André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

Chaptire V

La reconnaissance de fait de l'Arménie et les pourparlers entre le conseil suprême et le conseil de la Société des nations au sujet du mandat sur l'Arménie

AU COMMENCEMENT de l’année 1920, les Principales Puissances alliées reconnurent le gouvernement de l’État arménien comme gouvernement de fait. Et le 27 janvier, le Secrétariat général de la Conférence de la Paix avisa le Président de la Délégation de la République arménienne que, dans sa séance du 19 janvier 1920, le Conseil suprême avait pris les deux décisions suivantes:

« 1° Que le gouvernement de l’État arménien sera reconnu comme gouvernement de fait » ;

« 2° Que cette reconnaissance ne préjugera pas la question des frontières éventuelles de cet État ».

Le Secrétariat général ajoutait que l’ambassadeur des États-Unis lui avait fait connaître, le 26 janvier, « que le gouvernement américain se ralliait à cette solution ».

En outre, le Secrétariat général signifia, le 28 janvier 1920, au Président de la Délégation de la République arménienne, qu’une résolution identique avait été prise par les chefs des gouvernements de France, de Grande-Bretagne et d’Italie : communication qui fut suivie d’une autre, datée du 7 mars 1920, faisant connaître la déclaration de l’ambassadeur du Japon « que le gouvernement japonais s’associait à la démarche par laquelle les gouvernements britannique, français et italien ont reconnu le gouvernement de la République arménienne comme gouvernement de fait »[97].

La reconnaissance de fait, comme il résulte du texte même de la résolution du Conseil suprême et de celle des chefs des gouvernements alliés, ne visait que l’État arménien, c’est-à-dire là République arménienne constituée sur le sol de l’ancien Empire russe. Ces résolutions portaient cependant en même temps que la reconnaissance ne préjugerait pas la question des frontières, admettant ainsi d’ores et déjà la possibilité d’une annexion à la République des territoires arméniens de la Turquie.

Mais les Principales Puissances alliées paraissent bien n’avoir pas, par cette reconnaissance de fait de la République arménienne, rempli envers la nation arménienne tout entière, épuisée par la guerre et par les massacres, tout le devoir qui semblait s’imposer à elles à son égard en vertu de l’article 22 du Pacte de la Société des Nations concernant les mandats internationaux[98].

La nation arménienne, en effet, est, sans nul doute possible, une de celles qu’a en vue cet article 22 : c’est une nation habitant des « territoires qui à la suite de la guerre ont cessé d’être sous la souveraineté des États qui les gouvernaient précédemment » ; c’est, en même temps, sans contradiction possible, un « des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne » et dont « le bien-être et le développement… forment une mission sacrée de civilisation ». En se conformant à l’article 22, les Puissances étaient donc tenues de confier la tutelle du peuple arménien à une des « nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique », seraient « le mieux à même d’assumer cette responsabilité » et qui « exerceraient cette tutelle en qualité de mandataire et au nom de la Société ». Le paragraphe 4 de l’article 22 était en outre spécialement applicable aux Arméniens de Turquie, car il traite de « certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman » et qui ont « atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement à la condition que les conseils et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules ».

C’était donc pour le Conseil suprême non seulement un droit, mais un devoir de chercher à appliquer au peuple arménien les bienfaits de l’article 22 du Pacte de la Société des Nations. Malheureusement, le Conseil engagea son initiative dans une voie qui la vouait à un échec certain. Au lieu de choisir, en stricte conformité avec la teneur du Pacte, parmi les « nations développées », un mandataire qui exercerait la tutelle de l’Arménie au nom de la Société des Nations, le Conseil suprême, en effet, par l’intermédiaire de lord Curzon, proposa la protection du futur État indépendant arménien à la Société des Nations elle-même[99].

Le Mémorandum qu’à la suite de cette proposition du Conseil suprême le Conseil de la Société des Nations adopta le 11 avril 1920 prouve d’une manière éclatante l’impuissance d’agir dans laquelle se trouvait cette Société après le refus de la Conférence de la Paix de mettre à sa disposition une force réelle, capable de garantir l’exécution de ses décisions.

Ce Mémorandum débute d’abord par la constatation, intéressante à tous les points de vue, que « le Conseil suprême des Principales Puissances alliées, désireux d’assurer à la Nation arménienne l’existence, l’ordre et la sécurité, a décidé d’instituer une République indépendante d’Arménie ». Puis, il continue en déclarant que de la communication de lord Curzon « il résulte que la Société des Nations est sollicitée d’accepter vis-à-vis de l’Arménie le mandat prévu par l’article 22 du Pacte ». Et à cet égard il affirme que « le Conseil est entièrement d’accord avec le Conseil suprême, en ce qui concerne les demandes de la Nation arménienne: il considère que la constitution de l’Arménie en État sur la base de l’indépendance et de la sécurité est un devoir d’humanité et un but digne des efforts et des sacrifices des puissances du monde civilisé ». Mais il dit en même temps que le Conseil est obligé d’ajouter : « Pour autant qu’il est en son pouvoir, le Conseil de la Société est anxieux de coopérer à cette tâche, et d’autre part il se rend compte des limitations imposées à son action. Il sait qu’il n’est pas un État, qu’il n’a jusqu’à présent ni armée, ni finances, et que l’action qu’il peut exercer sur l’opinion publique sera bien moins efficace en Asie Mineure que dans les pays plus civilisés d’Europe. Le Conseil ne saurait non plus oublier les amères illusions causées à la Nation arménienne par la faillite des clauses qui visent l’Arménie dans les traités du siècle dernier ». Le Conseil de la Société rappelle, en outre, dans son Mémorandum, « que les dispositions mêmes de l’article 22 ne prévoient pas, pour la Société des Nations, la faculté d’accepter et d’exercer un mandat ; que, tout au contraire, ces dispositions obligent la Société à contrôler l’exécution des mandats confiés à des puissances déterminées sur des communautés ayant appartenu à l’Empire ottoman et que l’exercice, par la Société des Nations, du contrôle sur les divers mandats conférés à des puissances sur diverses régions de l’ex-Empire ottoman, ne paraît pas compatible avec l’exercice, par la même Société, d’un mandat sur une de ces régions ». Le Conseil est donc « arrivé à la conclusion que la façon la plus satisfaisante d’assurer l’avenir de la Nation arménienne serait de trouver un membre de la Société, ou quelque autre puissance, qui accepterait le mandat sur l’Arménie, sous le contrôle et avec l’appui moral entier de la Société, et en conformité avec les dispositions générales de l’article 22 du Pacte ». Mais le Conseil de la Société des Nations attire en même temps l’attention du Conseil suprême sur la difficulté de trouver un État disposé à accepter le mandat arménien « jusqu’à ce que les intentions du Conseil suprême des Alliés, en ce qui touche certains points fondamentaux, soient clairement définies ». Ces points fondamentaux sont, d’après le Conseil de la Société au nombre de trois: 1° Il serait tout d’abord nécessaire de régler la question financière: la République arménienne aura besoin d’un capital important afin de procéder à son installation. Or, la Société des Nations ne possède pas de ressources financières qui lui soient propres, et il est peu probable que l’État mandataire assume les responsabilités financières qu’entraînerait le mandat; le Conseil de la Société serait disposé à soumettre à l’Assemblée la demande de garantie d’un emprunt par l’ensemble des membres de la Société; mais, en attendant, le Conseil de la Société est désireux de savoir si le Conseil suprême est prêt à faire les avances indispensables de fonds, ou à donner sa garantie financière provisoire à la République d’Arménie; 2° Vu qu’une grande partie du territoire de la République indépendante d’Arménie est occupée par l’armée ottomane et vu que la Société des Nations ne dispose d’aucune force militaire, le Conseil de la Société désire savoir, en second lieu, « si les Puissances alliées sont disposées à assumer, au besoin par la force, la remise à la République arménienne du territoire ottoman qui serait attribué à cette République ». En plus, l’exercice d’un contrôle militaire en Arménie apparaissant comme nécessaire pour un laps de temps assez considérable, le Conseil suprême devrait également faire connaître s’il est « disposé à assurer la défense du territoire de la République arménienne jusqu’au moment où elle pourra être assurée par d’autres moyens » ; 3° Il faudrait, enfin, savoir si le futur traité assurerait à la République arménienne le libre accès à la mer: une pareille disposition étant non seulement conforme aux intérêts de l’Arménie elle-même, mais ayant de plus pour objet d’assurer toutes facilités de communications entre la République et la puissance mandataire. Et, comme conclusion, le Conseil de la Société déclare, dans le Mémorandum du 11 avril 1920, qu’au cas où il recevrait du Conseil suprême des « assurances suffisantes » sur les points indiqués, il pourrait procéder à des enquêtes officieuses en vue de trouver un État disposé à accepter, dans les conditions précitées, le mandat sur l’Arménie, et que, si les négociations relatives au mandat n’aboutissaient pas, il serait prêt à discuter avec le Conseil suprême « s’il ne serait pas possible de prendre d’autres mesures efficaces pour la protection de l’Arménie »[100].

Cette réponse du Conseil de la Société des Nations à la proposition du Conseil suprême des puissances était en réalité une réponse négative. Elle a eu généralement une très mauvaise presse. Nous trouvons, pour notre part, que le Conseil n’était pas en mesure de répondre autrement. Les critiques qui l’accusent de s’être dérobé à une tâche humanitaire devraient plutôt s’en prendre à ceux qui, à la Conférence de la Paix, ont combattu les nobles et généreux efforts que déployait la Délégation française, et surtout M. Léon Bourgeois, en vue d’assurer l’efficacité des décisions de la Société des Nations par une force coercitive internationale. Dans son état actuel, privé aussi bien de cette force que des ressources correspondantes financières, le Conseil de la Société des Nations ne pouvait évidemment que décliner une offre, d’ailleurs contraire au Pacte et dont l’acceptation l’aurait exposé à la plus pénible des déconfitures. D’autre part, en demandant au Conseil suprême certaines assurances préalables au sujet de l’exercice du mandat arménien et en lui proposant de procéder à des enquêtes en vue de trouver un État disposé à accepter ledit mandat dans les conditions énoncées, le Conseil de la Société des Nations faisait preuve aussi bien d’une réelle sagesse que d’une initiative qui aurait pu porter ses fruits, si elle avait été adoptée par le Conseil suprême.

Cependant, ce dernier, après avoir fait au Conseil de la Société une offre contraire aux termes du Pacte, ne crut devoir tenir aucun compte des suggestions judicieuses qui avaient accompagné le refus motivé de sa proposition. Le 25 avril 1920, il adressa, en effet, un appel au Président Wilson « pour demander que les États-Unis d’Amérique voulussent bien accepter un mandat pour l’Arménie et que tout au moins le Président des États-Unis consentît à agir comme arbitre dans la question des frontières arméniennes ». Le sénat des États-Unis d’Amérique refusa, le 31 mai 1920, le mandat pour l’Arménie. Mais le Président Wilson accepta le rôle d’arbitre dans la question des frontières arméniennes »[101].

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97)

La Grèce et la Belgique reconnurent au courant de l’année 1920 le gouvernement arménien de jure. La Belgique (par une lettre de S. E. Hymans au Président de la Délégation arménienne, en date du 27 août 1920) lui déclara « que le gouvernement du Roi a décidé de reconnaître officiellement le gouvernement de la République arménienne et qu’il sera très heureux d’entretenir avec lui des relations diplomatiques ». La Grèce également donna son agrément à la nomination d’un ministre arménien à Athènes (Note de M. Romanos au Président de la Délégation arménienne en date du 23 août 1920).

 ↑
98)

Article 22 du Pacte, § 1er. — Les principes suivants s’appliquent aux colonies et territoires qui, à la suite de la guerre, ont cessé d’être sous la souveraineté des États qui les gouvernaient précédemment et qui sont habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne. Le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation, et il convient d’incorporer dans le présent Pacte des garanties pour l’accomplissement de cette mission.

§ 2. — La meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité et qui consentent à l’accepter: elles exerceraient cette tutelle en qualité de mandataires et au nom de la Société.

§ 3. — Le caractère du mandat doit différer suivant le degré de développement du peuple, la situation géographique du territoire, ses conditions économiques et toutes autres circonstances analogues.

§ 4. — Certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement, à la condition que les conseils et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’au moment ou elles seront capables de se conduire seules. Les vœux de ces communautés doivent être pris d’abord en considération pour le choix du mandataire.

§ 7. — Dans tous les cas le mandataire doit envoyer au Conseil un rapport annuel concernant les territoires dont il a la charge.

 ↑
99)

Télégramme de lord Curzon du 12 mars 1920. V. Mémorandum présenté par le Secrétaire général de la Société des Nations à la première Assemblée (Documents, n° 56, p. 3).

 ↑
100)

Journal officiel de la Société des Nations, avril-mai 1920, n° 3, p. 85-87.

 ↑
101)

V. Mémorandum présenté par le Secrétaire général de la Société des Nations à la première Assemblée, n° 56, p. 3.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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