André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

8) Les causes générales du revirement dans l’attitude des Puissances envers la Turquie

L’analyse historique à laquelle nous venons de procéder nous permet d’expliquer le revirement dans la politique des Puissances occidentales envers la Turquie qui se manifesta par la convocation de la Conférence de Londres en février 1921.

Nous avons vu que les accords secrets interalliés, qui avaient un caractère nettement impérialiste, avaient été modifiés par la Conférence de la Paix à l’aide du système des mandats. Ce système partait, du moins en théorie, de l’intérêt des pays mandatés ; mais il comportait cependant des avantages politiques et économiques évidents pour la puissance mandataire. C’est pourquoi la distribution des mandats, qui — pour des raisons de politique générale dans lesquelles nous ne pouvons entrer ici — se fit au grand avantage de l’Angleterre, créa une certaine tension dans les relations entre les Alliés. L’accord tripartite qui établit de nouvelles zones d’influence en Turquie au profit de la France et de l’Italie ne put remédier beaucoup à cet état de choses, d’autant plus que, par son extension à des territoires purement turcs, cet accord avait un caractère aléatoire et que la Turquie n’y participa même pas. Bref, au moment de sa signature, le traité de Sèvres était plutôt subi qu’accepté par la France et par l’Italie.

Le mécontentement de ces deux puissances s’aggrava lorsqu’on s’aperçut des obstacles qui se dressaient contre l’exécution du traité du 10 août 1920. L’armistice de Moudros avait arrêté les armées alliées victorieuses à l’instant même où elles auraient pu imposer toute la volonté de l’Entente à la Turquie. L’incurie et la faiblesse des Alliés permirent ensuite l’éclosion en Asie Mineure du mouvement kémaliste, qui trouva bientôt un appui inespéré du côté des Soviets. Et une propagande panturque et panislamiste soutenue par les Bolcheviks ne tarda pas à se faire sentir dans les possessions musulmanes des pays de l’Entente.

La politique que les Alliés employèrent pour vaincre ces obstacles fut loin d’être concordante. L’Angleterre, la plus intéressée au maintien du traité de Sèvres, se laissa tout d’abord peu ébranler par le mouvement protestataire des Indes et ne renonça qu’a l’éloignement des Turcs de Constantinople. Elle espérait, d’ailleurs, affaiblir la force turque par un rapprochement avec la Russie des Soviets. Toute différente fut la politique de la France. C’est vers un rapprochement avec la Turquie qu’elle dirigea ses efforts. Désireuse de conserver son patrimoine moral et matériel dans la Turquie de demain, elle espérait, par une entente cordiale avec sa nouvelle voisine, détourner de ses colonies le danger d’une propagande révolutionnaire panislamiste dirigée d’Angora. Elle était, d’autre part, en Asie, plus que ses Alliés, exposée à l’action militaire turque, alors que ses relations avec l’Allemagne lui dictaient une extrême vigilance sur ses frontières occidentales et lui interdisaient de grands efforts militaires sur le front kémaliste. L’Italie, hantée elle aussi par le danger panislamiste, croyait également possible d’y parer par un rapprochement avec l’Empire ottoman, et n’était nullement disposée à des sacrifices d’hommes ou d’argent pour faire exécuter un traité que son ministre des affaires étrangères avait publiquement critiqué à la veille même de sa signature. Enfin, les États-Unis, qui d’ailleurs n’avaient pas été en état de guerre avec la Turquie, s’abstinrent de toute intervention active. Seul, son Président rendit la sentence arbitrale que lui avait demandée le traité de Sèvres en adjugeant à l’Arménie une grande partie des vilayets arméniens de la Turquie.

Si on ajoute à ces considérations la lassitude naturelle qui s’était emparée de tous les peuples après les efforts surhumains de la Grande Guerre, et si, en outre, on se rappelle que l’Angleterre elle-même comptait, en grande partie, pour l’exécution du traité de Sèvres, sur l’armée grecque, on peut aisément comprendre pourquoi la chute de M. Vénizelos et l’avènement de Constantin furent le signal du revirement officiel de la politique de l’Entente vis-à-vis de la Turquie. Devant l’écroulement de la Grèce vénizeliste, l’un des piliers principaux de sa politique, l’Angleterre crut devoir se ranger du côté des partisans de la révision partielle du traité de Sèvres.

Nous avons caractérisé[269] le traité de Sèvres en disant qu’il avait été la dernière manifestation de l’intervention d’humanité en Turquie. Ce traité réalisa en effet l’intention qu’avaient les puissances dès le début de la Grande Guerre de libérer, sous telle ou telle forme, les races non-turques de la domination ottomane. Car, que cette libération aboutît à l’indépendance complète des races opprimées ou à leur placement provisoire sous le mandat ou même sous le gouvernement direct d’une puissance civilisée, ce changement de statut politique était, en tout cas, pour ces peuples une émancipation du joug sanglant qui les opprimait. Malheureusement, s’il correspondait ainsi aux buts de guerre généreux proclamés par les Alliés pendant la guerre mondiale, l’acte de Sèvres n’avait pas su régler le sort des peuples émancipés à la satisfaction de tous les libérateurs. Il avait, d’autre part, disposé de territoires qui, par des fautes politiques regrettables, ne se trouvaient pas tous entre les mains des Alliés. Il était donc voué à un échec tout au moins partiel.

L’Arménie fut la première à pâtir des erreurs commises, car les quatre vilayets, sur lesquels venait d’arbitrer le Président Wilson, étaient devenus le berceau du Nationalisme turc, le centre du mouvement kémaliste. L’indépendance arménienne était dès lors fatalement destinée à devenir le premier sacrifice que les Alliés, las de la lutte et désireux d’une paix générale, offriraient aux Turcs d’Angora. Cette indépendance n’apparaissait malheureusement pas aux Alliés ce qu’elle était, c’est-à-dire une nécessité politique ; ils ne se rendaient aucunement compte des services qu’une Arménie forte aurait pu rendre à la civilisation dans une lutte contre un pantouranisme envahisseur. En outre, les considérations de morale internationale ainsi que les promesses solennelles faites aux Arméniens pendant la guerre ne semblaient plus peser autant dans la balance des Alliés qu’au moment de la conclusion du traité de Sèvres. En s’asseyant à la table verte de la Conférence de Londres, les diplomates de la Turquie vaincue eurent une vision très nette de ce nouvel état d’âme de leurs vainqueurs, et ils surent, avec une habileté consommée, y conformer leur conduite. Parmi les succès diplomatiques notables qu’ils remportèrent au cours de leur lutte pour la reconnaissance du Pacte national turc, l’abandon de l’indépendance arménienne par les Alliés leur échut presque sans résistance, comme la première conséquence naturelle de la nouvelle situation générale, créée par les fautes et la faiblesse des uns et l’énergie des autres.

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269)

V. ci-dessus, p. 33 et suiv. [nds : sixième partie du chapitre 1 ]

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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