…/…
CH. XVII –
Les massacres de 1894 – 1896
Après le
départ à la retraite de l’Anglais Gladstone, Abdul Hamid se sent
beaucoup plus libre de régler à sa guise la question arménienne.
Au printemps 1894, les habitants de
Sassoun et sa région (à l’ouest du lac de Van) s’insurgèrent contre
les Kurdes venus les rançonner pour la énième fois. Le sultan
profita de cette occasion pour défier les puissances européennes. Il
envoya sur Sassoun une véritable armada : la 4e armée
turque et la 26e division commandée par Zeki pacha, forte
de 12.000 hommes, ainsi que 40.000 Kurdes armés jusqu’aux dents, qui
se livrèrent à une véritable boucherie durant plusieurs semaines.
Les réactions des Européens, bien que parfois outragées, ne furent
que verbales. C’est ce qu’attendait le sultan qui pouvait désormais
mettre en application son plan d’extermination à grande échelle, à
travers tout l’Empire, dès l’année suivante. Il prendra la
précaution de prévenir le ministre russe des affaires étrangères,
Lobanov, qui lui donnera… carte blanche.
La méthode était,
toujours et partout, la même : vers midi, on sonne le clairon, c’est
le signal des tueries. Préalablement préparés, des soldats, des
Kurdes, des Tcherkesses, des Tchétchènes et des bandes de tueurs
spécialement recrutés massacrent la population arménienne, sans
distinction d’âge et de sexe. Dans les quartiers ou villages
multinationaux, les maisons habitées par les Arméniens sont
préalablement marquées à la craie par les indicateurs (troublante
coïncidence, c’est la même méthode qui fut utilisée lors des
massacres des Arméniens d’Azerbaïdjan en 1988 et 1990).
Aucune région ne fut épargnée. Même
la capitale, Constantinople, fut le théâtre de deux effroyables
massacres. C’était là peut-être l’erreur des Turcs, car il y avait à
Constantinople des témoins oculaires occidentaux (ambassades,
sociétés diverses, etc.). Après une sérieuse menace d’intervention
militaire des Occidentaux, suite à la boucherie de Constantinople
d’août 1896, qui était consécutive à la prise en otages des
dirigeants de la Banque ottomane par des fédaïs arméniens (du parti
dachnak), le sultan arrêta enfin les massacres.
Deux ans de massacres sans précédent
(1894-1896) transforment l’Arménie occidentale tout entière en un
vaste champ de ruines. Le missionnaire allemand Johannes Lepsius
mena une enquête minutieuse, au terme de laquelle il fit le bilan
catastrophique suivant : « … 2 493 villages pillés et détruits, 568
églises et 77 couvents pillés et détruits, 646 villages convertis,
191 ecclésiastiques tués, 55 prêtres convertis, 328 églises
transformées en mosquées, 546.000 personnes souffrant du dénuement
le plus complet et de la famine... », et il rajoute : « Ces chiffres
sont le résultat de mes recherches personnelles; ils ne
correspondent pas à la réalité des faits, réalité bien plus
épouvantable encore ! ... »
Compte tenu de ces données, des
300.000 personnes tuées, des 50.000 orphelins et des 100.000
réfugiés en Transcaucasie, la population arménienne de l’Empire
ottoman diminua de plus d’un demi-million d’âmes entre 1894 et 1896.
CH. XVIII –
La révolution jeune-turque et les massacres de 1909
En 1908, les
Jeunes Turcs arrivent au pouvoir, apportant avec eux des promesses
d’égalité et de fraternité entre tous les peuples de l’empire. Le
slogan est d’ailleurs : « Liberté, égalité, fraternité ». Beaucoup y
ont cru, les dirigeants du parti dachnak en premier, qui ont
contribué à leur arrivée au pouvoir. Il y eut même de grandes
manifestations de fraternité (notamment arméno-turque) dans la
capitale et dans les provinces. Dans la première chambre des
députés, les Arméniens ont dix représentants. Les fédaïs renoncent à
la lutte armée, les exilés reviennent au pays. On propose même au
héros Andranik, exilé en Bulgarie, de revenir et d’avoir un poste de
responsabilité. Mais celui-ci, n’accordant aucune confiance aux
Jeunes Turcs, refusera catégoriquement et préviendra les dirigeants
arméniens : …Pour nous tous, les Turcs ont tendu un grand piège
et ils vont tous nous y jeter! dira-t-il.
Le courant
ultra nationaliste et panturquiste, parmi les Jeunes Turcs, va
bientôt imposer sa loi. Cela pourrait peut-être s’expliquer comme
une conséquence de la perte des provinces africaines et balkaniques.
En effet, les Turcs, originaires d’Asie centrale, se retournent
naturellement vers les pays et peuples frères situés en Asie
centrale et en Azerbaïdjan (tous soumis au joug étranger, russe ou
persan), d’où la tentation de créer un vaste État turc du Bosphore à
la Chine. De surcroît, les extrémistes jeunes turcs considèrent la
race turque comme supérieure. L’Arménie et les Arméniens se trouvant
au centre de ce projet, il était impératif, d’après cette logique
raciste et barbare, de les éliminer.
Les
massacres commencent en Cilicie, d’abord à Adana, puis dans le reste
de la région. Le nouveau vali Djevad Bey, aidé du commandant
militaire Remzi Pacha, arme les massacreurs qui vont se ruer le 14
avril 1909 sur la population. Les Jeunes Turcs se montrent les
dignes héritiers du « sultan rouge ». Il ne manquera rien à leur
panoplie de cruautés. Les massacres se propageront rapidement à
travers toute la Cilicie. Surpris par la violence et la soudaineté
des attaques, les Arméniens vont pouvoir réagir et se défendre en
plusieurs endroits. Mais la lutte devant l’armée et les bandes
irrégulières restera trop inégale.
Il y aura au
total 30.000 morts, dont 20.000 dans le seul vilayet
d'Adana, deux cents villages de la plaine d’Adana sont anéantis, la
ville elle-même est en ruines. Finalement les autorités, après deux
mois de carnage, mettront fin aux massacres, en tenant compte de la
présence, à proximité, des navires de guerre des grandes puissances
(qui n’auront, d’ailleurs, pas fait grand-chose pour empêcher les
massacres).
Certains
attribuèrent les massacres de Cilicie à l’ancien régime du sultan,
revenu un court moment au pouvoir, mais les vrais responsables
étaient bien les Jeunes Turcs. Deux députés, un Turc et un Arménien,
seront chargés de mener une enquête et de faire un rapport.
L’Arménien Hakob Babikian meurt avant même d’avoir fait son rapport;
quant au député Turc, Youssouf Kemal, il estime que les responsables
sont… les Arméniens. Finalement, 124 Turcs et 7 Arméniens seront
jugés coupables et pendus.
En réalité, les
massacres de Cilicie de 1909 serviront, pour les Jeunes Turcs, de
ballon d’essai pour mettre minutieusement au point le plan
d’anéantissement total du peuple arménien. Le docteur Nazim
(1870-1926), théoricien et secrétaire du parti Union et progrès,
déclarera après les massacres : « L’Empire ottoman doit être
exclusivement turc, toute
présence d’éléments étrangers est un prétexte pour une intervention
européenne. »
CH. XIX – La
Première Guerre mondiale et le Génocide
En 1913, les
trois dirigeants jeunes turcs, Talaat, Enver et Djemal, établissent
une dictature militaire.
À la veille de
la guerre, les réformes en Arménie avaient paradoxalement bien
avancé. Malgré les réticences de l’Allemagne et de l’Autriche, les
puissances européennes, sous la pression des Russes et des Français,
parvinrent à un règlement de compromis qui regroupait les six
provinces arméniennes (plus la région de Trébizonde) sous la forme
de deux grandes régions administratives autonomes (au nord :
Sébaste, Trébizonde, Erzeroum; au sud : Van, Bitlis, Diyarbakir,
Kharpout), le tout sous la surveillance d’inspecteurs généraux
européens provenant de pays neutres, le Hollandais Westenenk et le
Norvégien Hoff. Ainsi, l’Arménie, après tant d’années de souffrance,
était parvenue au seuil de l’indépendance. Malheureusement, tout
autre était le sort qui lui était réservé par les dirigeants turcs,
qui avaient déjà secrètement programmé la solution finale. La guerre
allait procurer aux Jeunes Turcs les conditions idéales pour mettre
en application leur plan diabolique.
Avant même que
la guerre n’éclate en Europe, le gouvernement envoie des gendarmes
dans les villes et les villages pour réquisitionner les armes. Cette
réquisition n’est limitée qu’aux Arméniens. Elle est accompagnée de
l’arsenal connu des plus cruelles tortures. Plus grave encore, dès
août 1914, les inspecteurs généraux européens, nouvellement nommés
dans les régions arméniennes sont expulsés. Sans que la guerre ne
soit déclarée, l’Empire ottoman procède déjà à la mobilisation
générale et met sur pied la redoutable « Organisation spéciale »,
chargée de coordonner le programme d’extermination.
Le 29 octobre
1914, la Turquie s’allie à l’Allemagne et entre en guerre contre les
Alliés. Le champ est désormais libre.
C’est après la
défaite cuisante de l’armée ottomane devant les Russes, à Sarikamich,
que les dirigeants turcs décident de mettre en route, sans plus
tarder, leur plan d’anéantissement du peuple arménien.
Dès janvier
1915, on désarme les 250.000 soldats arméniens de l’armée ottomane
pour les affecter dans des « bataillons de travail ». À l’aube du 24
avril, qui deviendra la date commémorative, le coup d’envoi du
génocide est donné par l’arrestation, à Constantinople, de 650
intellectuels et notables arméniens. Dans les jours suivants, ils
seront en tout 2000, dans la capitale, à être arrêtés, déportés,
puis assassinés. Dans tout l’Empire ottoman, c’est le même scénario
: on arrête puis on assassine partout les élites arméniennes. Le
peuple arménien est décapité.
Les soldats
arméniens affectés dans les « bataillons de travail » seront
assassinés par petits groupes, le plus souvent après avoir creusé
eux-mêmes les « tranchées » qui leur serviront de fosses communes.
Le peuple arménien est non seulement décapité, mais il est
dorénavant privé de ses défenseurs. Il ne reste plus aux dirigeants
de l’Ittihat qu’à achever le génocide.
La déportation
– c’est la solution finale : L’idée est nouvelle et terriblement
efficace, c’est la déportation de toutes les populations civiles
arméniennes vers les déserts de Syrie, pour de prétendues raisons de
sécurité. La destination réelle est la mort.
On commence à
déporter les populations des sept provinces orientales. Mais
souvent, dans ces provinces éloignées, loin des observateurs
étrangers, les massacres se font sur place par l’armée régulière
aidée des Kurdes. Parfois, on simule un convoi de déportation, mais
ce convoi est massacré à la sortie du village. Pour les dirigeants
jeunes turcs, il faut agir vite car l’avance rapide des Russes
risque de compromettre la solution finale (comme ce fut le cas à Van
et à Chatakh). L’Arménie vidée de ses habitants arméniens, il n’y a
plus de… Question arménienne!
Bientôt c’est
l’ensemble de la population arménienne de tout l’Empire qui prend le
chemin de la déportation. À la fin de 1915, à l’exception de
Constantinople et de Smyrne, toutes les populations civiles
arméniennes de l’Empire ottoman avaient pris le chemin mortel de la
déportation vers un point final : Deir ez-Zor en Syrie.
Quant aux convois de
déportation, ils sont formés par des regroupements de 1000 à 3000
personnes. Très rapidement, on sépare des convois les hommes de plus
de 15 ans qui seront assassinés à l’arme blanche par des équipes de
tueurs dans des lieux prévus à l’avance. Les autres, escortés de
gendarmes, suivront la longue marche de la mort vers le désert, à
travers des chemins arides ou des sentiers de montagne, privés d’eau
et de nourriture, rapidement déshumanisés par les sévices, les
assassinats, les viols et les rapts de femmes et d’enfants perpétrés
par les Kurdes et les Tcherkesses. Peu d’entre eux arriveront à
destination. Certain convois seront même entièrement décimés à mi
chemin.
Les survivants, arrivés
dans le désert de Syrie seront parqués dans des camps de
concentration à Deir ez-Zor, sur la rive droite de l’Euphrate, et
aussi à Ras-el-Aïn, Rakka, Alep, Meskélé. Une grande partie de ces
déportés survivants avaient été acheminés en train, dans des wagons
à bestiaux, à partir des régions occidentales de l’Empire ottoman.
Les Alliés sont
rapidement informés du processus d’extermination de tout un peuple.
Ils mettent en garde les dirigeants turcs, en les menaçant de
répondre personnellement de leurs crimes après la guerre. Les Alliés
utilisent, pour la première fois, à cette occasion, le terme de
« crime contre l’humanité ».
Seul l’allié
allemand, omniprésent en Turquie pendant toute la guerre, pouvait
empêcher le Génocide, mais il n’en fera rien. Un général allemand,
Bronsart Von Schellendorf, avait même signé un ordre de déportation,
avec une recommandation spéciale de prendre des « mesures
rigoureuses » à l’égard des Arméniens regroupés dans les
« bataillons de travail ». Or « déportation » et « mesures
rigoureuses » étaient des mots codés qui signifiaient la mort.
Quant au commandant Wolffskeel, comte de Reichenberg, chef
d’état-major du gouverneur de Syrie, il se distinguera notamment à
Moussa-Dagh et surtout à Urfa, où il écrasera le quartier arménien
et ses habitants sous les bombes des canons allemands.
L’ambassadeur allemand
à Constantinople, Wangenheim, refusera catégoriquement d’intervenir
lorsque Morgenthau, ambassadeur des États-Unis (pays encore neutre)
lui demandera de faire cesser les massacres. Il lui répondra que son
seul souci était de… gagner la guerre!
Pourtant, à Smyrne*, un général
allemand, Liman von Sanders, responsable des forces armées de la
région, va s’opposer énergiquement à la déportation des 20.000
Arméniens de la ville. Ils seront les seuls, avec ceux de
Constantinople, à échapper à la déportation.
*C’est à Smyrne, en septembre 1922,
que s’achèvera le long processus d’extermination des Arméniens
commencé en avril 1894 à Sassoun. Durant la guerre gréco-turque,
lorsque les forces de Mustafa Kemal entrèrent victorieusement dans
la ville, elles l’incendièrent et se livrèrent au massacre des Grecs
et des Arméniens. La flotte des Alliés, présente dans le port,
n’intervint pas. Elle ne fit que recueillir les survivants grecs et
arméniens qui s’échappaient par la mer.
L’extermination dans
les camps de concentration
En juin 1915, les
autorités turques mettent en place le « Comité des affaires de la
déportation des Arméniens ». Le comité avait comme tâche d’organiser
l’extermination de tous les survivants, y compris des petits
enfants. Le travail fut confié à des brigades spéciales
d’extermination, dont de nombreux Tchétchènes. Ceux-ci avaient
émigré en nombre important vers l’Arménie au XIXe siècle,
après la défaite de leur chef Chamil (en 1856) devant les Russes, et
entretenaient une haine particulière envers les chrétiens. L’ordre
d’extermination des déportés des camps de concentration fut donné,
le 9 septembre 1915 au préfet d’Alep, dont dépendait la ville de
Deir ez-Zor. Les brigades spéciales mirent environ un an pour
exterminer plus de 300.000 personnes. Leurs méthodes étaient
primitives et barbares. Par petits groupes, les victimes
(principalement des femmes, des jeunes filles et des petits enfants)
étaient tuées à l’arme blanche, noyées ou brûlées vives avec de la
paille et du pétrole, ou encore enterrées vivantes. Les nombreuses
grottes de la région permirent aux tueurs de rassembler les gens à
l’intérieur et de les brûler vifs.
Témoignage d’un chef
tueur tchétchène
Quelques extraits du
témoignage d’un chef tchétchène, Mahmoud Bek, qui raconte ses
exploits meurtriers à l’une de ses connaissances dont il ignorait
l’origine arménienne, traduits du livre de G. Kapiguian,
Yeghernapatoum, Haïrenik, Boston 1924 :
« ... Heureusement, le gouvernement
a compris à temps qu’il fallait supprimer cette sale race. Je peux
personnellement être très fier d’avoir bien servi mon gouvernement
et d’avoir appliqué toutes ses instructions. Je suis fier d’avoir
tué de cette main (il montre sa main droite) plus de 400-500
guiavours. Avec mes cavaliers, nous en avons envoyé au moins 8000
dans l’autre monde.
... La première fois, nous avons
commencé par massacrer les guiavours qui vivaient sous les tentes.
La police m’avait donné carte blanche, je pouvais vraiment faire ce
que je voulais. J’avais sous mes ordres 200 cavaliers et des forces
arabes. Nous avons d’abord encerclé le camp où il y avait environ
10.000 personnes.
... Après quatre heures de tirs au
fusil et de coups de sabre incessants, il y en avait encore qui
gémissaient, qui criaient, qui suppliaient, qui pleuraient, qui
agonisaient. Des vieux, des jeunes, des femmes, des enfants, ils
étaient tous sous nos pieds ! Notre butin était impressionnant, mais
ce fut un travail très difficile. En plus, c’était dans le noir et
c’était très difficile de choisir les belles femmes. D’après nos
accords, je pouvais garder la moitié du butin, que je devais encore
partager avec mes cavaliers. Je devais donner l’autre moitié au chef
de la police et au mutésarif. L’un de mes domestiques avait
réservé cinq superbes femmes pour moi.
... Le lendemain, au lever du jour,
je fis ouvrir les ventres des morts, on y trouva beaucoup de pièces
d’or que les guiavours avaient avalées. Après cela, l’odeur était
tellement insupportable que je fis enterrer les morts par les
Arméniens que nous allions tuer prochainement. On fit notre dernier
pillage en les enterrant et en rassemblant tous les bijoux et les
dents en or oubliés. Ce que je raconte là est insignifiant, ce
n’était que le début de notre travail ...
... Les derniers massacres étaient
assez faciles, et d’ailleurs nous n’avions plus envie de torturer
les guiavours avant de les tuer. Les autorités nous avaient imposé
d’enterrer les morts, afin de protéger l’armée contre toute maladie
contagieuse. La dernière fois, ils étaient 1200 à qui nous avons
fait creuser une grande fosse pendant trois jours. On ne pouvait
vraiment plus rien en tirer, il ne leur restait que la peau et les
os. Nous les jetâmes tous dans la fosse et les enterrâmes vivants.
Depuis lors, ce champ est devenu formidablement fertile ! ... »
Quelques
témoignages de rescapés
…/…
Le bilan
À la fin de
1916, le bilan est celui d’un génocide parfait, les deux tiers des
Arméniens (soit environ 1.500.000 individus) de l’Empire ottoman
sont exterminés. Tous les Arméniens des provinces (vilayet)
orientales, soit 1.200.000 personnes, d’après les statistiques du
patriarcat, disparaissent définitivement d’un territoire qui était
le cœur de l’Arménie historique depuis des millénaires. Seuls
survivent encore les Arméniens de Constantinople, de Smyrne,
quelques 350.000 personnes qui ont réussi à se réfugier en Arménie
russe, quelques poignées de combattants arméniens qui résistent et
se cachent encore dans la montagne et des milliers de femmes, de
jeunes filles et d’enfants ravis par des Turcs, des Kurdes et des
Arabes. Certains devront leur survie à des fonctionnaires turcs
bienveillants qui auront refusé de se soumettre aux ordres du
gouvernement, tels ces directeurs d’orphelinats, en Cilicie, qui
cachèrent en différents endroits des orphelins arméniens et ne les
livrèrent pas aux bouchers.
CH. XX – La
renaissance et la première République
…/…
CH. XXI – Le
traité de Sèvres
…/…
CH. XXII –
La guerre arméno-turque de 1920
…/…
CH. XXIII –
Le foyer national en Cilicie (1919 – 1922)
À mille
kilomètres de distance de la République d’Arménie, les Français vont
créer, en 1919, un foyer national arménien en Cilicie, sur les bords
de la Méditerranée, où les rescapés du génocide vont retourner dans
leur foyer. Mais, malgré la présence des forces françaises, les
troupes de Kemal vont massacrer, en 1920, plus de 25.000 Arméniens à
Marach, Zeïtoun, Hadjin et ailleurs. Le rêve du foyer national
arménien en Cilicie va, comme celui de l’Arménie indépendante,
s’envoler lorsque les Français vont quitter la Cilicie et la rendre
aux Turcs.
La Légion arménienne
C’est lors des
accords secrets de Londres (27 octobre 1916) entre Georges-Picot et
Sykes que fut décidé le partage de l’Empire ottoman après la
victoire. D’après ce partage, la Cilicie était attribuée à la
France. Boghos Noubar Pacha, représentant le Mouvement national
arménien, obtint de la France, pour sa part, la création d’une
légion de volontaires arméniens qui se battraient sur le front
oriental contre les Turcs. L’accord fut signé le 15 novembre avec
les généraux Roques, ministre de la Guerre et Lacaze, ministre de la
Marine. Beaucoup de ces jeunes volontaires seront issus
de la communauté arméno-américaine.
Elle
s’appellera au début Légion d’Orient puis, par la suite,
Légion arménienne. Elle aura
pour mission de libérer la Cilicie, afin d’y créer un foyer national
arménien sous protectorat français; la Légion servirait aussi pour
former le noyau de la future armée du futur État.
Environ 5000 combattants, formant quatre divisions, seront enrôlés
dans la Légion. Les Arméniens obtiendront une victoire éclatante, le
19 septembre 1918, à Arara, en Palestine et contribueront ainsi à la
victoire finale des forces française et anglaise sur le front
oriental. Après la victoire, la Cilicie obtient une autonomie, sous
mandat français, en mai 1919. Près de 160.000 survivants du Génocide
retournent dans leur foyer. L’économie du pays se redresse peu à
peu, on construit des écoles, les ports sont restaurés. Mais les
autorités françaises vont dissoudre la Légion arménienne, en privant
la population de ses défenseurs.
De son côté, Mustafa Kemal, qui refuse toute création d’autonomie
arménienne, va profiter de la faible présence de l’armée française
et de l’indécision des autorités de Paris pour attaquer en force. À
Marach, en janvier 1920, les forces de Kemal vont massacrer 11.000
Arméniens, environ 8000 réussiront à prendre la fuite. Au mois
d’avril, le général Andréa résistera héroïquement à Aïntab, devant
l’ennemi supérieur en nombre, et sauvera les 18.000 Arméniens de la
ville de l’encerclement et du massacre programmé. À Yenidjé, le
général Gracy repoussera les forces ennemies. Les renforts demandés
par les généraux français de Cilicie resteront malheureusement sans
réponse du gouvernement. Ces batailles coûteront quand même la vie à
plus de 6.000 jeunes soldats français, qui accompliront souvent des
actes héroïques et se battront à un contre dix, pour sauver des
populations civiles.
Dans les régions éloignées, comme à Zeïtoun et à Hadjin, les
Arméniens seront seuls devant les forces kémalistes et les Français
refuseront de venir en aide. Zeïtoun tombera rapidement, la totalité
des 1050 rescapés du Génocide revenus dans leur foyer sera
massacrée. Hadjin tombe en octobre 1920, après huit mois de
résistance. Les 6000 habitants survivants retournés dans leur foyer
(sur les 35.000 avant le Génocide) seront massacrés par les Turcs.
Seuls 305 combattants perceront les lignes turques et échapperont au
massacre.
Fin du foyer national
en Cilicie
Mais alors que les choses vont s’améliorer sur le terrain,
Franklin-Bouillon va signer pour le gouvernement français, le 20
octobre 1921, à Ankara, un accord avec les forces Kémalistes, selon
lequel La France cède la Cilicie aux Turcs et retire ses forces.
Les Arméniens
et autres chrétiens pris de panique vont s’enfuir, pour la plupart,
vers la Syrie et le Liban, d’autres vont émigrer à Chypre, en
Égypte, en Grèce, etc. Le rêve d’une Arménie cilicienne s’évanouit
pour longtemps.
Paul du Véou,
témoin de l’époque, a écrit un livre remarquable sur cette tragique
épopée, « La Passion de la Cilicie 1919-1922 » (450 p. éd. P.
Geuthner, Paris, 1954). Voici les toutes dernières lignes émouvantes
de son livre : « …il n’est pas au pouvoir des hommes d’empêcher
Pâques de succéder à Ténèbres. Ainsi l’Arménie cilicienne, un jour
ressuscitera par la France : ‘l’Arménie expire, disait Anatole
France, mais elle renaîtra.’ Alors les drapeaux tricolores
flotteront sur elle à nouveau, car les siècles de gloire et d’amour
créent des unions qui ne peuvent dissoudre si aisément. Et elle
groupera ses familles, bien diminuées, hélas ! Autour de ses
évêques, sur son sol plus riche que le delta du Nil, son ‘Égypte
avec des Alpes’. Sa légion et nos régiments veilleront encore sur
son repos, la France lui donnera des charrues; nul ne la troublera
dans sa foi, et elle vénérera dans son panthéon Tchalian, héros de
Hadjin, et sur ses autels le Père Philippe et l’abbé Niorthe,
martyrs français. Mais quand ? Mais quand ? »
…/…
…/…
En conclusion
La victoire des
Alliés ne profitera pas aux Arméniens malgré les promesses.
Mustafa Kemal,
rejettera les conditions du traité de Sèvres de 1920 qui prévoyait
une Arménie réunifiée et indépendante sur une bonne partie des
provinces arméniennes (avec des nouvelles frontières arbitrées par
le président des États-Unis W. Wilson). Il écrasera la jeune
République d’Arménie (ex Arménie russe) dans un bain de sang et de
nouveaux massacres auront lieu en Cilicie, au Karabakh et à Smyrne.
Les survivants du
Génocide revenus dans leur foyer après 1918 seront chassés et l’on
tamponnera sur leur visas : « sans retour possible ». La Turquie
s’appropriera aussi, outre l’Arménie, tous les biens nationaux et
individuels des Arméniens. Il s’ensuivra une vague d’émigration sans
précédent qui formera la diaspora actuelle, et la majeure partie
d’un vaste pays, trois fois millénaire, sera rayée de la carte.
De nombreux pays, dont la France, ainsi que
l’ONU, le Parlement Européen et le Tribunal des Peuples ont reconnu
officiellement le Génocide des Arméniens. Néanmoins, son impunité a
laissé et laisse encore la porte ouverte à d’autres génocides. En
1939, avant d’attaquer la Pologne, Hitler n’aurait jamais dû pouvoir
inciter ses généraux à la barbarie et se justifier en disant :
« Qui se souvient encore de
l’annihilation des Arméniens ? » |