André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

3) Question de l'admission de l'Arménie dans la Société des Nations

A) Les débats de la première Assemblée

En dehors de la demande d’assistance contre les Turcs, l’Arménie avait présenté aussi à l’Assemblée une demande tendant à son admission dans la Société des Nations. Mais l’Assemblée rejeta cette demande de l’Arménie. Un pareil rejet n’a pas seulement exercé une grande influence sur le sort de la République arménienne ; il a eu une importance des plus considérables en ce qui concerne l’évolution dans tel ou tel sens de la Société des Nations. Les circonstances dans lesquelles il s’est produit méritent dès lors un examen approfondi[119].

Le paragraphe 2 de l’article 1er du Pacte de la Société des Nations met à l’admission des nouveaux membres les conditions suivantes :

« Tout État, Dominion ou Colonie qui se gouverne librement et qui n’est pas désigné dans l’Annexe, peut devenir membre de la Société si son admission est prononcée par les deux tiers de l’Assemblée, pourvu qu’il donne des garanties effectives de son intention sincère d’observer ses engagements internationaux et qu’il accepte le règlement établi par la Société en ce qui concerne ses forces et ses armements militaires, navals et aériens ».

D’après la teneur de ce paragraphe, un État, qui ne fait pas partie de la Société des Nations, doit, pour y entrer, se faire reconnaître par l’Assemblée les qualités et conditions spécifiées dans le Pacte. Mais est-ce à dire que, s’il y satisfait, le candidat a un droit à être reçu ? L’Assemblée ne peut-elle pas aussi refuser l’admission à un État pour des raisons d’ordre politique ? Question grave et essentielle pour le développement de la Société, et à laquelle la première Assemblée était appelée à répondre en statuant sur le sort de nombreux candidats qui avaient présenté leur demande d’admission dans la Société.

La cinquième Commission de la première Assemblée de la Société des Nations, chargée de l’examen des demandes d’admission de nouveaux membres dans la Société, se réunit pour la première fois le 20 novembre 1920. Et elle partagea sa tâche entre trois sous-Commissions, qu’elle invita à examiner chaque candidature du point de vue des questions suivantes :

  • La demande d’admission a-t-elle été présentée dans une forme régulière ?
  • Le gouvernement qui a fait la demande a-t-il été reconnu de jure ou de facto et par quels États ?
  • Le candidat constitue-t-il une nation avec un gouvernement stable et des frontières définies ? Quelle est sa superficie et sa population ?
  • Se gouverne-t-il librement ?
  • Quelle a été son attitude, tant dans ses actes que dans les déclarations qu’il a faites concernant :
    1. ses engagements internationaux ;
    2. les prescriptions de la Société relatives aux armements[120].

La sous-Commission Vc, qui eut à s’occuper de l’Arménie, établit un rapport qui, sans proposer formellement son admission dans la Société des Nations, y fut nettement favorable[121].

Le Journal de la Première Assemblée de la Société des Nations annonça même, à la date du 3 décembre, que « la sous-Commission qui s’occupait de l’Arménie s’était prononcée unanimement en faveur de l’admission de ce pays dans la Société »[122].

Malheureusement, pendant que se débattait l’admission de l’Arménie au sein de la Société des Nations, des événements se passaient dans ce pays qui changèrent complètement les dispositions à son égard des membres de l’Assemblée.

Tout d’abord, le 2 décembre 1920, le gouvernement d’Erivan, à bout de forces, signait avec celui d’Angora le traité de paix d’Alexandropol. Et ce traité réduisait le territoire de la République de 60.000 kilomètres carrés à 20.000 en attribuant à la Turquie le protectorat sur les provinces de Charour et de Nakhitchevan et en soumettant le sort de celles de Kars et de Sourmalou à un plébiscite, dans une période de trois ans ; il limitait en outre les forces de la République à 1.500 hommes et imposait à l’Arménie la renonciation au traité de Sèvres. Par une curieuse coïncidence, ce traité de violence était signé le jour même (2 décembre) où l’Assemblée de la Société des Nations acclamait la nouvelle de la triple médiation de l’Espagne, du Brésil et du Président Wilson en vue de mettre un terme aux hostilités entre l’Arménie et les Kémalistes.

Mais le passage par les fourches caudines des Turcs n’avait nullement mis un terme aux infortunes des l’Arménie. Le 6 décembre, les troupes soviétiques occupèrent Erivan et les territoires restés libres de l’invasion turque, à l’exception de la province de Zanghezour où se réfugiait le gouvernement national arménien avec les débris de l’armée. D’autre part, dans les provinces occupées par les Turcs, la population masculine arménienne de 15 à 57 ans, qui n’avait pas été massacrée, fut expédiée au fond de la Turquie, tout le bétail enlevé, les stocks de ravitaillement réquisitionnés, les moissons anéanties : dans la seule région de Kars, le nombre des massacres dépassa plusieurs milliers et 63 villages du district d’Alexandropol furent réduits en cendres[123]. De leur côté, les Bolcheviks, tout en installant une République soviétique arménienne, soi-disant indépendante, pillaient la population, réquisitionnaient les stocks du Comité de secours américain, arrêtaient et envoyaient en Russie 1.500 officiers arméniens, emprisonnaient 2.500 intellectuels, dont beaucoup furent exécutés[124].

En même temps, dans ces premières journées de décembre éclatait la crise grecque, provoquée par la chute de M. Vénizelos, événement qui sembla rendre douteuse la ratification du traité de Sèvres par les puissances elles-mêmes. Et, suprême ironie du sort, le Président Wilson rendait enfin sa sentence, depuis si longtemps attendue, par laquelle il adjugeait à l’Arménie disparue la majeure partie des vilayets de Van, de Bitlis et d’Erzeroum, ainsi qu’une portion de celui de Trébizonde avec une issue à la mer !

Sous le coup de tous ces événements, les gouvernements de France, de Grande-Bretagne et d’Italie, dont les ministres conféraient en ce moment à Londres, envoyèrent à leurs représentants à la Société des Nations le télégramme suivant, nettement défavorable à l’admission de l’Arménie :

« Les représentants des trois gouvernements français, italien et anglais, réunis à Londres, après avoir examiné la question soulevée à Genève au sujet de l’admission de l’Arménie, sont arrivés à la conclusion unanime qu’il est impossible de faire droit actuellement à la demande de l’Arménie. Le traité de Sèvres qui a constitué l’Arménie en État indépendant n’est pas encore ratifié. En outre, les frontières de l’Arménie, telles qu’elles viennent d’être définies par le Président Wilson, en réponse à l’offre d’arbitrage que les Puissances lui avaient faite à cet égard, présentent une extension telle que les Puissances participant à la Société des Nations pourraient difficilement, dans les conditions actuelles, accepter la responsabilité de les garantir et de les faire respecter »[125].

La publicité donnée au télégramme des trois ministres ne laissa pas de produire un certain émoi dans l’Assemblée de la Société, certains de ses membres ayant cru y découvrir une attitude de suprématie de la part des principales Puissances qui semblaient vouloir influencer les autres États[126]. Il faut cependant supposer que les faits qui avaient motivé l’envoi du fameux télégramme des trois puissances agirent à leur tour sur la Commission. Car celle-ci, malgré les résultats satisfaisants auxquels avait abouti l’examen de la sous-Commission, conclut au rejet de la demande de l’Arménie.

Le 4 décembre, au cours de la discussion au sein de la Commission, Lord Robert Cecil fit une proposition commune au cas des États caucasiens (Arménie, Géorgie) et à celui des États baltes (Esthonie, Lettonie, Lithuanie).

Le noble lord souligna « le péril qu’il pourrait y avoir à opposer un refus à la demande de ces États en raison des efforts que ceux-ci n’avaient cessé de faire pour acquérir une véritable stabilité ». Il estimait « que la vulgaire prudence commandait de leur assurer un appui ». Mais lord Robert reconnaissait en même temps que « la principale objection, dont la gravité était incontestable, était le voisinage de ces États avec un pays en proie à l’anarchie et sur lequel la Société des Nations ne pouvait exercer ni pression morale, ni pression économique, ni pression militaire ». Il proposa en conséquence au vote de la Commission la motion suivante :

« Considérant que ces États ont à leurs frontières des peuples en proie à l’anarchie et réfractaires à l’influence de la Société des Nations, l’Assemblée déclare que ces circonstances déchargeraient les Membres de la Société des obligations résultant pour eux de l’article 10 du Pacte. Sous cette réserve, l’Assemblée admet l’Esthonie, la Lettonie, la Lithuanie, la Géorgie et l’Arménie dans la Société des Nations »[127].

Cette proposition d’admettre certains États avec des réserves ne rencontra pas l’approbation de la Commission. Des doutes furent exprimés au sujet du droit de l’Assemblée de prononcer une pareille admission (MM. Benès, Branting, van Karnebeek, Viviani). « Refuser à ces États le bénéfice de l’article 10 du Pacte, dit entre autres M. van Karnebeek (Hollande), serait peut-être les priver de la garantie qui leur est la plus nécessaire, sans les dégager pour cela des obligations qui leur incomberaient du fait de l’article 16[128]. Au point de vue juridique, la Société a-t-elle le droit de subordonner l’application d’un article du Pacte à certaines circonstances ? Ce serait un précédent qui pourrait avoir de sérieuses conséquences »[129]. Et M. Viviani exprimait certainement le sentiment de la grande majorité de la Commission en formulant à la séance du 9 décembre le doute « qu’il soit possible d’accepter dans la Société des États auxquels on ne pourrait pas porter éventuellement secours ». Le délégué français ajoutait qu’il ne croyait pas qu’on pût admettre qu’un État déclarât qu’« il n’userait pas de tel ou tel article du Pacte : aujourd’hui ce serait l’article 10, demain c’en serait un autre »[130].

Les doutes très légitimes exprimés sur l’opportunité de la réserve préconisée par lord Robert Cecil ne conduisirent cependant pas la Commission à l’admission pure et simple des États caucasiens et baltes. Au contraire, en présence de la situation incertaine de ces pays résultant du voisinage de la Russie soviétique, ses membres crurent plus prudent d’adopter les conclusions de la sous-Commission V a développant une idée de M. Benès (Tchéco-Slovaquie) et comportant l’ajournement de l’admission des cinq États tout en stipulant leur droit de participation à certaines organisations techniques de la Société.

Voici effectivement le texte de la proposition de la sous-Commission V a, adoptée par la Commission :

« La Commision recommande à l’Assemblée de faire connaître aux gouvernements de l’Esthonie, de la Lettonie, de la Lithuanie, de la Géorgie et de l’Arménie : a) que leurs demandes ont été examinées avec faveur, mais que les circonstances ne permettent pas encore à l’Assemblée de statuer définitivement sur ces demandes ; b) qu’en attendant les décisions ultérieures de l’Assemblée, ces États seront libres de participer aux organisations techniques de la Société qui sont d’intérêt général » (Actes de la première Assemblée, Séances des Commissions, t. II, p. 239).

En appuyant le rapport de la 5e Commission, à la 25e séance de l’Assemblée, le 15 décembre 1920, M. Benès divisa fort judicieusement les États ayant fait des demandes d’admission en trois groupes : les États qu’il est difficile d’admettre à cause de leur exiguïté (Luxembourg, Lichtenstein) ; les États ex-ennemis (Autriche, Bulgarie) ; les nouveaux États, qui « ne peuvent être reconnus comme consolidés » (Finlande, Lithuanie, Esthonie, Lettonie, Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan, Ukraine, Albanie.) C’est à cette dernière catégorie, comprenant l’Arménie, que nous nous arrêterons.

La discussion sur le sort des États appartenant à ce groupe se fit entièrement en se plaçant au point de vue de l’article 10 du Pacte de la Société des Nations. Les autres considérations, qui furent parfois émises, au cours du débat, n’eurent qu’un caractère purement subsidiaire. « Je me permettrai d’attirer l’attention sur ce fait, dit M. Benès, que la Société des Nations est encore un organisme très faible et que, dans ces conditions, l’admission de certains petits États est très délicate, certains d’entre eux se trouvant dans une situation des plus difficiles : la situation est encore trouble dans certaines régions de l’Europe et nous ne savons pas si, demain, de nouveaux problèmes, de nouvelles difficultés ne surgiront pas, qui entraîneront quelques-uns de ces États dans la tourmente. Dans ces conditions, nous avons pensé que, dans l’intérêt même de la Société, et pour ne décourager aucun de ces États, pour leur montrer au contraire la plus grande bienveillance, il y aurait lieu non pas de les admettre dans la Société, dont la responsablité se trouverait ainsi tout entière engagée, mais de les autoriser à collaborer avec les membres de la Société dans certaines organisations techniques »[131].

Le rapporteur sur l’admission des trois pays baltes, M. Octavio (Brésil), admit que ces États remplissaient toutes les conditions requises. « Ce sont des États qui ont des assises certaines sur des territoires suffisants, avec des populations nombreuses et qui ont constitué sur des principes libéraux et démocratiques un gouvernement qui, dans ces trois dernières années, s’est montré stable, a donné dans sa vie constitutionnelle des preuves symptomatiques de ses intentions sincères de remplir ses devoirs internationaux ». Et cependant, la Commission, « étant donné l’état général du monde et en particulier la situation de ces gouvernements, s’est vue dans l’impossibilité de proposer leur admission comme membres de la Société »[132].

La plupart des orateurs de l’Assemblée exprimèrent, au sujet des États baltes, des vues analogues.

Le représentant de la Suède, M. Branting, expliqua nettement que la proposition de la Commission tendant à l’ajournement de leur admission n’était due qu’à la prise en considération de l’article 10 :

« A cette heure, où la situation générale est si confuse, alors que ni l’Esthonie, ni la Lettonie, ni la Lithuanie n’ont encore été reconnues par aucune des grandes Puissances, ce serait, précisément pour les États qui veulent tenir leurs engagements, un risque que nous ne pouvons prendre à la légère que d’admettre dans la Société des Nations, en ce moment, ces E-tats qui par leur situation géographique sont malheureusement si exposés aux attaques d’une puissance dont personne ne connaît les intentions, dont personne ne sait si, quelque jour, elle ne se transformera pas en une puissance de conquête menaçant la liberté de l’Europe »[133].

M. Viviani (France) abonda dans le même sens :

« Il y a dans le Pacte, dit-il avant le vote sur l’admission des trois États baltes, un certain article dont il est beaucoup parlé qui s’appelle l’article 10. Cet article nous met en devoir, lorsque nous avons appris qu’un associé est en danger dans les termes de l’article 10, de lui porter secours. Et comme nous n’aimons pas mentir aux peuples, comme la pire politique c’est d’entretenir des déceptions dans les consciences populaires, de faire croire aux gens qu’on les secourra quand on ne les secourra pas, ceux qui pensent qu’ils ne peuvent pas se porter aux confins de l’Europe pour les soutenir ont voté, comme la France a voté et comme je voterai, le projet de la Commission, c’est-à-dire l’admission dans les organisations techniques »[134].

Le point de vue opposé fut défendu avec éclat, mais sans succès, par les représentants du Portugal, de la Colombie et de l’Italie.

Le délégué portugais M. Chagas, en parlant de l’Esthonie, déclara ne pas s’apercevoir que l’argument de l’incertitude qui planerait sur l’avenir de cet État, ainsi que sur celui de ses voisins, fût fondé sur des raisons bien justifiées. « Ces États, dit-il, nous demandent de leur garantir la vie : nous avons l’air de les condamner à mort, sous le prétexte que leur existence pourrait être en danger… Si telle était la raison de notre refus, elle pourrait être également appliquée à n’importe quel autre État constitué et dont l’existence serait un jour éventuellement menacée ». M. Restrepo (Colombie) affirma que « c’était un devoir de la Société des Nations d’accourir avec l’article 10 au secours de tous ces États. Car sinon, la Société des Nations, qui venait d’être créée, qui venait d’établir sa banque, ferait faillite avant d’ouvrir sa grande porte »[135].

Ce point de vue, plus large et plus libéral, eut l’appui d’une grande Puissance, l’Italie, dont le représentant, M. Schanzer, affirma la conviction « que, au fur et à mesure que la Société comprendrait un plus grand nombre d’États, celle-ci pourrait mieux accomplir son œuvre de solidarité et de collaboration entre les peuples ». Cependant, mise aux voix, la demande d’admission de l’Esthonie, de la Lithuanie et de Lettonie ne fut pas adoptée[136]. ,

L’admission de la Géorgie fut défendue avec beaucoup de chaleur par le Dr. Nansen et lord Robert Cecil (Afrique du Sud), tous les deux voyant pour la Géorgie, pays ne coupant pas la Russie de la mer, très peu de risques de se trouver dans l’obligation de demander l’application de l’article 10, et proposant, en même temps, de faire de ce pays un rempart contre le Bolchevisme. Le représentant de la Grande-Bretagne, M. Fisher, ne trouvait pas, au contraire, qu’il y avait des raisons sérieuses pour faire une différence entre le cas de la Géorgie et celui des pays baltiques. Dans ces conditions, il importait, d’après lui, de traiter sérieusement le Pacte et de ne pas courir des risques, ni de prendre des engagements qu’il serait impossible de remplir.

L’admission de la Géorgie fut finalement rejetée comme celle des États baltes[137].

Mais un vœu fut adopté par l’Assemblée en faveur de la participation des quatre États aux organisations techniques de la Société des Nations[138].

L’Arménie subit à l’Assemblée le sort que la Commission avait préparé pour les autres nouveaux États de son groupe, les trois États baltes et la Géorgie.

À la 26e séance plénière de l’Assemblée du 16 décembre, le rapporteur, M. le Dr. Nansen, déclara : « La Commission a été unanime dans son désir de donner une réponse affirmative à la demande de l’Arménie, mais très grandes difficultés s’opposent à cette admission. La situation de l’Arménie est aujourd’hui particulièrement pénible. Une grande partie de son territoire est occupée par les armées ennemies, le gouvernement n’est pas tout a fait stable, ses frontières ne sont pas encore délimitées. Bref, les conditions sont telles que, malgré notre désir de recommander l’admission de l’Arménie dans la Société, nous n’avons pas pu le faire ». Le Dr. Nansen évoqua également la non-ratification du traité de Sèvres, en exprimant l’avis qu’après cette ratification la question se poserait si l’Arménie n’était pas de plein droit membre de la Société[139]. Mais, d’autre part, le Dr. Nansen sembla aussi trouver un bon côté à la non-admission de l’Arménie, puisqu’elle permettait de revenir au mandat. « Si l’Arménie est acceptée comme membre de la Société des Nations, dit-il, on ne pourra plus trouver une puissance mandataire, car on ne peut donner à un membre de la Société un mandat sur un autre membre ».

L’Assemblée de la Société des Nations adopta le point de vue de la Commission. Sur 29 États qui prirent part au vote sur la demande d’admission de l’Arménie, 21 États répondirent par un non et 8 seulement par un oui (Canada, Pérou, Portugal, Roumanie, Salvador, Suisse, Uruguay, Venezuela) : 13 s’abstinrent ou étaient absents[140]. Mais, en même temps, l’Assemblée, désireuse de marquer sa sympathie pour l’Arménie et son espérance de pouvoir l’accueillir dans son sein dans le plus bref délai, vota le vœu suivant, présenté par le délégué du Canada, M. Rowell :

« L’Assemblée exprime le vif espoir que les efforts du Président des États-Unis, appuyés avec énergie par les gouvernements de l’Espagne et du Brésil, ainsi que par le Conseil de la Société, réussiront à sauver le peuple arménien et à assurer à l’Arménie un gouvernement stable, exerçant l’autorité sur toute l’étendue de l’État et dans les limites de ses frontières telles qu’elles pourront être fixées définitivement en vertu du traité de paix, de manière que l’Assemblée puisse admettre dans sa prochaine session l’Arménie comme membre de la Société avec la plénitude des droits que cette admission confère »[141].

Il fut aussi question d’offrir à l’Arménie de participer, à l’instar des trois États baltes et de la Géorgie, aux organisations techniques de la Société. Mais plusieurs membres s’y opposèrent. Ainsi M. Barnes se demanda si une pareille résolution n’était pas un « malhonnête étalage » destiné à libérer les consciences. De son côté, lord Robert Cecil exprima la crainte que le malheureux peuple arménien ne vît dans une pareille admission aux organisations techniques une moquerie : « Offrir à l’Arménie à l’heure actuelle le droit de participer à la présente organisation, c’est lui offrir non seulement peu de choses, mais moins que rien ». Ces paroles furent applaudies et la question, renvoyée à la 5e Commission, ne revint pas devant l’Assemblée[142].

Il nous reste encore à examiner le rôle que jouèrent, dans la non-admission des nouveaux États séparés de l’ancien Empire russe, les considérations se rattachant non pas aux risques à courir dans une guerre avec les Soviets, mais à l’intérêt permanent de la nation russe absente.

Ce rôle nous semble avoir été purement subsidiaire. La 5e Commission de l’Assemblée paraît, il est vrai, avoir envisagé, à un certain moment, le problème russe dans son ensemble. « Lorsqu’il s’est agi des États baltes, a dit M. Viviani à la 25e séance plénière du 15 décembre, nous avons voulu les écarter non seulement, selon l’heureuse formule de lord Robert Cecil, parce qu’ils avaient des troubles sur leurs frontières, que l’article 10 était dangereux à manier et que nous ne pouvions pas leur faire une promesse que peut-être nous ne pourrions pas tenir, mais aussi, et c’est moi qui l’ai dit, parce qu’il pouvait paraître dangereux de trancher d’un seul coup par espèces et par cas individuels le problème russe qui doit rester dans son unité »[143]. On ne voit cependant pas ce motif figurer dans le rapport de la 5e Commission, et la discussion en séance plénière, nous l’avons dit, était empreinte non pas du souci de ménager les intérêts de la Russie comme nation, mais de celui d’éviter les risques d’une défense éventuelle des candidats contre une agression des Soviets. La suite des événements est venue entièrement à l’appui de cette interprétation. En effet, dans l’intervalle entre la session de 1920 et celle de 1921, l’Esthonie et la Lettonie ont été reconnues de jure par le Conseil suprême et par un grand nombre de puissances, la Lithuanie par certaines d’entre elles ; et, au cours de la session de 1921, l’Assemblée de la Société vota l’admission des trois États baltes. Or, la situation de la nation russe, toujours courbée sous le joug bolcheviste, n’avait subi aucun changement notable de 1920 à 1921. On est donc forcé de conclure que l’autre motif qui avait empêché l’admission des trois États en 1920 — la crainte des risques qu’aurait entraînés leur défense contre les Bolcheviks — avait disparu dans l’esprit des membres de la Société pour des raisons dont nous n’avons pas ici à apprécier la solidité. Il est ainsi évident que le véritable motif politique qui empêcha les membres de la Société de voter l’admission des États baltes dès 1920, était bien l’appréhension d’avoir à appliquer l’article 10 du Pacte contre une agression de la part des Soviets.

Quant à l’Arménie, l’idée de l’absence de la Russie a joué un rôle encore moindre dans le rejet de sa demande. Pour les puissances signataires du traité de Sèvres, cette question ne pouvait pas d’ailleurs se poser. Nous avons vu que dans ce traité, conclu avec la Turquie, et dont la Russie n’était pas co-signataire, ces puissances avaient précisément stipulé l’indépendance de l’Arménie russe, et fait dépendre le sort de l’Arménie turque d’une sentence du Président des États-Unis d’Amérique. En outre, le danger bolchéviste lui-même fut connu trop tard par l’Assemblée pour peser sur ses résolutions[144]. Toute l’attitude de l’Assemblée était dominée exclusivement par le danger turc. C’est pourquoi elle réclama la médiation des puissances entre l’Arménie et les seuls Kémalistes, en ne faisant aucune mention des Soviets. Et c’est pourquoi le rejet de la demande arménienne doit être considéré comme un aveu d’impuissance non pas vis-à-vis de Lénine, mais vis-à-vis de Moustapha Kémal.

B) Appréciation de l'attitude de la première Assemblée dans la question de l'admission de l'Arménie au sein de la Société des Nations

L’historien impartial qui voudra prononcer un jugement sur l’attitude, dans la question de l’admission de l’Arménie, de la première Assemblée de la Société des Nations, devra certainement prendre en considération les nombreuses difficultés de tout ordre au milieu desquelles elle se débattait. Toutefois, à notre avis, il ne pourra lui épargner de graves critiques.

Il est évident, en effet, que la demande de l’Arménie satisfaisait à toutes les conditions prescrites par le Pacte. Les réponses au questionnaire de la cinquième Commission, fournies par la sous-Commission c, lui étaient également sans conteste favorables[145]. C’est donc, en définitive, le télégramme des trois Puissances principales qui, malgré toutes les protestation des membres de l’Assemblée contre cette « attitude de suprématie », avait aiguillé ces derniers dans la direction contraire à l’admission. Or,ce télégramme, à notre avis, contenait une erreur et posait un principe dangereux pour l’avenir de la Société des Nations.

Pour repousser la demande de l’Arménie, les trois gouvernements invoquaient d’abord la non-ratification du traité de Sèvres, qui avait constitué l’Arménie en État indépendant. Or, comme nous l’avons vu cette affirmation ne correspond nullement au texte dudit traité, lequel déclare, au contraire, que la reconnaissance de l’indépendance arménienne lui était antérieure. La seconde objection était basée sur la difficulté, pour les puissances, d’accepter, de garantir et de faire respecter, à cause de leur extension, les frontières de l’Arménie fixées par le Président Wilson. Cependant, la sentence arbitrale du Président des États-Unis d’Amérique avait été rendue, à la suite d’une offre dont avaient convenu toutes les puissances signataires du traité de Sèvres, lesquelles s’étaient en même temps engagées à accepter sa décision (art. 89). L’offre d’arbitrage avait été, il est vrai, faite au Président et acceptée par lui avant la ratification du traité. Mais de ce fait même était née, entre le Président et les Puissances, une convention tout à fait indépendante du sort ultérieur du traité. Les trois principales Puissances, aussi bien que tous les autres États ayant participé à la proposition d’arbitrage faite au Président, étaient donc tenues de respecter son arrêt. Aussi leur télégramme ne lui refuse-t-il pas directement la reconnaissance. Mais les trois gouvernements se sont prévalus du contenu de la sentence, pour refuser l’entrée dans la Société des Nations à une Arménie dont elles s’embarrasseraient de garantir les frontières, à leur avis trop généreusement tracées. De cette manière l’Assemblée s’est trouvée dans l’obligation de mesurer à son tour les responsabilités et les risques que comporte l’article 10. Et il serait impossible de nier que la position prise par les trois grandes puissances militaires de l’Europe actuelle n’ait influencé l’Assemblée, non seulement dans le cas de l’Arménie, mais aussi dans celui de tous les autres nouveaux États sollicitant leur admission dans la Société.

Quel est le véritable sens de l’article 10 du Pacte ?

Par son paragraphe 1er « les membres de la Société s’engagent à respecter et à maintenir contre toute agression extérieure l’intégrité territoriale et l’indépendance politique présente de tous les membres de la Société ». La 5e Commission, dans son rapport à l’Assemblée concernant l’admission de l’Autriche, a interprété cette disposition de la manière suivante : « On ne saurait déclarer avec assez d’instance que l’article 10 ne garantit l’intégrité territoriale d’aucun membre de la Société. Toute la portée de l’article 10 se réduit à condamner les agressions venant de l’extérieur et atteignant l’intégrité territoriale et l’indépendance politique d’un membre quelconque de la Société et à faire appel au Conseil pour aviser aux moyens de résister à pareille agression »[146]. Le Président de la Confédération helvétique, M. Motta, en s’associant au cours des débats de l’Assemblée à l’interprétation de la Commission, lui a donné une forme escore plus claire[147] : « L’article, dit-il, protège les États uniquement contre les agressions violentes venant de l’extérieur. Cet article ne veut pas dire autre chose. Il n’est pas un manteau de plomb. Il n’est pas un instrument de réaction. La Société des Nations veut être avant tout une force de liberté, une force d’évolution pacifique ».

Depuis 1921, nous possédons une autre interprétation autorisée de l’article 10. En vertu d’une résolution de l’Assemblée de 1920, le Conseil de la Société des Nations nomma une « Commission des amendements au Pacte » qui eut à s’occuper, entre autres choses, de l’article 10. Et cette Commission, ayant eu recours à une Commission de juristes et se basant sur leurs rapports, maintint le texte de l’article 10 en adoptant une déclaration interprétative[148]. La seconde Assemblée de la Société en 1921 ne s’est pas prononcée sur cette question et l’a renvoyée à la session de 1922. Cependant nous pensons fort utile de reproduire ici les avis des deux Commissions.

La Commission des juristes précitée a interprété l’article 10 dans le sens suivant :

« La pensée fondamentale de l’article 10 est la suivante : Aucun changement ne pourra être désormais apporté, à la suite d’une agression, à l’intégrité territoriale et à l’indépendance politique des États, éléments essentiels de leur personnalité internationale : de tels changements ne pourront être apportés qu’à la suite de délibérations pacifiques et par l’entremise salutaire de la Société des Nations. De là, la double obligation, pour tous les membres de la Société, de respecter mutuellement leur intégrité territoriale et leur indépendance politique présente, et de les maintenir contre toute agression extérieure, soit de la part des autres membres de la Société, soit de la part des États qui n’en font pas partie »[149].

D’autre part, la déclaration interprétative proposée par la « Commission des amendements au Pacte » déclare ce qui suit :

« L’objet de l’article 10 n’est pas de perpétuer l’organisation territoriale et politique telle qu’elle a été établie et telle qu’elle existait à l’époque des récents traités de paix. Des modifications pourront être apportées à cette organisation par divers moyens légitimes. Le Pacte admet cette possibilité.

« L’article 10 du Pacte a pour objet de proclamer le principe que dans l’avenir le monde civilisé ne pourra tolérer des actes d’agression comme un moyen de modifier le statut territorial et l’indépendance politique des États du monde.

« A cette fin, les membres de la Société ont pris en premier lieu l’engagement de respecter l’intégrité territoriale et l’indépendance politique présente de tous les États membres de la Société. En second lieu, ils se sont engagés à maintenir cette intégrité et cette indépendance contre toute agression extérieure, qui serait le fait ou d’un État membre ou d’un État non membre de la Société. En vue d’assurer l’exécution de cette deuxième obligation, le Conseil avise aux moyens ; il doit le faire non seulement en cas d’agression accomplie, mais encore en cas de danger ou de menace d’agression. Il remplira cette mission en adressant aux membres des recommandations les mieux appropriées à l’espèce, en tenant compte des articles 11, 12, 13, 15, 16, 17 et 19 Pacte »[150].

Ainsi interprété en ce sens qu’il ne signifie pas la perpétuité éternelle du statu quo territorial ou politique, mais seulement sa garantie contre toute modification violente venant de l’extérieur, l’article 10 du Pacte nous paraît la pierre angulaire de la Société des Nations. Une Société des Nations dont les membres ne seraient pas solidaires contre des agressions violentes perdrait sa raison d’être, du moins pour la majeure partie des États : pour ceux qui sont de force moyenne ou faibles. La « Commission des amendements » remarque avec raison que « beaucoup d’États voient dans la garantie qu’implique l’article 10 la meilleure sauvegarde de leur intégrité et de leur indépendance et la contrepartie du programme de réduction des armements ».

Mais, dans ces conditions, la Société des Nations n’a-t-elle pas le droit de refuser l’admission dans son sein à un État, si elle estime trop lourds les sacrifices qu’entraînerait la défense commune de ce nouveau membre contre les agressions des criminels internationaux ?

La première Assemblée de la Société des Nations s’est reconnue un pareil droit. Elle a refusé son accès aux États « non consolidés » situés dans des « régions troublées », ne voulant pas prendre à la légère le risque de leur défense, de peur de compromettre l’autorité de la Société des Nations. Par ces votes, l’Assemblée a donné à l’admission des nouveaux États dans la Société des Nations un caractère nettement politique.

Il faut malheureusement ajouter que cette politique se présente à l’observateur attentif sous un aspect d’incohérence manifeste. Ainsi on se demande pour quelles raisons l’Assemblée, après avoir refusé son accès à l’Arménie, à la Géorgie, à l’Esthonie, à la Lettonie et à la Lithuanie, a accueilli dans son sein deux autres pays nouveaux, l’Albanie et la Finlande, ce dernier pays se trouvant exactement sous la même menace soviétique que les États baltes ? L’Assemblée était-elle tellement sûre que l’état politique de ces deux derniers candidats était si stable qu’il ne lui ferait pas courir les risques de l’article 10 ? Avait-elle trouvé le moyen de mesurer la grandeur du risque qu’elle courrait avec les différents États ? Où voyait-elle le critère de la stabilité d’un État ?

L’admission par l’Assemblée de l’Albanie, et cela malgré le vote contraire de la Commission, est surtout frappante. La 5e Commission avait recommandé de différer l’admission « jusqu’à ce que le statut international de l’Albanie ait été déterminé avec précision ». En séance plénière, lord Robert Cecil plaida chaleureusement son admission, laquelle, selon lui, ne ferait pas courir à la Société les risques de l’article 10, l’Albanie n’ayant comme voisins que la Serbie et la Grèce, membres de la Société, et non pas des États en dehors de son influence. Cependant le noble lord se rendait compte que cet argument tiré du voisinage immédiat n’était pas entièrement suffisant et que d’autres complications politiques pourraient surgir. Aussi eût-il soin d’ajouter :

« Mais alors on nous dit : “Eh bien, si tout cela est vrai, il vaut mieux par prudence ne pas admettre l’Albanie” Je ne suis pas sûr de la portée de ces paroles. La prudence ne consiste pas toujours à ne rien faire. Il peut être aussi téméraire de ne pas agir que d’agir. Le cas de l’Albanie est, j’ose le croire, un de ceux auxquels s’applique cette maxime. Voici un État qui demande son admission dans la Société des Nations. Son territoire est situé dans une partie du monde qui est un foyer de troubles pour l’Europe. Rien n’est plus essentiel à la paix européenne qu’un règlement de la question des Balkans. Tous ceux qui regardent la vérité en face souscriront à cette opinion.

« Plus on tardera à régler les questions nationales dans les Balkans, plus on conservera des menaces et des dangers pour la paix européenne. Je me permets de faire remarquer à l’Assemblée de la manière la plus pressente que nous, qui représentons le grand instrument de paix, nous n’avons pas le droit de laisser une menace à la paix du monde durer un instant de plus qu’il n’est absolument nécessaire »[151].

Ces paroles sont d’or. Elles furent soutenues par les Délégations de France, de Grande-Bretagne et d’Italie. Il faut naturellement applaudir à l’admission de l’Albanie, qui devait, selon l’avis du représentant anglais, M. Fisher, aider à la pacification si nécessaire des Balkans. Mais comment s’expliquer l’attitude des membres de la Société qui, tout en votant pour l’Albanie, repoussaient les demandes de la Géorgie et de l’Arménie ? La pacification des régions du Caucase était-elle donc moins nécessaire pour la paix universelle ? N’est-on pas plutôt fondé à prétendre que la situation de l’Arménie entourée d’ennemis était un danger infiniment plus grand pour cette paix que celle de l’Albanie, entourée d’amis, membres de la Société ?

Par ces critiques, nous ne voulons nullement contester le droit de la Société des Nations de se laisser guider, dans l’admission des nouveaux États, non seulement par les prescriptions de l’article 1er du Pacte, mais aussi par des considérations politiques. Certes, la tendance du Pacte de la Société est que celle-ci est universelle. Son préambule témoigne que les Hautes Parties Contractantes ont adopté ce Pacte en vue de « développer la coopération entre les nations et pour leur garantir la paix et la sûreté ». Mais cependant cette Société universelle n’est encore qu’en voie de formation. Elle ne se compose que des Membres originaires ayant signé le traité de Versailles et d’un certain nombre d’autres États invités à accéder au Pacte. « Le Pacte, dit avec raison M. Georges Scelle, a organisé une Société particulière d’États et non point la Société internationale »[152]. D’autre part, il faut aussi admettre que l’universalité de la Société ne saurait être réalisée immédiatement. Comme on l’a dit fort bien, « limiter momentanément la Société des Nations au groupe des États qui affirment un commun idéal de moralité internationale, ce n’est point faire brèche au principe d’universalité »[153]. On ne saurait donc qu’approuver une politique de la Société refusant son accès à tout État dont les conceptions sur la justice et l’honneur dans les relations internationales lui paraîtraient différer de celles qu’a établies le Pacte[154].

Par contre, la politique de la Société nous semble faire fausse route, lorsqu’elle tend, non pas à imposer un certain stage à une nation qu’elle ne croit pas suffisamment pénétrée de l’idéal commun, mais à éviter les risques de la défense commune d’un nouveau membre contre les agressions escomptées venant du dehors. Une pareille politique nous paraît immorale et dangereuse pour l’avenir de la Société des Nations elle-même. Ce serait en effet singulièrement fausser et amoindrir l’idée de l’universalité de la Société des Nations que d’en ouvrir à deux battants les portes aux États forts qui peuvent se protéger eux-mêmes et d’en refuser simultanément l’accès à ceux qui ont le plus besoin de sa protection — aux États faibles.

En outre, le refus opposé, à cause de leur faiblesse, aux quelques petits États restés en dehors de la Société des Nations, n’a aucune raison d’être puisque la Société renferme déjà dans son sein des membres qui pourraient, le cas échéant, lui causer les ennuis qu’elle appréhende de l’admission des nouveaux cadidats. La Société serait obligée de « maintenir », le cas échéant, contre toute attaque venant du dehors, l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de la Belgique, du Danemark, de la Pologne, de la Perse, de beaucoup d’autres États encore. Les avantages de l’universalité de la Société sont si évidents que le risque supplémentaire couru par l’admission de quelques autres petits États devrait être accepté par elle.

Nous avons raisonné jusqu’ici dans l’hypothèse, qui était au fond de tous les discours tenus à la première Assemblée de la Société des Nations, à savoir que l’application de l’article 10 du Pacte imposerait à la Société la tension de tous ses efforts et moyens pour la défense de chacun de ses membres. Et c’est dans cette hypothèse même que nous nous sommes prononcés contre la politique de l’Assemblée. Mais en réalité, si l’on analyse attentivement la seconde partie de l’article 10 du Pacte, on arrive, en outre, à la constatation intéressante que le fameux article ne fait nullement courir à la Société les risques excessifs que semblait redouter la première Assemblée.

En effet, le paragraphe 2 de l’article 10 dit, en se référant à l’engagement mutuel des membres de la Société de respecter et de maintenir leur intégrité territoriale et leur indépendance politique, contenu dans le premier paragraphe :

« En cas d’agression, de menace ou de danger d’agression, le Conseil avise aux moyens d’assurer l’exécution de cette obligation ».

Voici l’interprétation de ce paragraphe 2 telle que la Commission des juristes l’a donnée à la Commission des amendements au Pacte, et dont celle-ci s’est inspirée dans son deuxième rapport au Conseil de la Société des Nations du 9 septembre 1921[155].

Dans l’opinion de la Commission des juristes, « en général, la violation de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique d’un État ne se conçoit pas autrement que comme un acte de guerre ». Or, les obligations auxquelles les Membres de la Société sont tenus à se conformer au cas où l’un d’eux recourt à la guerre contrairement aux engagements pris aux articles 12, 13 et 15 du Pacte, se trouvent précisées dans l’article 16. D’autre part, les dispositions de l’article 16 sont également applicables (en vertu de l’article 17) à l’auteur d’une agression qui est un État non membre de la Société[156].

« Il résulte donc de ce qui précède que le devoir, qui incombe aux Membres de la Société, de maintenir contre toute agression extérieure l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de tous les Membres do la Société, se trouve expliqué et précisé à l’article 16 : « L’État membre qui a violé le territoire d’un autre État membre est considéré comme ayant commis un acte de guerre contre tous les autres Membres do la Société. Ceux-ci s’engagent à rompre immédiatement avec lui toutes relations commerciales ou financières, à interdire tous rapports entre leurs nationaux et ceux de l’État en rupture de Pacte et à faire cesser toutes communications financières, commerciales ou personnelles entre les nationaux de cet État et ceux de tout autre État, Membre ou non de la Société ».

Mais l’obligation solidaire des Membres ne s’étend pas au delà de ce blocus. « Les Membres, dit la Commission des juristes, ne sont pas obligés de prendre part à une action militaire. Il est vrai que l’article 16 parle d’une action militaire commune à organiser, sur recommandation du Conseil entre les différents gouvernements intéressés ; mais, en général, les Membres ne sont pas juridiquement obligés d’y prendre part. Le paragraphe 3 du même article prescrit cependant aux Membres de la Société de prendre les dispositions nécessaires en vue de faciliter le passage à travers leur territoire des forces de tout Membre de la Société qui participe à une action commune ».

Ainsi donc, « le devoir des Membres de la Société exprimé à l’article 10 du Pacte de maintenir l’intégrité territoriale et l’indépendance politique présentes de tous les Membres, se trouve dans les obligations formulées à l’article 16 ». Mais quelle est alors la portée de la seconde phrase de l’article 10 ? La Commission y répond de la manière suivante : « Quant à l’avis du Conseil, en cas d’une agression, la disposition de l’article 10 y relative n’est autre chose qu’une anticipation des dispositions de l’article 16 ; il y a là un manque d’élégance pardonnable dans un document comme le Pacte ».

Dans son deuxième rapport au Conseil de la Société des Nations, la Commission des amendements au Pacte, « éclairée par le remarquable rapport » des juristes, préconise le maintien de l’article 10 dont la suppression avait été demandée par la Délégation canadienne, laquelle faisait valoir « que l’article 10 impliquait une reconnaissance de la légitimité du statut territorial existant et une obligation pour les membres de la Société d’en garantir à tout jamais la possession ». La Commission des amendements estime « que cette interprétation ne tient pas un compte suffisant des procédures pacifiques prévues par le Pacte » et ajoute que « l’interprétation canadienne s’est rattachée d’ailleurs à une tendance assez générale qui conduit à exagérer la portée des obligations de l’article 10. À cette même tendance se rattache l’opinion qui s’est fait jour dans certains pays, selon laquelle les États, Membres de la Société, contracteraient, du fait de leur adhésion au Pacte, l’obligation absolue de mettre leurs forces à la disposition du Conseil qui pourrait les utiliser dans quelque partie du monde que l’agression se soit produite. Le Pacte, en pareil cas, se borne à conférer au Conseil le pouvoir de faire de simples recommandations ; la teneur des recommandations adressées à chaque Membre dépendra des circonstances politiques et géographiques ».

Conformément à ces considérations, la Déclaration interprétative de la Commission, soumise à l’Assemblée[157], porte que le Conseil accomplira sa mission en « adressant aux Membres des recommandations les mieux appropriées à l’espèce, en tenant compte des articles 11, 12, 13, 15, 16, 17 et 19 du Pacte ».

L’interprétation de la « Commission des juristes » revient donc à dire que « la violation de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique d’un État ne se conçoit pas autrement que comme un acte de guerre » et que, par conséquent, les garanties prévues par l’article 10 ne sont autres que celles prévues par l’article 16. Or, cet article 16 n’impose aux membres de la Société aucune obligation juridique de participer à une action militaire contre l’État en rupture de Pacte. Les membres de la Société ne sont tenus qu’à l’application des mesures de blocus prévues par l’article 16. Encore importe-t-il de préciser que ce sont les États eux-mêmes qui apprécient souverainement s’il y a ou non rupture du Pacte[158].

D’autre part, on arrive, en ce qui concerne les sanctions, au même résultat, si l’on se range à l’opinion émise dernièrement par M. Henri A. Rolin[159], qui soutient qu’« une violation de l’article 10 ne se présentera pas nécessairement sous forme de recours à la guerre »[160], que cet article ne fait donc pas double emploi avec les articles 16 et 17 et qu’il poursuit un but beaucoup plus large — celui de protéger le territoire des membres, non seulement contre des agressions momentanées, « mais contre les annexions, les modifications au statut juridique des territoires qui seraient le résultat d’une agression »[161]. Car, en se plaçant à ce point de vue, et en examinant la garantie, contenue dans le paragraphe 2 de l’article 10, en elle-même, indépendamment des articles 16 et 17, nous n’y trouvons qu’un mandat donné au Conseil d’avoir à aviser aux moyens d’assurer l’exécution de l’obligation contenue dans le paragraphe 1er de l’article 10. Le Conseil pourra donc proposer à chaque membre de la Société toutes les mesures de sanctions pacifiques et militaires qu’il trouvera appropriées aux circonstances géographiques et politiques. Mais les membres ne seront pas obligés de se soumettre aux avis du Conseil. Comme le dit fort justement M. Henri Rolin, « les États accepteront ou repousseront en dernier ressort les recommandations que le Conseil leur adressera à ce sujet ».

On arrive ainsi forcément à la conclusion que la première Assemblée de la Société des Nations a singulièrement exagéré les risques que l’admission de l’Arménie dans la Société aurait fait courir à cette dernière. Ni le rôle assigné au Conseil par le paragraphe 2 de l’article 10, ni les sanctions prévues par l’article 16 n’autorisaient les craintes excessives qui ont été exprimées. Il ressortissait notamment de l’article 16 que les membres n’étaient obligés juridiquement à aucune action militaire, mais seulement à un blocus économique et financier, et cela au cas seulement où ils auraient souverainement constaté la rupture du Pacte. C’est donc, en somme, devant le risque d’avoir à appliquer éventuellement à la Turquie kémaliste un blocus économique et financier qu’a reculé la première Assemblée de la Société des Nations. Or, il est permis de penser que, sur la Turquie d’Angora, à cette époque entièrement exténuée et ne pouvant compter pour son ravitaillement sur la Russie soviétique, un pareil blocus aurait produit un effet des plus salutaires. Il est vrai que ce blocus aurait certainement causé des pertes commerciales et économiques non seulement à la Turquie, mais aux puissances bloquantes elles-mêmes. Mais ces inconvénients sont prévus par l’article 16 et les membres s’y sont engagés à se prêter un mutuel appui pour les réduire au minimum. En tout cas, puisque la garantie de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique de l’Arménie n’exposait les membres de la Société qu’aux inconvénients que comportent les mesures de blocus prévues dans les articles 16 et 17 du Pacte, toute l’argumentation basée sur les graves risques que ferait courir à la Société l’application de l’article 10 s’écroule. Si la vie de tout un peuple ne vaut pas les pertes matérielles qu’implique pour les États le blocus de son agresseur, il a été vraiment inutile d’échafauder tout l’édifice de la Société des Nations.

En envisageant dans son ensemble l’attitude de la première Assemblée de la Société des Nations dans la question arménienne, aucun partisan convaincu et ami sincère de la Société ne saurait se défendre d’une grande tristesse. Après tant de discours émouvants sur le sort de la malheureuse nation, après tant de démonstrations de la plus sincère et la plus fervente sympathie, rien n’a été fait pour assurer à l’Arménie un secours efficace contre ses assassins[162]. On nous excusera de ne pas considérer comme tel la résolution de l’Assemblée chargeant le Conseil de la Société des Nations « de veiller sur le sort de l’Arménie ». Ce Conseil s’était déjà à plusieurs reprises déclaré impuissant à agir isolément sans le concours effectif des Puissances. Et la noble intervention personnelle du Président Wilson, combinée avec celles de l’Espagne et du Brésil, n’était pas précisément faite pour impressionner ceux qui ne comptaient qu’avec la force brutale.

D’autre part, le refus opposés par la Société à la demande d’admission de l’Arménie a privé ce malheureux pays de sa dernière chance de salut. Ainsi donc, une Société, créée pour « faire régner la justice » sur terre, a offert au monde l’affligeant spectacle d’une Assemblée presque mondiale proclamant son impuissance devant les actes de violence du nationalisme turc. Et, cependant, cet aveu d’impuissance ne reflète pas exactement la réalité. Certes, en tant qu’il s’agit d’une action militaire commune, la faiblesse de la Société est un triste fait. Mais le Pacte a tout de même mis entre les mains des membres de la Société la merveilleuse arme de la pression économique, et ils ont reculé devant l’éventualité même d’avoir à se servir de cette arme. On est dès lors obligé de constater que, dans la question arménienne, la première Assemblée s’est écartée considérablement de l’esprit généreux du Pacte de la Société des Nations.

retour sommaire suite
119)

Sur l’admission des États dans la Société des Nations, V. les articles, très intéressants, de M. Scelle, L’admission des nouveaux membres de la Société des Nations par l’Assemblée de Genève, dans la Revue gén. de droit intern. public, 2e série, t. m (1921), p. 122-138, et de M. Rougier, La première Assemblée de la Société des Nations, dans la même Revue, 2e série, t. III (1921), p. 222-242.

 ↑
120)

Journal de la première Assemblée de la Société des Nations, n° 8, 23 novembre 1920, p. 62 ; Actes de la première Assemblée, Séances des Commissions, t. II, p. 159.

 ↑
121)

Rapport de la sous-Commission Vc sur l’admission de l’Arménie, de l’Azerbeïdjan, de Costa-Rica, de la Géorgie et de l’Ukraine :

Au Président de la cinquième Commission.

Arménie. Le 29 novembre 1920.

Demande d’admission. — La sous-Commission a examiné la demande d’admission de l’Arménie dans la Société des Nations et elle la considère recevable.

Le Président de la Délégation arménienne a fait à la sous-Commission un exposé sur les points à propos desquels des renseignements ont été demandés.

La stabilité gouvernementale. — La République arménienne d’Erivan a été constituée en mars 1918. Elle n’a pas de Constitution écrite, car on a ajourné la rédaction jusqu’à la réunion d’une Assemblée constituante. Toutefois, on ne peut mettre en doute que le gouvernement actuel ne représente réellement le peuple arménien, quoiqu’il ne puisse être considéré comme un gouvernement stable.

Frontières. — Les frontières ne sont pas encore définitivement fixées, mais l’article 89 du traité de Sèvres prévoit un arbitrage et le Président Wilson a accepté le rôle d’arbitre. Sa décision devait avoir, naturellement, effet rétroactif.

Superficie. — Le territoire de la République arménienne, tel qu’il a été constitué en mai 1920, a une superficie de 70.551 kilomètres carrés (26.130 milles carrés).

En supposant que les vilayets de Van, Bitlis, Erzeroum et une partie de Trébizonde soient accordés à l’Arménie, le territoire pourrait éventuellement atteindre 214.000 kilomètres carrés (80.000 milles carrés).

Population. — Les statistiques russes de 1917 évaluent le nombre des habitants de la République (telle qu’elle a été constituée en mai 1920) à 2.159.000. Mais on ne peut accorder qu’une confiance toute relative aux statistiques sur l’Arménie, car elles ne tiennent pas compte des morts survenues au cours des événements récents ni du retour des émigrants partis à l’étranger.

Attitude à l’égard des obligations internationales. — L’attitude du gouvernement arménien dans ses rapports internationaux inspire une confiance toute particulère dans son désir de respecter la parole donnée.

Reconnaissance par d’autres États. — L’Arménie est une puissance signataire du traité de Sèvres. Sa Délégation estime que ce fait implique qu’elle a été reconnue en droit par tous les autres signataires.

Selon les renseignements qui sont parvenus au Secrétariat, à titre officieux, le gouvernement des États-Unis et de la République Argentine ont également reconnu l’Arménie.

Le pays a d’abondantes ressources minérales et son avenir industriel est riche de promesses.

Actes de la première Assemblée, Séances des Commissions, t. II, p. 216.

 ↑
122)

Journal de la première Assemblée de la Société des Nations, n° 17, 3 décembre 1920, p. 139.

 ↑
123)

Faits signalés dans les rapports du Comité américain de secours, Near East Relief Committee.

 ↑
124)

Bureau d’information de la Délégation de la République arménienne, n" 1, 15 septembre 1921.

 ↑
125)

Le texte de ce télégramme a été publié par le Temps dans son numéro du 6 décembre 1920.

 ↑
126)

Ainsi lord Robert Cecil déclara, le 4 décembre, à la cinquième Commission qu’il avait été « très défavorablement impressionné par certaine déclaration reproduite dans les journaux selon laquelle certaines Puissances semblaient avoir l’intention de dicter sa conduite à la Société des Nations » (Actes de la première Assemblée, Séances des Commissions de la première Assemblée, t. II, p. 190). M. Rowell (Canada) dit, au sujet de la même publication, le 9 décembre, que l’Assemblée n’avait « à recevoir d’ordres ni de Londres, ni de Rome, ni de Paris, ni d’ailleurs » et que « les gouvernements n’avaient d’autre moyen de fairo la déclaration sur les sujets discutés à l’Assemblée que par l’intermédiaire de leur représentant au sein de l’Assemblée ». M. Nansen (Norvège) appuya M. Rowell (Actes de la première Assemblée, Séances des Commission, t. II, p. 198).

 ↑
127)

Actes de la première Assemblée, Séances des Commissions, t. II, p. 186.

 ↑
128)

L’article 16 du Pacte, on le sait, oblige tous les membres de la Société à la participation au blocus économique et financier d’un membre en rupture de Pacte.

 ↑
129)

Actes de la première Assemblée, Séances des Commissions, t. II, p. 187.

 ↑
130)

Actes de la premières Assemblée, Séances des Commissions, t. II, p. 195.

 ↑
131)

Actes de la première Assemblée, Séances plénières, p. 564.

 ↑
132)

Actes de la première Assemblée, 27e séance plénière, p. 616.

 ↑
133)

Actes de la première Assemblée, 27e séance plénière, p. 622.

 ↑
134)

Ibid., p. 626.

 ↑
135)

Actes de la première Assemblée, 27e séance plénière, p. 629.

 ↑
136)

Ibid., p. 627 et 630.

 ↑
137)

Ibid., p. 633.

 ↑
138)

Ibid., p. 634.

 ↑
139)

Cette supposition nous semble d’ailleurs manquer de base juridique, puisque l’Annexe au Pacte énumère les membres originaires de la Société et les États invités à accéder au Pacte, et que l’Arménie ne figure ni parmi les premiers, ni parmi les seconds. L’Arménie ne saurait donc devenir membre de la Société qu’en vertu du paragraphe 2 de l’article 1 du Pacte, si son admission est prononcée par les deux tiers de l’Assemblée. …

 ↑
140)

Actes de la première Assemblée, 26e séance plénière, p. 589.

 ↑
141)

Ibid., p. 593-594.

 ↑
142)

Actes de la première Assemblée, 26e et 27e séances plénières, p. 589-590 et 634.

 ↑
143)

25e séance, p. 574.

 ↑
144)

M. Viviani dit, le 16 décembre, après le rejet de la demande de l’Arménie : « II n’est pas douteux que la sympathie pour l’Arménie rencontre un fait sur lequel nous ne sommes pas renseignés, à savoir l’absorption par les Soviets » (Actes de la première Assemblée, 26e séance plénière, p. 593).

 ↑
145)

Nous relevons dans le compte rendu de la septième séance de la cinquième Commission, ces paroles du Dr Nansen. « Le Dr Nansen (Norvège) appuie M. Rowell. Il rappelle que la sous-Commission, tout en reconnaissant qu’il y avait des raisons en faveur de l’admission de l’Arménie, ne l’avait pas proposée, estimant qu’il vaudrait mieux dans son intérêt, qu’elle eût un mandataire » (Actes de la première Assemblée, séances des Commissions, t. II, p. 198-199). C’est donc seulement parce qu’elle préférait un mandat pour l’Arménie, que la sous-Commission n’a pas proposé formellement son admission.

 ↑
146)

Actes de la première Assemblée, Séances plénières, p. 579.

 ↑
147)

Actes de la première Assemblée, 25e séance plénière du 15 décembre 1920, p. 573.

 ↑
148)

Deuxième rapport de la Commission du Conseil, A. 24, (1) 1921, V.

 ↑
149)

Rapport précité, annexe I, p. 11.

 ↑
150)

Rapport, p. 4.

 ↑
151)

Actes de la première Assemblée, 28e séance plénière du 17 décembre 1920, p. 646.

 ↑
152)

G. Scelle, L’admission des nouveaux membres de la Société des Nations par L’Assemblée de Genève, dans la Revue gén. de droit intern. public, 2e série, t. III (1921), p. 125.

 ↑
153)

A. Rougier, La première assemblée de la Société des Nations, dans la même Revue, 2e série, t. in (1921), p. 227.

 ↑
154)

Lorsque, un jour, l’idéal de l’universalité de la Société des Nations sera réalisé, le problème de l’admission des nouveaux membres changera entièrement d’aspect. Car, il ne s’agira plus alors de l’admission d’États venant du dehors de la Société, mais de changements à son intérieur, provenant, de la séparation de telle ou telle nation du cadre d’un État membre de la Société des Nations. La demande d’admission d’une nation équivaudra donc à la consécration, par la Société, du nouveau statut de la nation créé par son émancipation plus ou moins complète. Nous estimons que les intérêts de la nation revendiquant cette consécration et ceux de l’État demandant le maintien de cette nation dans son cadre historique doivent être délimités par la Société des Nations, selon les cas individuels, en s’inspirant de l’intérêt commun de l’humanité. Cet intérêt commun peut amener la Société à reconnaître, dans tel cas, la rupture de toutes les attaches juridiques qui lient une nation à un État déterminé ; il peut, dans un autre cas, la conduire, au contraire au maintien d’un lien plus ou moins intime entre plusieurs nations dans le cadre d’un État commun, tout en leur accordant la représentation dans la Société, comme c’est le cas pour l’Inde et les Dominions britanniques ; il pourra, enfin, leur refuser même cette représentation.

Il serait tout à fait impossible de fixer des règles générales de droit pour une telle délimitation des intérêts de l’État et de la Nation.

Rappelons à ce sujet les paroles remarquables du Président Wilson, dans son Message au Congrès le 11 février 1918 :

« Chaque partie du règlement final doit être basée sur la justice essentielle du cas particulier envisagé et sur les arrangements les plus propres à amener une paix qui soit permanente ». Et plus loin : « Toutes les aspirations nationales bien définies devront recevoir la satisfaction la plus complète qui puisse être accordée sans introduire de nouveaux, ou perpétuer d’anciens éléments de discorde ou d’antagonisme, susceptibles avec le temps de rompre la paix de l’Europe et par conséquent du monde ». Il ne pourra donc s’agir dans ces cas que d’une politique au service de la justice.

En conséquence, il ne saurait être question de reconnaître à toutes les nations du monde le droit absolu de participer directement à la Société des Nations. Dans le cas « des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne », la reconnaissance d’un pareil droit irait d’ailleurs à rencontre de l’article 22 du Pacte. Mais même dans le cas des États composés de nations de civilisation similaire, les demandes d’admission formulées par les nations à rencontre de la volonté de l’État historique, ne sauraient être accordées qu’après un examen attentif des intérêts en présence, par la Société des Nations ; celle-ci devra décider, dans chaque cas particulier, si c’est l’intérêt immédiat de l’État ou celui de la nation qui doit être préféré dans l’intérêt supérieur de l’humanité.

Ce n’est pas, naturellement, sous cet aspect que le cas de la séparation des nations allogènes de la Russie s’est présenté à la première Assemblée de la Société des Nations encore si éloignée de l’universalité. Cette première Assemblée n’avait pas à statuer sur les droits de nations qui se seraient séparées d’un État russe membre de la Société des Nations, mais à répondre à l’appel des peuples qui venaient de se détacher du pouvoir usurpateur des Soviets, pouvoir se trouvant en dehors de la Société des Nations et des intérêts duquel cette Société n’avait pas à se préoccuper. Nous avons vu que la Société des Nations a voulu, à un certain moment, prendre en considération les intérêts permanents de la Russie absente ; mais, la situation de fait se prolongeant, elle a cru devoir adopter une attitude plus réaliste et régler sa politique exclusivement sur l’article 10. La Société a donc admis les États baltes, ne les croyant plus menacés par les Soviets et elle a continué à tenir éloignés les États caucasiens occupés par les troupes bolchevistes.

 ↑
155)

A. 24 (1) 1921, V. A. C. 40 (a).

 ↑
156)

Texte des articles 16 et 17 du Pacte :

Art. 16. — Si un membre de la Société recourt à la guerre, contrairement aux engagements pris aux articles 12, 13 ou 15, il est ipso facto considéré comme ayant commis un acte de guerre contre tous les autres membres de la Société. Ceux-ci s’engagent à rompre immédiatement avec lui toutes relations commerciales ou financières, à interdire tous rapports entre leurs nationaux et ceux de l’État en rupture de pacte et à faire cesser toutes communications financières, commerciales ou personnelles entre les nationaux de cet État et ceux de tout autre État, membre ou non de la Société.

En ce cas, le Conseil a le devoir de recommander aux divers gouvernements intéressés les effectifs militaires, navals ou aériens par lesquels les membres de la Société contribueront respectivement aux forces armées destinées à faire respecter les engagements de la Société.

Les membres de la Société conviennent, en outre, de se prêter l’un à l’autre un mutuel appui dans l’application des mesures économiques et financières à prendre en vertu du présent article pour réduire au minimum les pertes et les inconvénients qui peuvent en résulter. Ils se prêtent également un mutuel appui pour résister à toute mesure spéciale dirigée contre l’un d’eux par l’État en rupture de pacte. Ils prennent les dispositions nécessaires pour faciliter le passage à travers leur territoire des forces de tout membre de la Société qui participe à une action commune pour faire respecter les engagements de la Société.

Peut être exclu de la Société tout membre qui s’est rendu coupable de la violation d’un des engagements résultant du Pacte. L’exclusion est prononcée par le vote de tous les autres membres de lu Société représentés au Conseil.

Art. 17.— En cas de différend entre deux États, dont un seulement est membre de la Société ou dont aucun n’en fait partie, l’État ou les États étrangers à la Société sont invités à se soumettre aux obligations qui s’imposent à NI membres aux fins de règlement du différend, aux conditions estimées justes par le Conseil. Si cette invitation est acceptée, les dispositions des articles 12 à 16 s’appliquent sous réserve des modifications jugées nécessaires par le Conseil.

Dès l’envoi de cette invitation, le Conseil ouvre une enquête sur les circonstances du différend et propose telle mesure qui lui paraît la meilleure et la plus efficace dans le cas particulier.

Si l’État invité, refusant d’accepter les obligations de membre de la Société aux fins de règlement du différend, recourt à la guerre contre un membre de la Société, les dispositions de l’article 16 lui sont applicables.

Si les deux parties invitées refusent d’accepter les obligations de membre de la Société aux fins de règlement du différend, le Conseil peut prendre toutes mesures et faire toutes propositions de nature à prévenir les hostilités et à amener la solution du conflit ».

Voici, d’autre part, le texte de l’article 16 avec les amendements adoptés par la deuxième Assemblée de la Société des Nations, le 4 octobre 1921, et qui ne constituent d’ailleurs que des directives, recommandées à titre provisoire au Conseil et aux membres de la Société. Ces amendements, comme on va le voir, sans affaiblir la portée de l’article 16 en précisent l’application :

Art. 16 amendé.— Si un membre de la Société recourt à la guerre, contrairement aux engagements pris aux articles 12, 13 ou 15, il est ipso facto considéré comme ayant commis un acte de guerre contre tous les autres membres de la Société. Ceux-ci s’engagent à rompre immédiatement avec lui toutes relations commerciales ou financières, à interdire tous rapports entre les personnes résidant sur leur territoire et celles résidant sur le territoire de l’État en rupture de Pacte et à faire cesser toutes communications financières, commerciales ou personnelles entre les personnes résidant sur le territoire de cet État et celles résidant sur le territoire de tout autre État membre ou non de la Société.

Il appartient au Conseil d’émettre un avis sur le point de savoir s’il y a ou non rupture du Pacte. Au cours des délibérations du Conseil sur cette question, il ne sera pas tenu compte du vote des membres accusés d’avoir eu recours’ à la guerre et des membres contre qui cette guerre est entreprise.

Le Conseil doit notifier à tous les membres de la Société la date à laquelle il recommande d’appliquer les mesures de pression économique visées au présent article.

Toutefois, si le Conseil jugeait que, pour certains membres, l’ajournement, pour une période déterminée, d’une quelconque de ces mesures, dût permettre de mieux atteindre l’objet visé par les mesures mentionnées dans le paragraphe précédent, ou fût nécessaire pour réduire au minimum les pertes et les inconvénients qu’elles pourraient leur causer, il aurait le droit de décider cet ajournement.

Le Conseil a le devoir de recommander aux divers gouvernements intéressés les effectifs militaire, naval ou aérien, par lesquels les membres de la Société contribueront respectivement aux forces armées destinées à faire respecter les engagements de la Société.

Les membres de la Société conviennent, en outre, de se prêter l’un à l’autre un mutuel appui dans l’application des mesures économiques et financières à prendre en vertu du présent article pour réduire au minimum les pertes et les inconvénients qui peuvent en résulter. Ils se prêtent également un mutuel appui pour résister à toute mesure spéciale dirigée contre un d’eux par l’État en rupture de Pacte. Ils prennent les dispositions nécessaires pour faciliter le passage à travers leur territoire des forces de tout membre de la Société qui participe à une action commune pour faire respecter les engagements de la Société.

Peut être exclu de la Société tout membre qui s’est rendu coupable de la violation d’un des engagements résultant du Pacte. L’exclusion est prononcée par le vote de tous les autres membres de la Société représentés au Conseil. (Document de la Société des Nations, A. 166, 1921. Rapport au sujet des amendements proposés à l’article 16 du Pacte par la troisième Commission, annexe).

 ↑
157)

V. le texte p. 128,

 ↑
158)

Cette situation n’a pas changé depuis le vote par la deuxième Assemblée en 1921 de l’amendement à l’article 16, en vertu duquel « il appartient au Conseil d’émettre un avis sur le point de savoir s’il y a ou non rupture du Pacte ». Cet avis n’a qu’une valeur morale. Comme l’a mis en lumière M. Motta, à la 20e séance plénière de la deuxième Assemblée de la Société, le 26 septembre 1921 (Compte rendu provisoire, p. 13), « ce sont les États eux-mêmes qui demeurent les juges souverains de l’obligation juridique et morale » d’appliquer les sanctions économiques.

 ↑
159)

Henri-A. Rolin, L’œuvre de révision du Pacte de la Société des Nations accomplie par la deuxième Assemblée, dans revue de droit international et de législation comparée, 3e série, t. III (1922), p. 171 et 336.

 ↑
160)

M. Henri-A. Rolin présente, au cours de sa pénétrante analyse de l’article 10, toute une série de cas où la violation peut avoir lieu sans recours à une guerre, illicite au point de vue du Pacte ; ainsi, par exemple, celui-ci : « la contestation originaire qui a donnée naissance au conflit est absolument étrangère à toute question territoriale, et ce n’est qu’au cours d’hostilités déclenchées dans des circonstances régulières ou au moment de la conclusion de la paix que l’État victorieux manifeste des prétentions annexionnistes » (loc. cit., p. 342).

 ↑
161)

Henri-A. Rolin, op. et loc, cit., p. 342.

 ↑
162)

La seule décision de la première Assemblée qui ait eu un effet bienfaisant pour les Arméniens a été prise dans un autre domaine. C’est la résolution qui a invité le Conseil à « constituer une Commission d’enquête destinée à le renseigner sur la situation actuelle en Arménie, en Asie-Mineure, en Turquie et dans les territoires voisins de ces pays en ce qui concerne les déportations des femmes et des enfants » (Compte rendu de la 24e séance, p. 13).

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
Nous écrire Haut de page Accueil XHTML valide CSS valide