André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

6) Le traité de Sèvres et l’accord tripartite

Le traité de Sèvres, signé le 10 août 1920, sanctionna les décisions de la Conférence de San Remo. Dès lors, la zone d’influence bleue prévue par les accords de 1916 ne passa pas tout entière sous le mandat français et l’Italie n’obtint aucun mandat en Asie Mineure. Cependant, en présence de l’accroissement du mandat anglais, la France et l’Italie se virent reconnaître des zones « d’intérêts spéciaux » dans de vastes parties de l’Anatolie restant sous la domination turque.

L’accord qui consacra ces « intérêts spéciaux » ou « particuliers » est intitulé : « Accord tripartite entre l’Empire britannique, la France et l’Italie relatif à l’Anatolie », et il fut signé le même jour que le traité de Sèvres (10 août 1920). Le préambule de cette convention en précise ainsi les buts :

« Les gouvernements britannique, français et italien, respectivement représentés par les plénipotentiaires soussignés,

Soucieux de venir en aide à la Turquie, de développer ses ressources et d’empêcher les rivalités internationales qui, dans le passé, y ont mis obstacle,

Désireux de satisfaire à la demande du gouvernement ottoman de se voir prêter le concours nécessaire à l’œuvre de réorganisation de l’administration judiciaire, des finances, de la gendarmerie et de la police, ainsi qu’à la protection des minorités de religion, de race ou de langue, et au développement économique du pays,

Prenant en considération leur reconnaissance de l’autonomie ou éventuellement de l’indépendance du Kurdistan, et estimant que pour faciliter le développement économique de ce pays et lui apporter toute l’assistance dont son administration aurait besoin, il est désirable d’éviter en pareille matière les rivalités entre nations,

Reconnaissant respectivement les intérêts spéciaux de l’Italie en Anatolie méridionale et ceux de la France en Cilicie et dans la partie occidentale du Kurdistan limitrophe de la Syrie jusqu’à Djezire-Ibn-Omar, ainsi que ces régions sont ci-après décrites,

Ont convenu des stipulations suivantes :… ».

La zone française comprenait la Cilicie et la partie occidentale du Kurdistan limitrophe de la Syrie jusqu’à Djezire-Ibn-Omar. Quant à la zone italienne elle se composait de l’Anatolie méridionale en dehors de Smyrne[253]. Les « intérêts spéciaux » de la France et de l’Italie comportaient encore un droit préférentiel pour concourir à l’administration ou à la police locale dans leurs zones respectives, — si leur concours à cet égard était demandé par le gouvernement ottoman[254] — et un droit de préférence pour les concessions commerciales ou industrielles[255]. À ces privilèges correspondait le devoir des Puissances à intérêts particuliers de veiller dans les zones respectives à l’exécution des stipulations du traité de Sèvres relatives à la protection des minorités. Voici comment s’exprimaient à ce sujet les articles 8 et 9 de l’accord tri-partite :

Art. 8. — Les gouvernements français et italien retireront leurs troupes des zones respectives où leurs intérêts particuliers sont reconnus, lorsque les Puissances contractantes seront tombées d’accord pour considérer que ledit traité de paix est exécuté, que les mesures acceptées par la Turquie pour la protection des minorités chrétiennes ont été mises en vigueur et que leur exécution est efficacement garantie.

Art. 9. — Chacune des Puissances contractantes, dont les intérêts particuliers sont reconnus dans une zone du territoire ottoman, acceptera par là même la responsabilité de veiller à l’exécution du traité de paix avec la Turquie, en ce qui concerne les stipulations qui protègent les minorités dans ladite zone.

Comme nous l’avons déjà dit à plusieurs reprises, le traité de Sèvres, en tant qu’il libérait ou plaçait sous le mandat de puissances civilisées des populations non-turques de l’Empire ottoman, constituait un triomphe de l’intervention d’humanité en Turquie et aussi un progrès sur la politique des accords secrets interalliés conclus pendant la guerre. L’accord tripartite, conclu le même jour que le traité de Sèvres, se présente sous un tout autre aspect. Les zones d’intérêts spéciaux ou particuliers qu’il crée ne sont en effet qu’une nouvelle édition des zones d’influence de 1916, avec cette aggravation qu’elles s’étendent non seulement sur des terres dont la population est en majorité non-turque, comme la Cilicie, mais encore sur des terres ayant des populations presque entièrement turques, telles que les régions d’Adalia et de Konia. L’accord a un caractère prononcé d’exploitation économique et même de mainmise générale ; la protection qu’il accorde aux minorités, dans ses articles 8 et 9, n’a en définitive qu’un caractère purement accessoire. Dans ces conditions, l’accord tripartite, qui ne fut même pas présenté à la signature de la Turquie, devait, avec raison, paraître à celle-ci une dangereuse atteinte à son indépendance économique dans les parties mêmes de l’ancien territoire ottoman que lui laissaient les vainqueurs. La France et l’Italie, qui dès l’époque de sa signature trouvaient le traité de Sèvres peu pratique et même inexécutable, auraient pu, semble-t-il, prévoir l’inexécutabilité, à un degré encore supérieur, de l’accord tripartite conclu sans la moindre participation du principal intéressé. Si elles n’en jugèrent pas immédiatement ainsi, elles ne tardèrent pas toutefois à s’en rendre compte, car elles le remplacèrent, dans la suite, par des accords particuliers avec le gouvernement d’Angora. La faute politique qui fut commise par la conclusion de l’accord tripartite n’en eut pas moins, à son heure, des conséquences fort peu favorables à la paix. Car elle donna à la propagande kémaliste et bolchéviste une occasion plus juste que de coutume de dénoncer « l’Impérialisme » des puissances occidentales. A ce point de vue, l’accord tripartite doit être signalé comme l’un des facteurs qui contribuèrent à augmenter l’ébullition dans le monde musulman et à surexciter le patriotisme turc dont la réaction a contribué à son tour à produire un revirement dans la politique orientale des Alliés.

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253)

Les limites des deux zones sont indiquées dans l’article 5 de l’accord. Il faut aussi noter que, dans le bassin houiller d’Héraclée se trouvant en dehors des zones, toutes les concessions d’exploitations sont réservées au gouvernement italien (art. 7).

 ↑
254)

Article premier. — Entre les Puissances contractantes il y aura en Turquie une parfaite égalité pour tout ce qui concerne la composition de toutes les Commissions internationales, déjà constituées ou à constituer, y compris les différents services qui en dépendent, chargées de réorganiser et de contrôler, dans la mesure compatible avec l’indépendance du pays, les différents services publics (administrations judiciaire et financière, gendarmerie et police) et d’assurer la protection des minorités de race, de religion ou de langue.

Toutefois, si le gouvernement ottoman ou le gouvernement du Kurdistan manifestaient le désir d’obtenir un concours extérieur pour l’administration ou la police locale des zones, dans lesquelles les intérêts particuliers de la France et de l’Italie sont reconnus respectivement, les Puissances contractantes s’engagent à ne pas contester le droit préférentiel de la puissance, dont les intérêts particuliers dans ces zones sont reconnus, à apporter ce concours. Ce concours devra tendre spécialement à mieux assurer la protection accordée aux minorités de race, de religion ou de langue dans lesdites zones.

 ↑
255)

Art. 2. — Conformément aux stipulations du traité de paix avec la Turquie, les ressortissants des Puissances contractantes, leurs navires et leurs aéronefs, ainsi que les produits et les objets manufacturés, en provenance ou à destination des territoires desdites puissances, de leurs dominions, colonies ou protectorats, jouiront, dans les zones où les intérêts particuliers d’une desdites puissances sont reconnus, d’une égalité absolue pour tout ce qui a trait au commerce et à la navigation et particulièrement en ce qui concerne le transit, les douanes et les matières similaires.

Toutefois les Puissances contractantes s’engagent à n’adresser aucune demande, à n’en formuler et à n’en appuyer aucune au nom de leurs ressortissants en vue d’obtenir des concessions commerciales ou industrielles dans une zone où les intérêts particuliers de l’une desdites puissances sont reconnus, à moins que cette puissance refuse ou soit dans l’impossibilité de tirer parti de sa situation particulière.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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