Depuis les années 1970, le
négationnisme de l'État turc a stimulé la recherche historique pour apporter la
preuve des événements.
026 - La presse de
l'époque s'est-elle fait l'écho des massacres ?
Dès janvier 1915 et tout au long de l'année, la presse des pays
de l'Entente et des pays neutres (États-Unis, avec une centaine
d'articles rien que dans le New York Times, Suisse, pays
scandinaves) a rendu compte pratiquement en direct des
déportations et de l’extermination des Arméniens de l'Empire
ottoman. En France, on trouve des comptes rendus des événements
même dans la presse de province.
027 - Quel a été rôle des
Kurdes dans le massacre des Arméniens ?
Les Kurdes, qui constituaient une population musulmane non turque, organisée en
tribus sous l'autorité de chefs féodaux dans des zones frontalières souvent
rétives au pouvoir central, ont été utilisés comme instruments d'une politique
décidée par les Jeunes-Turcs, ce qui était un moyen de les rallier en jouant de
la solidarité musulmane et surtout de l'appât du gain. Avec des criminels et
d'anciens prisonniers de droit commun recrutés au sein d'une Organisation
spéciale (Teskilati Mahsusa), créée en 1914 sous l'égide du ministère de
l'Intérieur comme une sorte d'« escadron de la mort., les Kurdes constituèrent
le bras armé du pouvoir dans le génocide.
028 - Les Arméniens et les
Kurdes n'avaient-ils pas vécu en bonne intelligence jusque-là ?
Plus ou moins, compte tenu de l'inégalité des droits entre musulmans et
non-musulmans et des vestiges de l'économie de razzia traditionnelle de tribus
kurdes longtemps nomades, prélevant femmes et bétail dans les villages arméniens
d'Anatolie de l'Est avec l'aval du pouvoir ottoman, même si les sultans
pouvaient parfois combattre les velléités d'autonomie des chefs féodaux. L'un
des objectifs principaux des mouvements révolutionnaires arméniens, apparus à la
fin du XIXe siècle, était justement d'organiser l'autodéfense des
paysans contre l'insécurité que faisaient régner ces tribus et leurs chefs. On
doit cependant noter que des Arméniens ont aussi été sauvés par leurs voisins
kurdes, ainsi que turcs.
029 - Certains des responsables
des massacres ont-ils été condamnés ?
Après la défaite militaire et la chute du gouvernement jeune-turc, quelques-uns
des principaux dignitaires du Comité Union et Progrès ont été traduits en cour
martiale à Istanbul en 1919-1920 par les Ottomans eux-mêmes. L'acte d'accusation
fait état de « déportations conçues et décidées par le comité central de l'
Ittihad » et de « l'extermination de tout un peuple constituant une communauté
distincte». Le verdict du 19 juillet 1919 condamne à mort les trois principaux
responsables, Talaat, Enver et Djemal, mais par contumace, et non comme
ministres, agents de l'État, mais comme membres d'une association secrète
coupable de conspiration. Cependant, la victoire de Mustapha Kémal qui établit
un gouvernement dissident à Ankara conduit à l'abolition des actes et traités du
gouvernement du dernier sultan à Istanbul. Une amnistie générale sera proclamée
en 1923. Les documents à charge sont détruits ou enfouis dans des archives
inaccessibles. Pourtant, les minutes de ces procès avaient été publiées dans le
journal officiel ottoman (Takvimi Vekayij de l'époque, ce qui constitue une
preuve directe des faits aujourd'hui niés par l'État turc.
30 - Le principal responsable
des massacres, l'ancien ministre de l'Intérieur jeune-turc Talaat Pacha,
a-t-il été condamné ?
Oui, par contumace, car il était en fuite à l'époque du procès.
La sentence a été appliquée par l'un des membres du groupe
«Némésis », voué au châtiment des criminels. II est mort,
assassiné à Berlin le 15 mars 1921 par un jeune «vengeur»
arménien de 23 ans, Soghomon Tehlirian, dont la famille avait
péri lors du génocide.