Extrait d’«Histoire d’Arménie » de Jean V. Guréghian
Ed. Yoran Embanner, 2011

Morceaux choisis

 

 …/…

CH. XVII – Les massacres de 1894 – 1896

 Après le départ à la retraite de l’Anglais Gladstone, Abdul Hamid se sent beaucoup plus libre de régler à sa guise la question arménienne.

Au printemps 1894, les habitants de Sassoun et sa région (à l’ouest du lac de Van) s’insurgèrent contre les Kurdes venus les rançonner pour la énième fois. Le sultan profita de cette occasion pour défier les puissances européennes. Il envoya sur Sassoun une véritable armada : la 4e armée turque et la 26e division commandée par Zeki pacha, forte de 12.000 hommes, ainsi que 40.000 Kurdes armés jusqu’aux dents, qui se livrèrent à une véritable boucherie durant plusieurs semaines. Les réactions des Européens, bien que parfois outragées, ne furent que verbales. C’est ce qu’attendait le sultan qui pouvait désormais mettre en application son plan d’extermination à grande échelle, à travers tout l’Empire, dès l’année suivante. Il prendra la précaution de prévenir le ministre russe des affaires étrangères, Lobanov, qui lui donnera… carte blanche.

La méthode était, toujours et partout, la même : vers midi, on sonne le clairon, c’est le signal des tueries. Préalablement préparés, des soldats, des Kurdes, des Tcherkesses, des Tchétchènes et des bandes de tueurs spécialement recrutés massacrent la population arménienne, sans distinction d’âge et de sexe. Dans les quartiers ou villages multinationaux, les maisons habitées par les Arméniens sont préalablement marquées à la craie par les indicateurs (troublante coïncidence, c’est la même méthode qui fut utilisée lors des massacres des Arméniens d’Azerbaïdjan en 1988 et 1990).

Aucune région ne fut épargnée. Même la capitale, Constantinople, fut le théâtre de deux effroyables massacres. C’était là peut-être l’erreur des Turcs, car il y avait à Constantinople des témoins oculaires occidentaux (ambassades, sociétés diverses, etc.). Après une sérieuse menace d’intervention militaire des Occidentaux, suite à la boucherie de Constantinople d’août 1896, qui était consécutive à la prise en otages des dirigeants de la Banque ottomane par des fédaïs arméniens (du parti dachnak), le sultan arrêta enfin les massacres.

Deux ans de massacres sans précédent (1894-1896) transforment l’Arménie occidentale tout entière en un vaste champ de ruines. Le missionnaire allemand Johannes Lepsius mena une enquête minutieuse, au terme de laquelle il fit le bilan catastrophique suivant : « … 2 493 villages pillés et détruits, 568 églises et 77 couvents pillés et détruits, 646 villages convertis, 191 ecclésiastiques tués, 55 prêtres convertis, 328 églises transformées en mosquées, 546.000 personnes souffrant du dénuement le plus complet et de la famine... », et il rajoute : « Ces chiffres sont le résultat de mes recherches personnelles; ils ne correspondent pas à la réalité des faits, réalité bien plus épouvantable encore ! ... »

Compte tenu de ces données, des 300.000 personnes tuées, des 50.000 orphelins et des 100.000 réfugiés en Transcaucasie, la population arménienne de l’Empire ottoman diminua de plus d’un demi-million d’âmes entre 1894 et 1896.

 

 

 CH. XVIII – La révolution jeune-turque et les massacres de 1909

 

En 1908, les Jeunes Turcs arrivent au pouvoir, apportant avec eux des promesses d’égalité et de fraternité entre tous les peuples de l’empire. Le slogan est d’ailleurs : « Liberté, égalité, fraternité ». Beaucoup y ont cru, les dirigeants du parti dachnak en premier, qui ont contribué à leur arrivée au pouvoir. Il y eut même de grandes manifestations de fraternité (notamment arméno-turque) dans la capitale et dans les provinces. Dans la première chambre des députés, les Arméniens ont dix représentants. Les fédaïs renoncent à la lutte armée, les exilés reviennent au pays. On propose même au héros Andranik, exilé en Bulgarie, de revenir et d’avoir un poste de responsabilité. Mais celui-ci, n’accordant aucune confiance aux Jeunes Turcs, refusera catégoriquement et préviendra les dirigeants arméniens : …Pour nous tous, les Turcs ont tendu un grand piège et ils vont tous nous y jeter! dira-t-il. 

Le courant ultra nationaliste et panturquiste, parmi les Jeunes Turcs, va bientôt imposer sa loi. Cela pourrait peut-être s’expliquer comme une conséquence de la perte des provinces africaines et balkaniques. En effet, les Turcs, originaires d’Asie centrale, se retournent naturellement vers les pays et peuples frères situés en Asie centrale et en Azerbaïdjan (tous soumis au joug étranger, russe ou persan), d’où la tentation de créer un vaste État turc du Bosphore à la Chine. De surcroît, les extrémistes jeunes turcs considèrent la race turque comme supérieure. L’Arménie et les Arméniens se trouvant au centre de ce projet, il était impératif, d’après cette logique raciste et barbare, de les éliminer.

Les massacres commencent en Cilicie, d’abord à Adana, puis dans le reste de la région. Le nouveau vali Djevad Bey, aidé du commandant militaire Remzi Pacha, arme les massacreurs qui vont se ruer le 14 avril 1909 sur la population. Les Jeunes Turcs se montrent les dignes héritiers du « sultan rouge ». Il ne manquera rien à leur panoplie de cruautés. Les massacres se propageront rapidement à travers toute la Cilicie. Surpris par la violence et la soudaineté des attaques, les Arméniens vont pouvoir réagir et se défendre en plusieurs endroits. Mais la lutte devant l’armée et les bandes irrégulières restera trop inégale.

Il y aura au total 30.000 morts, dont 20.000 dans le seul vilayet d'Adana, deux cents villages de la plaine d’Adana sont anéantis, la ville elle-même est en ruines. Finalement les autorités, après deux mois de carnage, mettront fin aux massacres, en tenant compte de la présence, à proximité, des navires de guerre des grandes puissances (qui n’auront, d’ailleurs, pas fait grand-chose pour empêcher les massacres).

Certains attribuèrent les massacres de Cilicie à l’ancien régime du sultan, revenu un court moment au pouvoir, mais les vrais responsables étaient bien les Jeunes Turcs. Deux députés, un Turc et un Arménien, seront chargés de mener une enquête et de faire un rapport. L’Arménien Hakob Babikian meurt avant même d’avoir fait son rapport; quant au député Turc, Youssouf Kemal, il estime que les responsables sont… les Arméniens. Finalement, 124 Turcs et 7 Arméniens seront jugés coupables et pendus.

En réalité, les massacres de Cilicie de 1909 serviront, pour les Jeunes Turcs, de ballon d’essai pour mettre minutieusement au point le plan d’anéantissement total du peuple arménien. Le docteur Nazim (1870-1926), théoricien et secrétaire du parti Union et progrès, déclarera après les massacres : « L’Empire ottoman doit être exclusivement turc, toute présence d’éléments étrangers est un prétexte pour une intervention européenne. »

 

 

CH. XIX – La Première Guerre mondiale et le Génocide

 En 1913, les trois dirigeants jeunes turcs, Talaat, Enver et Djemal, établissent une dictature militaire.

À la veille de la guerre, les réformes en Arménie avaient paradoxalement bien avancé. Malgré les réticences de l’Allemagne et de l’Autriche, les puissances européennes, sous la pression des Russes et des Français, parvinrent à un règlement de compromis qui regroupait les six provinces arméniennes (plus la région de Trébizonde) sous la forme de deux grandes régions administratives autonomes (au nord : Sébaste, Trébizonde, Erzeroum; au sud : Van, Bitlis, Diyarbakir, Kharpout), le tout sous la surveillance d’inspecteurs généraux européens provenant de pays neutres, le Hollandais Westenenk et le Norvégien Hoff. Ainsi, l’Arménie, après tant d’années de souffrance, était parvenue au seuil de l’indépendance. Malheureusement, tout autre était le sort qui lui était réservé par les dirigeants turcs, qui avaient déjà secrètement programmé la solution finale. La guerre allait procurer aux Jeunes Turcs les conditions idéales pour mettre en application leur plan diabolique.

Avant même que la guerre n’éclate en Europe, le gouvernement envoie des gendarmes dans les villes et les villages pour réquisitionner les armes. Cette réquisition n’est limitée qu’aux Arméniens. Elle est accompagnée de l’arsenal connu des plus cruelles tortures. Plus grave encore, dès août 1914, les inspecteurs généraux européens, nouvellement nommés dans les régions arméniennes sont expulsés. Sans que la guerre ne soit déclarée, l’Empire ottoman procède déjà à la mobilisation générale et met sur pied la redoutable « Organisation spéciale », chargée de coordonner le programme d’extermination.

Le 29 octobre 1914, la Turquie s’allie à l’Allemagne et entre en guerre contre les Alliés. Le champ est désormais libre.

C’est après la défaite cuisante de l’armée ottomane devant les Russes, à Sarikamich, que les dirigeants turcs décident de mettre en route, sans plus tarder, leur plan d’anéantissement du peuple arménien. 

Dès janvier 1915, on désarme les 250.000 soldats arméniens de l’armée ottomane pour les affecter dans des « bataillons de travail ». À l’aube du 24 avril, qui deviendra la date commémorative, le coup d’envoi du génocide est donné par l’arrestation, à Constantinople, de 650 intellectuels et notables arméniens. Dans les jours suivants, ils seront en tout 2000, dans la capitale, à être arrêtés, déportés, puis assassinés. Dans tout l’Empire ottoman, c’est le même scénario : on arrête puis on assassine partout les élites arméniennes. Le peuple arménien est décapité.

Les soldats arméniens affectés dans les « bataillons de travail » seront assassinés par petits groupes, le plus souvent après avoir creusé eux-mêmes les « tranchées » qui leur serviront de fosses communes. Le peuple arménien est non seulement décapité, mais il est dorénavant privé de ses défenseurs. Il ne reste plus aux dirigeants de l’Ittihat qu’à achever le génocide.

La déportation – c’est la solution finale : L’idée est nouvelle et terriblement efficace, c’est la déportation de toutes les populations civiles arméniennes vers les déserts de Syrie, pour de prétendues raisons de sécurité. La destination réelle est la mort.

On commence à déporter les populations des sept provinces orientales. Mais souvent, dans ces provinces éloignées, loin des observateurs étrangers, les massacres se font sur place par l’armée régulière aidée des Kurdes. Parfois, on simule un convoi de déportation, mais ce convoi est massacré à la sortie du village. Pour les dirigeants jeunes turcs, il faut agir vite car l’avance rapide des Russes risque de compromettre la solution finale (comme ce fut le cas à Van et à Chatakh). L’Arménie vidée de ses habitants arméniens, il n’y a plus de… Question arménienne!

Bientôt c’est l’ensemble de la population arménienne de tout l’Empire qui prend le chemin de la déportation. À la fin de 1915, à l’exception de Constantinople et de Smyrne, toutes les populations civiles arméniennes de l’Empire ottoman avaient pris le chemin mortel de la déportation vers un point final : Deir ez-Zor en Syrie.

Quant aux convois de déportation, ils sont formés par des regroupements de 1000 à 3000 personnes. Très rapidement, on sépare des convois les hommes de plus de 15 ans qui seront assassinés à l’arme blanche par des équipes de tueurs dans des lieux prévus à l’avance. Les autres, escortés de gendarmes, suivront la longue marche de la mort vers le désert, à travers des chemins arides ou des sentiers de montagne, privés d’eau et de nourriture, rapidement déshumanisés par les sévices, les assassinats, les viols et les rapts de femmes et d’enfants perpétrés par les Kurdes et les Tcherkesses. Peu d’entre eux arriveront à destination. Certain convois seront même entièrement décimés à mi chemin.

Les survivants, arrivés dans le désert de Syrie seront parqués dans des camps de concentration à Deir ez-Zor, sur la rive droite de l’Euphrate, et aussi à Ras-el-Aïn, Rakka, Alep, Meskélé. Une grande partie de ces déportés survivants avaient été acheminés en train, dans des wagons à bestiaux, à partir des régions occidentales de l’Empire ottoman.

Les Alliés sont rapidement informés du processus d’extermination de tout un peuple. Ils mettent en garde les dirigeants turcs, en les menaçant de répondre personnellement de leurs crimes après la guerre. Les Alliés utilisent, pour la première fois, à cette occasion, le terme de « crime contre l’humanité ».

Seul l’allié allemand, omniprésent en Turquie pendant toute la guerre, pouvait empêcher le Génocide, mais il n’en fera rien. Un général allemand, Bronsart Von Schellendorf, avait même signé un ordre de déportation, avec une recommandation spéciale de prendre des « mesures rigoureuses » à l’égard des Arméniens regroupés dans les « bataillons de travail ». Or « déportation » et « mesures rigoureuses  » étaient des mots codés qui signifiaient la mort. Quant au commandant Wolffskeel, comte de Reichenberg, chef d’état-major du gouverneur de Syrie, il se distinguera notamment à Moussa-Dagh et surtout à Urfa, où il écrasera le quartier arménien et ses habitants sous les bombes des canons allemands.

L’ambassadeur allemand à Constantinople, Wangenheim, refusera catégoriquement d’intervenir lorsque Morgenthau, ambassadeur des États-Unis (pays encore neutre) lui demandera de faire cesser les massacres. Il lui répondra que son seul souci était de… gagner la guerre! 

Pourtant, à Smyrne*, un général allemand, Liman von Sanders, responsable des forces armées de la région, va s’opposer énergiquement à la déportation des 20.000 Arméniens de la ville. Ils seront les seuls, avec ceux de Constantinople, à échapper à la déportation.

 

*C’est à Smyrne, en septembre 1922, que s’achèvera le long processus d’extermination des Arméniens commencé en avril 1894 à Sassoun. Durant la guerre gréco-turque, lorsque les forces de Mustafa Kemal entrèrent victorieusement dans la ville, elles l’incendièrent et se livrèrent au massacre des Grecs et des Arméniens. La flotte des Alliés, présente dans le port, n’intervint pas. Elle ne fit que recueillir les survivants grecs et arméniens qui s’échappaient par la mer.

 

L’extermination dans les camps de concentration

En juin 1915, les autorités turques mettent en place le « Comité des affaires de la déportation des Arméniens ». Le comité avait comme tâche d’organiser l’extermination de tous les survivants, y compris des petits enfants. Le travail fut confié à des brigades spéciales d’extermination, dont de nombreux Tchétchènes. Ceux-ci avaient émigré en nombre important vers l’Arménie au XIXe siècle, après la défaite de leur chef Chamil (en 1856) devant les Russes, et entretenaient une haine particulière envers les chrétiens. L’ordre d’extermination des déportés des camps de concentration fut donné, le 9 septembre 1915 au préfet d’Alep, dont dépendait la ville de Deir ez-Zor. Les brigades spéciales mirent environ un an pour exterminer plus de 300.000 personnes. Leurs méthodes étaient primitives et barbares. Par petits groupes, les victimes (principalement des femmes, des jeunes filles et des petits enfants) étaient tuées à l’arme blanche, noyées ou brûlées vives avec de la paille et du pétrole, ou encore enterrées vivantes. Les nombreuses grottes de la région permirent aux tueurs de rassembler les gens à l’intérieur et de les brûler vifs.

 

Témoignage d’un chef tueur tchétchène

Quelques extraits du témoignage d’un chef tchétchène, Mahmoud Bek, qui raconte ses exploits meurtriers à l’une de ses connaissances dont il ignorait l’origine arménienne, traduits du livre de G. Kapiguian, Yeghernapatoum, Haïrenik, Boston 1924 :

 

« ... Heureusement, le gouvernement a compris à temps qu’il fallait supprimer cette sale race. Je peux personnellement être très fier d’avoir bien servi mon gouvernement et d’avoir appliqué toutes ses instructions. Je suis fier d’avoir tué de cette main (il montre sa main droite) plus de 400-500 guiavours. Avec mes cavaliers, nous en avons envoyé au moins 8000 dans l’autre monde.

... La première fois, nous avons commencé par massacrer les guiavours qui vivaient sous les tentes. La police m’avait donné carte blanche, je pouvais vraiment faire ce que je voulais. J’avais sous mes ordres 200 cavaliers et des forces arabes. Nous avons d’abord encerclé le camp où il y avait environ 10.000 personnes.

... Après quatre heures de tirs au fusil et de coups de sabre incessants, il y en avait encore qui gémissaient, qui criaient, qui suppliaient, qui pleuraient, qui agonisaient. Des vieux, des jeunes, des femmes, des enfants, ils étaient tous sous nos pieds ! Notre butin était impressionnant, mais ce fut un travail très difficile. En plus, c’était dans le noir et c’était très difficile de choisir les belles femmes. D’après nos accords, je pouvais garder la moitié du butin, que je devais encore partager avec mes cavaliers. Je devais donner l’autre moitié au chef de la police et au mutésarif. L’un de mes domestiques avait réservé cinq superbes femmes pour moi.

... Le lendemain, au lever du jour, je fis ouvrir les ventres des morts, on y trouva beaucoup de pièces d’or que les guiavours avaient avalées. Après cela, l’odeur était tellement insupportable que je fis enterrer les morts par les Arméniens que nous allions tuer prochainement. On fit notre dernier pillage en les enterrant et en rassemblant tous les bijoux et les dents en or oubliés. Ce que je raconte là est insignifiant, ce n’était que le début de notre travail ...

... Les derniers massacres étaient assez faciles, et d’ailleurs nous n’avions plus envie de torturer les guiavours avant de les tuer. Les autorités nous avaient imposé d’enterrer les morts, afin de protéger l’armée contre toute maladie contagieuse. La dernière fois, ils étaient 1200 à qui nous avons fait creuser une grande fosse pendant trois jours. On ne pouvait vraiment plus rien en tirer, il ne leur restait que la peau et les os. Nous les jetâmes tous dans la fosse et les enterrâmes vivants. Depuis lors, ce champ est devenu formidablement fertile ! ... »

 

Quelques témoignages de rescapés

…/…

 

Le bilan

À la fin de 1916, le bilan est celui d’un génocide parfait, les deux tiers des Arméniens (soit environ 1.500.000 individus) de l’Empire ottoman sont exterminés. Tous les Arméniens des provinces (vilayet) orientales, soit 1.200.000 personnes, d’après les statistiques du patriarcat, disparaissent définitivement d’un territoire qui était le cœur de l’Arménie historique depuis des millénaires. Seuls survivent encore les Arméniens de Constantinople, de Smyrne, quelques 350.000 personnes qui ont réussi à se réfugier en Arménie russe, quelques poignées de combattants arméniens qui résistent et se cachent encore dans la montagne et des milliers de femmes, de jeunes filles et d’enfants ravis par des Turcs, des Kurdes et des Arabes. Certains devront leur survie à des fonctionnaires turcs bienveillants qui auront refusé de se soumettre aux ordres du gouvernement, tels ces directeurs d’orphelinats, en Cilicie, qui cachèrent en différents endroits des orphelins arméniens et ne les livrèrent pas aux bouchers.

 

 

CH. XX – La renaissance et la première République

…/…

 

CH. XXI – Le traité de Sèvres

…/…

 

CH. XXII – La guerre arméno-turque de 1920

…/…

 

CH. XXIII – Le foyer national en Cilicie (1919 – 1922)

 

À mille kilomètres de distance de la République d’Arménie, les Français vont créer, en 1919, un foyer national arménien en Cilicie, sur les bords de la Méditerranée, où les rescapés du génocide vont retourner dans leur foyer. Mais, malgré la présence des forces françaises, les troupes de Kemal vont massacrer, en 1920, plus de 25.000 Arméniens à Marach, Zeïtoun, Hadjin et ailleurs. Le rêve du foyer national arménien en Cilicie va, comme celui de l’Arménie indépendante, s’envoler lorsque les Français vont quitter la Cilicie et la rendre aux Turcs.

 

La Légion arménienne

C’est lors des accords secrets de Londres (27 octobre 1916) entre Georges-Picot et Sykes que fut décidé le partage de l’Empire ottoman après la victoire. D’après ce partage, la Cilicie était attribuée à la France. Boghos Noubar Pacha, représentant le Mouvement national arménien, obtint de la France, pour sa part, la création d’une légion de volontaires arméniens qui se battraient sur le front oriental contre les Turcs. L’accord fut signé le 15 novembre avec les généraux Roques, ministre de la Guerre et Lacaze, ministre de la Marine. Beaucoup de ces jeunes volontaires seront issus de la communauté arméno-américaine.

Elle s’appellera au début Légion d’Orient puis, par la suite, Légion arménienne. Elle aura pour mission de libérer la Cilicie, afin d’y créer un foyer national arménien sous protectorat français; la Légion servirait aussi pour former le noyau de la future armée du futur État.

Environ 5000 combattants, formant quatre divisions, seront enrôlés dans la Légion. Les Arméniens obtiendront une victoire éclatante, le 19 septembre 1918, à Arara, en Palestine et contribueront ainsi à la victoire finale des forces française et anglaise sur le front oriental. Après la victoire, la Cilicie obtient une autonomie, sous mandat français, en mai 1919. Près de 160.000 survivants du Génocide retournent dans leur foyer. L’économie du pays se redresse peu à peu, on construit des écoles, les ports sont restaurés. Mais les autorités françaises vont dissoudre la Légion arménienne, en privant la population de ses défenseurs.

De son côté, Mustafa Kemal, qui refuse toute création d’autonomie arménienne, va profiter de la faible présence de l’armée française et de l’indécision des autorités de Paris pour attaquer en force. À Marach, en janvier 1920, les forces de Kemal vont massacrer 11.000 Arméniens, environ 8000 réussiront à prendre la fuite. Au mois d’avril, le général Andréa résistera héroïquement à Aïntab, devant l’ennemi supérieur en nombre, et sauvera les 18.000 Arméniens de la ville de l’encerclement et du massacre programmé. À Yenidjé, le général Gracy repoussera les forces ennemies. Les renforts demandés par les généraux français de Cilicie resteront malheureusement sans réponse du gouvernement. Ces batailles coûteront quand même la vie à plus de 6.000 jeunes soldats français, qui accompliront souvent des actes héroïques et se battront à un contre dix, pour sauver des populations civiles.

Dans les régions éloignées, comme à Zeïtoun et à Hadjin, les Arméniens seront seuls devant les forces kémalistes et les Français refuseront de venir en aide. Zeïtoun tombera rapidement, la totalité des 1050 rescapés du Génocide revenus dans leur foyer sera massacrée. Hadjin tombe en octobre 1920, après huit mois de résistance. Les 6000 habitants survivants retournés dans leur foyer (sur les 35.000 avant le Génocide) seront massacrés par les Turcs. Seuls 305 combattants perceront les lignes turques et échapperont au massacre.

 

Fin du foyer national en Cilicie

Mais alors que les choses vont s’améliorer sur le terrain, Franklin-Bouillon va signer pour le gouvernement français, le 20 octobre 1921, à Ankara, un accord avec les forces Kémalistes, selon lequel La France cède la Cilicie aux Turcs et retire ses forces.

Les Arméniens et autres chrétiens pris de panique vont s’enfuir, pour la plupart, vers la Syrie et le Liban, d’autres vont émigrer à Chypre, en Égypte, en Grèce, etc. Le rêve d’une Arménie cilicienne s’évanouit pour longtemps.

Paul du Véou, témoin de l’époque, a écrit un livre remarquable sur cette tragique épopée, « La Passion de la Cilicie 1919-1922 » (450 p. éd. P. Geuthner, Paris, 1954). Voici les toutes dernières lignes émouvantes de son livre : « …il n’est pas au pouvoir des hommes d’empêcher Pâques de succéder à Ténèbres. Ainsi l’Arménie cilicienne, un jour ressuscitera par la France : ‘l’Arménie expire, disait Anatole France, mais elle renaîtra.’ Alors les drapeaux tricolores flotteront sur elle à nouveau, car les siècles de gloire et d’amour créent des unions qui ne peuvent dissoudre si aisément. Et elle groupera ses familles, bien diminuées, hélas ! Autour de ses évêques, sur son sol plus riche que le delta du Nil, son ‘Égypte avec des Alpes’. Sa légion et nos régiments veilleront encore sur son repos, la France lui donnera des charrues; nul ne la troublera dans sa foi, et elle vénérera dans son panthéon Tchalian, héros de Hadjin, et sur ses autels le Père Philippe et l’abbé Niorthe, martyrs français. Mais quand ? Mais quand ? »

 

…/…

…/…

 

En conclusion

La victoire des Alliés ne profitera pas aux Arméniens malgré les promesses.

Mustafa Kemal, rejettera les conditions du traité de Sèvres de 1920 qui prévoyait une Arménie réunifiée et indépendante sur une bonne partie des provinces arméniennes (avec des nouvelles frontières arbitrées par le président des États-Unis W. Wilson). Il écrasera la jeune République d’Arménie (ex Arménie russe) dans un bain de sang et de nouveaux massacres auront lieu en Cilicie, au Karabakh et à Smyrne.

Les survivants du Génocide revenus dans leur foyer après 1918 seront chassés et l’on tamponnera sur leur visas : « sans retour possible ». La Turquie s’appropriera aussi, outre l’Arménie, tous les biens nationaux et individuels des Arméniens. Il s’ensuivra une vague d’émigration sans précédent qui formera la diaspora actuelle, et la majeure partie d’un vaste pays, trois fois millénaire, sera rayée de la carte.

De nombreux pays, dont la France, ainsi que l’ONU, le Parlement Européen et le Tribunal des Peuples ont reconnu officiellement le Génocide des Arméniens. Néanmoins, son impunité a laissé et laisse encore la porte ouverte à d’autres génocides. En 1939, avant d’attaquer la Pologne, Hitler n’aurait jamais dû pouvoir inciter ses généraux à la barbarie et se justifier en disant :

« Qui se souvient encore de l’annihilation des Arméniens ? »