André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

1) L'indépendance de l'État arménien

DANS ces conditions, et aucun autre État ne paraissant disposé à accepter le mandat arménien, les Puissances alliées qui négociaient le traité de paix avec la Turquie se trouvèrent obligées de renoncer à l’application à l’Arménie de l'article 22 du Pacte de la Société des Nations. Elle maintinrent cependant leur reconnaissance de l’indépendance arménienne malgré le défaut de la condition du mandat, prévu par ledit article 22. Elles passèrent même de la reconnaissance de fait à celle de droit.

En effet, le 11 mai 1920, les délégués turcs convoqués par la Conférence pour recevoir les « Conditions de paix » virent les représentants de l’Arménie siéger parmi ceux des États alliés.

Et, dans le préambule de ces « Conditions », devenu ensuite le préambule du traité de Sèvres, l’Arménie fut mentionnée parmi les Puissances alliées.

Voici effectivement le début de ce préambule :

« L’Empire britannique, la France, l’Italie et le Japon

« Puissances désignées dans le présent traité comme les principales Puissances alliées ;

« L’Arménie, la Belgique, la Grèce, le Hedjaz, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, l’État Serbe-Croate-Slovène et la Tchéco-Slovaquie. « Constituant avec les Principales Puissances ci-dessus les Puissances alliées,

« D’une part ;

« Et la Turquie,

« D’autre part… ».

Ces deux faits constituaient bien en eux-mêmes une reconnaissance tacite de l’indépendance de l’Arménie, indépendance de jure et non pas seulement de facto, car les Puissances n’auraient pu conclure un traité d’alliance avec un organisme ne possédant pas un statut juridique international et existant seulement de fait. Et, on le sait, c’est un principe établi du droit international que la reconnaissance d’un nouvel État ne doit pas revêtir des formes solennelles spéciales, mais peut être simplement tacite[102].

Le texte même du traité de paix entre les Puissances alliées et la Turquie signé à Sèvres, le 10 août 1920, ajoute une certitude supplémentaire à celle que nous puisons dans son préambule. L’article 88 de ce traité dit, en effet : « La Turquie déclare reconnaître, comme l’ont déjà fait les Puissances alliées, l’Arménie comme un État libre et indépendant ». Ce texte se réfère clairement à une reconnaissance, par toutes les Puissances alliées, antérieure au traité de Sèvres ; par conséquent, cette référence ne saurait viser uniquement la reconnaissance de facto de l’Arménie par le Conseil suprême et par quelques-unes seulement de ces puissances. En outre, il y a lieu d’observer que la formule dont se sert l’article 88 est identique à celle de l’article 98 contenant un renvoi à la reconnaissance antérieure de la liberté et de l’indépendance du Hedjaz[103].

Or, cette dernière reconnaissance a eu, sans nul doute possible, un caractère juridique, le Hedjaz ayant, en qualité de puissance alliée et associée, apposé sa signature au traité de Versailles du 28 juin 1919, lequel traité le mentionne parmi les membres originaires de la Société des Nations. La formule qui, dans le cas du Hedjaz, vise à une reconnaissance de jure, n’a donc pu être employée, dans le cas de l’Arménie, pour désigner seulement une reconnaissance de facto.

Enfin, la même conclusion se dégage du traité séparé que la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Japon ont conclu, toujours à la date du 10 août 1920, avec l’Arménie, en vue de stipuler, comme ils l’avaient fait dans leurs conventions avec la Pologne et d’autres États, les droits inaliénables des habitants, des ressortissants et des minorités. Ce traité, qui impose à l’État arménien de nombreuses obligations, affirme, en même temps, son indépendance et sa souveraineté. Voici les premiers passages de son préambule :

« Considérant que les principales Puissances alliées ont reconnu l’Arménie comme État souverain et indépendant ;

« Et considérant que l’Arménie désire conformer ses institutions aux principes de la liberté et de la justice, et en donner une sûre garantie à tous les habitants des territoires sur lesquels elle a assumé ou assumera la souveraineté ».

Ainsi donc, la reconnaissance de jure de l’Arménie par les Puissances alliées ne doit aucunement prendre date du jour de la signature ou de la ratification du traité de Sèvres. Ce traité n’a fait en réalité que confirmer une reconnaissance tacite intervenue, au plus tard, le jour de la remise du projet de traité de paix par les représentants des Puissances alliées, y compris l’Arménie (le 11 mai 1920).

Le traité de Sèvres n’innove pas, d’ailleurs, non plus en ce qui concerne la Turquie. Car cette dernière avait déjà elle aussi, reconnu l’indépendance de la République arménienne par le traité arméno-turc du 4 juin 1918. Mais l’article 88 du traité de Sèvres a l’effet très important de convertir cette obligation de la Turquie envers l’Arménie en une obligation internationale.

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102)

V. par exemple Despagnet de Boeck, Cours de droit international public, 4e édit., p. 104.

 ↑
103)

Art. 98 : « La Turquie déclare reconnaître, comme l’ont déjà fait les Puissances alliées, le Hedjaz comme un État libre et indépendant ».

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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