André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

2) La question des minorités et le problème arménien

A) L’échange des populations

Il est très caractéristique pour la Conférence de Lausanne qu’avant d’aborder le problème des minorités, elle ait posé la question de l'échange des populations. En effet, cette Conférence, réunie peu de temps après la conclusion des traités de minorités de 1919-1920, a offert au monde le triste spectacle des auteurs de ces traités recourant à une solution du problème des minorités aussi simpliste que barbare. Il est vrai que, quelques années auparavant, un pareil échange avait été pratiqué entre la Grèce et la Bulgarie[375]. Mais cet échange avait été volontaire, tandis qu’il fut réservé à la Conférence de Lausanne de sanctionner un échange obligatoire[376].

À la séance de la première Commission du 1er décembre 1922, la plupart des délégués semblèrent acquis au système de l’échange obligatoire. Le Dr Nansen, qui en était un partisan avéré, déclara, entre autres choses, que les Grandes Puissances étaient favorables à ses propositions « parce qu’elles croyaient que la séparation des populations du Proche-Orient tendrait à assurer la pacification effective du pays et parce qu’elles pensaient que l’échange des populations constituait le moyen le plus rapide et le plus efficace de donner une solution aux graves problèmes économiques issus du grand déplacement ethnique qui a déjà eu lieu ». « Sans doute, dit lord Curzon, tout le monde préférerait d’instinct, si c’était possible, un échange volontaire » ; mais il estimait « que la contrainte serait très probablement jugée nécessaire pour plus d’une raison »[377]. Cependant, au cours des discussions dans le Comité spécial, la question fut remise sur le tapis par une déclaration écrite de la délégation grecque qui proposa que l’échange fût volontaire. La délégation turque s’y opposa nettement, de sorte que l’on en resta à la décision antérieurement arrêtée.[378].

Ainsi, les Turcs obtinrent satisfaction sur le principe de l’échange obligatoire. Ils avaient insisté d’abord également sur le caractère total de cet échange en exigeant qu’il s’étendît à toutes les minorités grecques établies en Turquie, y compris les Grecs de Constantinople et toutes les minorités musulmanes en Grèce, excepté toutefois celles établies en Thrace occidentale[379]. Mais, devant les insistances unanimes de la Conférence, la délégation turque consentit à ce que, à l’instar des Musulmans de la Thrace occidentale, fussent exclus de l’échange également les Grecs établis à Constantinople avant le 30 octobre 1918. Elle renonça aussi finalement à sa demande d’éloignement de Constantinople du Patriarcat œcuménique et accepta le maintien du Patriarche, dépouillé de tout caractère politique et n’exerçant plus que ses attributions spirituelles et ecclésiastiques[380].

En somme, la Conférence de Lausanne a sanctionné l’échange obligatoire d’environ un million de Turcs et de Grecs. Le seul fait qu’un Nansen ait pu préconiser un pareil échange prouve certainement que la haine entre les deux peuples avait atteint son degré suprême. Il reste néanmoins vrai que la sanction, par les Puissances, de ce procédé barbare, arrachant des individus à leur sol natal, est un retour aux procédés du Moyen Age, prouvant le peu de foi qu’elles avaient elles-mêmes en l’efficacité des dispositions pour la protection des minorités dont elles demandaient l’insertion dans le traité de Lausanne. À côté de la mesure radicale de l’échange obligatoire, les dispositions pour l’avenir des minorités demeurées en Turquie n’apparaissent plus que comme de simples mesures palliatives[381].

B) Le statut des minorités

Le 12 décembre, la première Commission de la Conférence de Lausanne aborda la question du statut des minorités devant rester en Turquie. Elle lui consacra plusieurs séances, en revenant à diverses reprises, au cours des discussions, à la question de l’échange des populations qui, pendant ce temps, était encore à l’étude d’une sous-Commission spéciale. Les débats qui eurent lieu au sein de la Commission sont de la plus haute importance pour la précision des vues des Puissances et de la Turquie kémaliste sur la protection des minorités en général et des Arméniens en particulier.

La séance du 12 décembre[382] fut ouverte par un grand discours du Président sur la protection des minorités. « J’invite les délégations turque et grecque, dit lord Curzon, à se rendre compte que l’univers a les yeux fixés sur nous au moment où nous discutons cette question et que, elles et nous, serons jugés selon que nous l’aurons réglée de façon équitable et raisonnable, ou inversement ». En reprenant brièvement la question, le noble lord déclara expressément que « l’un des objectifs que se fixèrent les Alliés, lorsqu’ils furent entraînés dans la guerre, fut la protection et, si possible, la libération des minorités chrétiennes existant en nombre considérable en Asie Mineure. Ce fut particulièrement le cas par rapport à l’Arménie ». Le plénipotentiaire britannique rappela que « le gouvernement turc avait lui-même, dans la déclaration du 17 février 1920, proclamé son acceptation du principe que les droits des minorités devaient être confirmés et garantis » ; que, dans la Note du 23 septembre 1922, qui aboutit à la Conférence de Lausanne, « les Puissances invitantes marquaient que l’une des conditions auxquelles elles appuyeraient, à la Conférence, le retour de la Thrace orientale jusqu’à la Maritza à la Turquie, serait l’adoption d’un commun accord de mesures à inscrire dans le traité, et destinées à assurer efficacement, sous les auspices de la Société des Nations, la protection des minorités ethniques et religieuses » ; que, la Thrace orientale ayant été depuis lors rendue à la Turquie, « celle-ci devait maintenant remplir l’obligation correspondante qu’elle avait alors contractée » ; qu’enfin, dans sa réponse du 4 octobre, le gouvernement d’Angora avait déclaré qu’il n’y avait pas de « différence de principe » entre la Turquie et les Alliés au sujet de la sauvegarde des droits des minorités « dans les limites dans lesquelles cela est compatible avec l’indépendance et la souveraineté de la Turquie et avec les exigences de la pacification effective de l’Orient ».

Lord Curzon prit, par ailleurs, soin de souligner, dans les termes les plus catégoriques, la nécessité de l’égalité absolue du traitement des minorités chrétiennes et musulmanes. Et il attira l’attention de la Turquie sur l’avantage qu’elle aurait à entrer dans la Société des Nations, où « elle aurait voix directement, d’une manière pratique, pour la surveillance des clauses relatives aux minorités, qu’il s’agît des minorités chrétiennes en Anatolie ou des minorités musulmanes en Europe ».

Le noble lord dit beaucoup regretter la « simplification » du problème des minorités par le transfert des populations. « Je me demande parfois, déclara-t-il, si le gouvernement turc a examiné complètement les résultats économiques de ce gigantesque transfert de peuples dont il n’y a pas d’équivalent dans l’histoire moderne et qui aura pour résultat, à mon sens, de faire perdre à la Turquie, dans bien des cas, beaucoup plus qu’elle n’y gagnera ». Quoi qu’il en soit, il fallait envisager le sort des minorités restantes, des Chrétiens de Constantinople, des Nestoriens, des Arméniens.

En passant au cas des Arméniens, méritant une « considération spéciale » à cause des souffrances endurées pendant des générations et des assurances qui leur avaient été données quant à leur avenir, le premier plénipotentiaire de la Grande-Bretagne trouva des accents émouvants pour peindre la détresse des 130.000 âmes qui demeuraient encore dans l’Asie turque, sur une population qui jadis en comptait environ trois millions. Il demanda l’insertion dans le traité de paix des clauses particulières relatives à leur protection. Mais du dernier espoir des Arméniens, du Foyer national, lord Curzon parla, ce jour-là, dans des termes qui ne manquèrent pas de donner l’impression que les Puissances alliées avaient déjà sacrifié cette idée humanitaire, comme tant d’autres, sur l’autel de leurs propres intérêts politiques[383].

Enfin, en ce qui concerne la situation respective des minorités en Turquie et en Grèce, lord Curzon proposa, en dehors des garanties spécifiques, conformes à celles contenues dans les traités européens et complétées par quelques autres dispositions, les mesures suivantes : a) Les gouvernements turc et grec devront être invités à proclamer une amnistie générale, b) Les Chrétiens de Turquie et les Musulmans de Thrace occidentale devront avoir le droit d’échapper au service militaire en payant une taxe raisonnable, c) La liberté de circuler et la faculté de quitter le pays devront être assurées également aux Chrétiens restant en Turquie et aux Musulmans restant en Thrace occidentale, d) La Société des Nations ou un autre organe qualifié devra surveiller, en Turquie et en Grèce, l’application effective des dispositions du traité. « Cet organe devrait avoir le pouvoir d’envoyer un ou plusieurs de ses membres enquêter de temps en temps dans les régions où résident des minorités, tant en Europe qu’en Asie, se renseigner sur les abus dont elles ont pu souffrir et constater que les clauses du traité sont loyalement observées. Ses membres devraient pouvoir s’adresser aux autorités turques et grecques dans les régions en question ».

Le discours de lord Curzon fut entièrement appuyé par ses collègues français et italien, M. Barrère et le Marquis Garroni. M. Barrère, notamment, adressa aux représentants turcs un appel des plus pressants. Le premier délégué de la France rappela « les efforts plusieurs fois séculaires déployés par la France pour améliorer le sort de toutes les populations d’Orient », efforts qui « ont toujours pu se concilier avec les relations les plus amicales avec le gouvernement ottoman ». « Dans l’effort, poursuivit M. Barrère, que fait le peuple turc pour développer son existence nationale et le désir qu’il montre de régler cette existence sur les principes les plus modernes et les plus libéraux, nous devons voir également une raison puissante pour que des populations qui forment avec lui une communauté politique cohérente soient dotées de conditions de vie satisfaisantes. Les principes dont nous sommes heureux de voir la Turquie moderne se réclamer doivent, dans la pratique, assurer aux minorités de religion, de langue et de race la sécurité, la liberté et l’égalité de droits qui sont le bien commun de tous les habitants d’un même pays ». Le premier délégué français eut soin, d’autre part, de mettre en lumière l’intérêt vital qu’avait la Turquie à conserver ses minorités. « Pouvons-nous douter, dit-il, que la Turquie apprécie à sa juste valeur l’apport de force économique et morale que ces minorités lui ont fourni jusqu’à présent ? Pouvons-nous supposer, à une époque où l’activité commerciale, industrielle et agricole est en tous pays tellement nécessaire, à la fois pour réparer les pertes d’une longue série de guerres et pour mettre en valeur toutes les richesses encore inexploitées, que le gouvernement turc méconnaîtrait l’intérêt vital qu’il a à conserver et à mettre à même d’exercer leur pleine activité des éléments d’une population instruite, industrieuse et travailleuse » ? M. Barrère conclut en affirmant que toutes les minorités méritaient à un titre égal « l’intérêt puissant » qu’elles inspiraient aux gouvernements. « Ce n’est point manquer toutefois à ces principes, ajouta-t-il, que de noter que les Arméniens ressortissants ottomans, qui ont subi au cours de la guerre des pertes si grandes et des souffrances si douloureuses, entrent pour une large part dans notre souci de leur assurer le traitement équitable que nous demandons pour toutes les minorités sans distinction de race »[384].

Aux paroles des Alliés, pleines de sagesse et de modération le premier plénipotentiaire turc, le général Ismet Pacha, répondit par un réquisitoire véhément contre l’ingérence, dans l’histoire, des puissances étrangères et spécialement de la Russie dans les affaires intérieures de la Turquie, ingérence qui, d’après lui, avait provoqué tous les maux dont pouvaient souffrir les Chrétiens.

Reprenant l’histoire des minorités depuis la prise de Constantinople, Ismet Pacha rappela les libertés et privilèges, spontanément accordés par Mahomet II le Conquérant aux Chrétiens. « L’attestation de l’histoire, dit-il, démontre ainsi incontestablement que les droits des minorités qu’on cherche à assurer au XXe siècle sous la garantie de la Société des Nations se trouvaient être spontanément accordés aux éléments non-musulmans de l’Empire ottoman. Cependant, malgré le maintien des droits des minorités, les relations cordiales entre les Musulmans, surtout depuis le début du XVIIIe siècle, d’une part, et les différentes Communautés non-musulmanes, d’autre part, ont subi des altérations successives ; la bonne entente qui avait existé jusqu’alors a commencé à faire place à une méfiance réciproque et les événements fâcheux qui en résultèrent ont causé bien des souffrances, tant à la majorité qu’aux minorités. Ces événements tirent en premier lieu leur origine des provocations extérieures qui avaient pour objectif de préparer l’écroulement d’un grand Empire que les attaques incessantes de voisins malveillants avaient déjà sensiblement affaibli ».

Dans ces provocations extérieures, Ismet Pacha attribue le rôle principal à la Russie. Il cite le « programme » (c’est-à-dire le testament apocryphe) de Pierre le Grand conseillant à ses successeurs de « susciter des guerres continuelles au Turc » afin de s’emparer de Constantinople. Il dénonce la Russie tsariste trouvant dans l’intervention au nom de la religion chrétienne un des meilleurs prétextes pour susciter ces « guerres au Turc » et s’érigeant depuis le traité de Kutchuk-Kainardji de 1774 en protectrice de toutes les populations grecques orthodoxes de l’Empire ottoman : « Toutes les insurrections, dit-il, qui ont eu lieu à différentes époques du XIXe siècle dans les Balkans étaient provoquées par la Russie tsariste ».

En ce qui concerne spécialement la « regrettable question arménienne », elle aussi était née, selon Ismet Pacha, grâce aux intrigues russes, intrigues qui faillirent aboutir lors de la conclusion du traité de San Stefano. Il est vrai que le traité de Berlin et la convention de Chypre privèrent la Russie de la prétention à la protection exclusive des Arméniens. « Mais le fait de substituer une protection collective à la protection russe n’en encouragea pas moins les Arméniens à provoquer des incidents dans le but d’amener l’intervention des Grandes Puissances. C’est ce trait essentiel qui caractérise tout le mouvement insurrectionnel arménien depuis le traité de Berlin ».

Ainsi, remarque Ismet Pacha, se formèrent des sociétés secrètes arméniennes dans des buts révolutionnaires. L’action de ces sociétés, surtout de celle de Hintchak, visait à susciter des troubles, à s’attirer des représailles inhumaines et, par là, à provoquer l’intervention des Puissances au nom de l’humanité. Ces agitations et ces provocations ne cessèrent pas même après que l’attention de l’Europe eût été attirée sur la question arménienne. « On massacra partout les Musulmans, rien que pour provoquer le massacre des Arméniens ; les agitateurs ne rencontraient aucune désapprobation dans les capitales d’Europe où leurs Comités préparaient leurs plans criminels… L’Europe, sans chercher à éteindre les foyers d’agitation arméniens qui faisaient couler le sang d’innombrables personnes innocentes, s’avisait de faire introduire des réformes en Turquie ».

Voici donc la thèse d’Ismet Pacha sur les responsabilités dans la « regrettable question ». « La responsabilité de toutes les calamités auxquelles l’élément arménien fut exposé dans l’Empire ottoman retombe ainsi sur ses propres agissements, le gouvernement et le peuple turcs n’ayant fait que recourir, dans tous les cas et sans exception, à des mesures de répression ou de représailles, et cela après avoir épuisé toute leur patience. Les événements d’Adana en 1909, les insurrections successives dans la plupart des provinces turques au début de la guerre mondiale, constituent la triste continuation de la même tragédie. Il résulte des faits et des témoignages précédents que les Turcs n’ont jamais méconnu les droits des éléments non-musulmans, aussi longtemps que ceux-ci n’ont pas abusé de la générosité du pays dans lequel ils ont vécu avec aisance depuis des siècles. L’exemple de la communauté israélite qui n’a eu jusqu’à présent à se plaindre d’aucun acte inhumain de la part du gouvernement et du peuple turcs suffirait à démontrer que la faute des évènements fâcheux dans le cas des Grecs .et- des Arméniens retombe entièrement, sur ces derniers ».

« L’histoire nous enseigne donc, continue Ismet Pacha, qu’il ne faut pas perdre de vue dans la question des minorités deux, facteurs principaux :

« 1° Le facteur politique d’ordre extérieur consistant dans le désir nourri par certaines puissances d’intervenir dans les affaires intérieures du pays sous le prétexte de protéger les minorités, l’intervention ainsi visée se réalisant surtout par des provocations préalables et par la fomentation de troubles ;

« 2° Le facteur politique d’ordre intérieur, savoir le désir chez les minorités ainsi encouragées de s’affranchir pour constituer des États indépendants.

« Les souffrances des minorités en Turquie étant causées par ces deux facteurs, il va sans dire que l’amélioration de leur sort, en tant que cela serait sincèrement désiré par les Puissances alliées, dépendrait absolument de la neutralisation de l’action de ces mêmes facteurs ».

Pour atteindre ce but « les minorités devraient avant tout être privées d’une protection politique quelconque, autre que celle qui leur est garantie par les lois du pays ». Ismet Pacha se prononce expressément contre une ingérence de la Société des Nations elle-même. « En effet, bien que l’examen ultérieur des questions intéressant les minorités soit du ressort de la Cour de justice internationale, chaque membre du Conseil de la Société des Nations ayant la faculté de soulever ces questions, rien n’empêcherait les puissances ayant des visées sur la Turquie d’exciter secrètement les minorités et de profiter comme autrefois des troubles qui en résulteraient pour provoquer l’intervention de la Société ». Ismet Pacha pense que l’exclusion de l’élément de provocation « ne serait possible qu’en rendant en premier lieu les non-Musulmans de la Turquie inaccessibles aux agitations du dehors. À cette fin le remède le plus radical et le plus humain consisterait dans l’échange des populations chrétiennes de la Turquie contre les Musulmans des pays voisins et surtout contre ceux de la Grèce ». D’ailleurs, l’Empire ottoman, réduit aux provinces essentiellement turques, « ne contient plus aucune minorité qui puisse y former un État indépendant ». Et, après l’échange des Grecs contre les Musulmans, Ismet Pacha croit que les minorités restées comprendront « l’impossibilité matérielle de créer un gouvernement à part » et se persuaderont « de la nécessité de ne pas se départir de la voie qui leur est tracée par la sagesse comme par la logique la plus saine ». Il ne craint pas la provocation de la part de l’État arménien avec lequel la Turquie entretient des relations amicales et de bon voisinage. Et il ajouta que, « d’autre part, ceux des Arméniens qui décideront de rester en Turquie ont déjà dû se rendre compte de la nécessité inéluctable de vivre en bons citoyens ».

Le premier plénipotentiaire de Turquie termina son exposé par la déclaration suivante :

« Pour résumer, la Délégation de la Grande Assemblée de Turquie est d’avis :

1° Que l’amélioration du sort des minorités de Turquie dépend avant tout de l’exclusion de toute espèce d’intervention étrangère et de possibilité de provocations venant du dehors ;

2° Que ce but ne peut être atteint qu’en procédant avant tout à un échange des populations turques et grecques ;

3° Que les meilleures garanties pour la sécurité et le développement des minorités, restées en dehors de l’application des mesures d’échange réciproque, seraient celles que fourniraient tant les lois du pays que la politique libérale de la Turquie à l’égard de toutes les communautés dont les membres ne se sont pas départis de leur devoir de citoyens turcs »[385].

L’exposé d’Ismet Pacha produisit sur le Président de lu première Commission la plus fâcheuse impression, qu’il n’eut garde de dissimuler. Lord Curzon déclara qu’il « ne suivrait pas Ismet Pacha dans son exposé historique ; bien des passages de cet exposé étaient intéressants, main l’ensemble n’avait absolument aucun rapport avec le problème en discussion… En fait, la Conférence est réunie pour examiner non pas le passé, mais le présent et l’avenir, pour examiner l’état des minorités malheureuses dans certaines parties de l’Europe et de l’Asie, pour préparer un traité qui contiendrait des garanties suffisantes, pour empêcher le retour de l’injustice et pour assurer le maintien de la sécurité et de l’ordre ». Le premier plénipotentiaire de la Grande-Bretagne reprocha à Ismet Pacha de n’avoir « rien trouvé à dire » sur ses propositions définies et de s’être, par contre, « laissé aller à un véritable réquisitoire contre les Arméniens avec lesquels, après tout, Ies Turcs doivent vivre en amitié » ; d’avoir « parlé dans en termes très défavorables de la Société des Nations, organe plus capable d’apporter aide et protection à la Turquie que toute autre association existante » ; et d’avoir affirmé « que la question serait résolue de la meilleure façon par l’échange des populations ». Or, « la question ne serait jamais résolue si elle était abordée dans un tel esprit. Même si tous les échanges possibles de populations avaient été effectués, quelques minorités resteraient toujours en arrière ». Lord Curzon émit l’avis que « si les déclarations d’Ismet Pacha étaient communiquées à l’univers, ce serait un très grand désappointement », et il avoua lui-même « être amèrement désappointé ».

Le plénipotentiaire grec, M. Vénizelos, déclara accepter les propositions de lord Curzon comme devant servir de base au travail qui serait éventuellement confié à une sous-Commission. Il insista, de son côté, sur l’impossibilité de résoudre tout le problème des minorités par l’échange des populations et sur la nécessité absolue de garanties spéciales pour la protection des minorités. « La Turquie, dit-il, ne pouvait revendiquer à cet égard une situation privilégiée par rapport à toutes les puissances qui ont souscrit à des engagements internationaux pour la protection des minorités ».

L’observateur américain, l’ambassadeur Child, déclara que l’Amérique désirait se tenir à l’écart des affaires qui ne la concernaient pas, mais qu’elle avait, « autant que n’importe quelle nation, le droit et le devoir de défendre les intérêts de l’humanité ». Il rappela les sacrifices matériels consentis par l’Amérique dans le Proche-Orient et exprima l’espérance de ses compatriotes que la Conférence « trouverait les moyens de faire disparaître immédiatement les causes de ce gaspillage de vies humaines et de souffrances humaines ». M. Child rappela spécialement les assurances officielles qui avaient été données aux Arméniens autant par les Puissances que par la Société des Nations relativement à l’établissement d’un Foyer. Il généralisa même cette question. « Au nom du peuple des États-Unis, dit-il, j’insiste pour que cette Conférence ne quitte pas Lausanne sans avoir pourvu au moyen de trouver, grâce à une collaboration permanente, un refuge pour les masses sans protection et pour créer, si possible, des abris territoriaux sûrs pour les groupes ethniques spéciaux, s’il est établi que ces populations demandent à être séparées des nationalités et des groupements d’autres religions ou d’autres races parmi lesquelles elles vivent ». D’autre part, le délégué américain exprima, dans un langage élevé, ses appréhensions au sujet de l’avènement d’un nouveau droit des gens admettant l’expulsion des citoyens en masse : « Nous croyons, dit-il, que de nouveaux précédents, tendant à établir le droit des nations d’expulser des groupes importants de leurs citoyens destinés à tomber à la charge d’autres nations, doivent être examinés attentivement avant d’être favorablement accueillis afin d’éviter qu’un principe nouveau et malsain ne vienne contredire la justice et le droit international ».

Le représentant de la Yougoslavie, M. Spalaïkovitch, fut le seul à suivre Ismet Pacha sur le terrain historique. Il n’eut pas de peine à démontrer que le plénipotentiaire turc avait dans son exposé méconnu le rôle du sentiment national des peuples balkaniques. « En effet, dit-il, l’histoire de l’Empire ottoman pendant le siècle dernier ne saurait être expliquée uniquement par les interventions de la Russie et de ses agents en Turquie. Des deux facteurs qui ont exercé une influence décisive sur le sort de l’ancienne Turquie, Ismet Pacha n’a mentionné qu’un seul : le facteur extérieur, c’est-à-dire les visées des Grandes Puissance notamment celles de la Russie. Il est certain que, pendant la dernière période de son existence, l’Empire ottoman était une sorte d’entreprise des Grandes Puissances. Sur ce point, Ismet Pacha a raison, mais là où il a tort, c'est quand il dit que « toutes les insurrections dans les Balkans au dernier siècle ont été soulevées par la Russie tsariste ». Une pareille assertion montre qu’Ismet Pacha ignore le second facteur ayant joué le rôle prépondérant dans les destinées de l’Empire ottoman. Ce facteur est le sentiment des nationalités chrétiennes des Balkans qui ne pouvaient oublier leur idéal national. Dans les aspirations de ces nationalités se trouvait le principal levier de leur lutte pour l’indépendance. Ce sentiment national a joué, comme nous le savons, le rôle décisif dans la création de tous les États modernes. C’est aussi grâce à ce même sentiment national que nous voyons aujourd’hui naître une nouvelle Turquie, une Turquie kémaliste, c’est-à-dire nationale ».

Quant à l’avenir, M. Spalaïkovitch s’appliqua à rassurer Ismet Pacha en lui démontrant la différence essentielle entre l’ingérence d’autrefois des Grandes Puissances en faveur des minorités chrétiennes de l’Empire ottoman et la protection des minorités telle qu’elle a été établie après la grande guerre : « Des derniers traités de paix a surgi un nouveau corps de doctrines ainsi que tout un système pratique dont la Société des Nations est dépositaire. Ce système est adopté par toutes les nations civilisées et il vise toutes les minorités ethniques sans distinction de race ni de religion. Des États, comme la Yougoslavie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie, etc., s’y sont soumis. La Turquie ne saurait s’y soustraire non plus. C’est le minimum qu’elle doit accepter, si elle désire vraiment prendre rang parmi les États modernes »[386].

À la séance du lendemain, 18 décembre 1922, Ismet Pacha donna une réponse aux propositions de lord Curzon. Cette réponse fut des moins satisfaisante. Le Délégué turc déclara que l’échange des populations grecques et turques était devenu inévitable et consentit seulement à en excepter les Grecs originaires de Constantinople dont le nombre ne dépassait guère 200.000. Il rejeta catégoriquement le plan d’un Foyer arménien : « Il est dans l’obligation de considérer que la cession d’un territoire faisant partie de la Turquie en vue de constituer un Foyer arménien serait une nouvelle tentative de démembrement de la Turquie. Or, l’illégitimité et l’impossibilité des tentatives de cette sorte ont été surabondamment démontrées. La Turquie n’a, ni dans ses provinces orientales, ni en Cilicie, pas un pouce de territoire qui ne contienne une majorité turque et qui puisse être détaché, de n’importe quelle façon, de la mère-patrie ». Quant aux autres demandes de lord Curzon, Ismet Pacha déclara qu’une amnistie était envisagée par le gouvernement turc et que la liberté de circulation des minorités et la garantie de leur propriété étaient réglées par les lois turques « d’une façon pleinement satisfaisante » ; mais il se refusa à accepter l’exonération des minorités du service militaire.

Le premier délégué turc s’éleva également contre l’institution de la Commission spéciale devant, d’après l’idée de lord Curzon, surveiller l’application des clauses du traité sur les minorités : « Une telle Commission serait susceptible de s’immiscer dans les affaires du gouvernement turc et, par conséquent, serait absolument incompatible avec l’indépendance, voire avec l’existence de la Turquie ». Ismet Pacha protesta de tout son respect pour la Société des Nations. Il déclara : « Les droits des minorités seront confirmés par le gouvernement turc sur la même base que ceux qui sont stipulés dans les traités conclus dernièrement en Europe, à la condition que les Musulmans des pays avoisinants jouiront des mêmes droits ». Mais il estima, « dans l’intérêt de la paix du monde, de son devoir de spécifier que le fait d’accepter pour la Turquie un régime exceptionnel, plus rigoureux que celui qui est appliqué aux autres États, est absolument inconciliable avec l’existence future de la Turquie. Il ne doute pas un seul instant que la Conférence qui, il l’espère, ne voudra pas qu’on utilise la protection des minorités comme un prétexte pour porter atteinte à l’existence et à l’intégrité de la Turquie, prendra en considération le point de vue qu’il vient d’exposer au nom de la Délégation turque ».

Lord Curzon répliqua avec beaucoup de force, laissant percer toute l’indignation que lui causaient les crimes turcs. Répondant à la description idyllique du sort bienheureux des Arméniens sous le régime turc faite par Ismet Pacha, le noble lord lui rappela qu’il y a avait d’autres Blue Books plus récents à citer à ce sujet que ceux qu’il avait choisis pour sa documentation ; et il lui demanda, avec une terrible ironie, si la réduction des V, millions d’Arméniens de l’Asie Mineure à 130.000 était due à leur suicide ou à leur départ volontaire. Pourquoi, s’écria-t-il, les Arméniens de la Cilicie, s’étaient-ils enfuis dès l’évacuation de cette contrée par les troupes françaises ? Pourquoi, en un mot, - cette question arménienne était-elle « l’un des grands scandales du monde ? »[387]. Et lord Curzon revint, avec plus d’insistance que dans son premier discours, sur la création d’un foyer national arménien[388].

En ce qui concerne l’échange des populations grecques et turques, lord Curzon déclara que c’était là une solution « extrêmement défectueuse et dont l’univers porterait la peine pendant un siècle », et qui lui répugnait. On ne pouvait soutenir que c’était le gouvernement grec qui avait fait cette proposition. « C’est une solution qui a été imposée par le fait que le gouvernement turc a chassé les Grecs de son territoire ».

Quant aux soupçons exprimés par Ismet Pacha au sujet de l’intervention de la Société des Nations dans la situation des minorités en Asie Mineure, le premier plénipotentiaire britannique les qualifia non seulement de mal fondés, mais de maladroits, et rappela que la France et l’Angleterre, les plus vastes Empires coloniaux du monde, qui comptaient des minorités se chiffrant par millions, ne craignaient pas « de voir leurs minorités causer l’agitation au sein de la Société des Nations, parce qu’ils ont les mains nettes ». La réponse turque se retranchait derrière l’indépendance de la Turquie, tandis que M. Vénizelos ne trouvait pas le système de surveillance incompatible avec la souveraineté de la Grèce.

Après avoir insisté de nouveau sur toutes ses demandes, lord Curzon adressa à la Délégation turque un avertissement solennel : « Ce matin, dit-il, je me suis permis d’employer un langage très sérieux, parce que, dans cette question comme dans bien d’autres, la Délégation turque paraît se rendre difficilement compte de la situation dans laquelle se trouve la Conférence. Ainsi que je l’ai dit souvent, cette Conférence a un seul but. Mes alliés et moi, nous nous sommes toujours efforcés d’abaisser les barrières qui se dressent sur la route conduisant au but ; la Délégation turque paraît s’efforcer de dresser des barrières. Cela ne peut pas continuer indéfiniment ; l’Europe a autre chose à faire. Le problème des minorités excite plus d’attention qu’aucun autre de par le monde et la Conférence sera jugée sur la manière dont elle le résoudra. Si les Turcs adoptent une attitude déraisonnable sur ce point, si une rupture se produit à ce sujet, si nous devons nous séparer, y aura-t-il un seul mot dans l’univers entier en faveur de la Délégation turque ? Elle trouvera peut-être des appuis à Angora, je n’en sais rien, mais elle n’en trouvera sûrement aucun ailleurs. Je me permets d’espérer que la Délégation turque gardera présentes à l’esprit ces quelques remarques sur lesquelles mes collègues sont d’accord avec moi ; elles lui sont présentées dans un esprit d’amitié et de respect ; elles ont été mûrement pesées »[389].

Les fermes paroles de lord Curzon, prononcées d’accord avec ses collègues, ne laissèrent pas de produire un effet sur Ismet Pacha. Mais, si son ton devint plus conciliant, il ne céda néanmoins sur aucun des points essentiels. À la séance du 14 décembre[390], il affirma que la Turquie, elle aussi, ne craignait pas la Société des Nations[391], et fit la triple déclaration suivante : « la Turquie sera heureuse d’entrer, dès la conclusion de la paix, dans la Société des Nations ; elle reconnaît les droits des minorités non-musulmanes, conformément aux principes conventionnels acceptés par divers États européens ; elle proclamera une amnistie »[392]. Mais il se montra toujours rebelle à l’idée du contrôle, trouvant dans le passé toutes les excuses pour la susceptibilité turque à ce sujet. « Jusqu’à ce jour, en effet, dit-il, on a toujours empiété sur la souveraineté turque en mettant, en ayant des considérations humanitaires ». En ce qui concernait la question de l’échange, il fit remarquer qu’à la séance du 1er décembre, lord Curzon lui-même avait déclaré qu’il n’y avait pas d’autre solution, et se rapporta d’ailleurs aux travaux de la sous-Commission. Et, enfin, la réponse d’Ismet Pacha sur la question du Foyer arménien était une fin de non-recevoir absolue et cassante, invitant les Puissances à trouver chez elles le coin qu’elles réclamaient pour les Arméniens. « Il y a des puissances, dit-il, dont les possessions ont une superficie incomparablement plus grande que celle de la Turquie. De plus, les régions détachées de ce pays dans un passé encore tout récent couvrent de très vastes territoires ; quant au pays qui reste turc, il se trouve habité par une majorité turque et toutes ses parties forment un tout indivisible. La population turque des provinces orientales, comme celle de la Cilicie, a consenti à des sacrifices sans nombre pour défendre ses foyers contre l’invasion ou l’occupation étrangère ; elle ne pourrait, en aucune façon, abandonner à d’autres ses demeures ».

Lord Curzon exprima sa satisfaction au sujet du changement de ton d’Ismet Pacha, dont les déclarations, dit-il, avaient fait disparaître quelques-unes des inquiétudes des délégués alliés. Il insista cependant de nouveau sur le Foyer arménien, faisant ressortir tous les avantages qu’aurait le gouvernement turc à traiter les Arméniens de telle manière « qu’ils deviennent des citoyens turcs loyaux ». Il fit valoir ensuite qu’il n’était pas certain que les traités des minorités conclus avec les divers États européens puissent suffire, en Turquie, pour la totalité des cas et qu’il serait très désirable de conserver, en outre, les privilèges garantis aux minorités par les lois turques. Là-dessus, il souhaita plein succès à la sous-Commission, qui allait étudier la question des minorités ; et M. Barrère et le Marquis Garroni, qui n’étaient pas autrement intervenus dans le débat, exprimèrent leur satisfaction des résultats obtenus et leur espoir en l’accord final[393].

L’analyse que nous venons de faire des importants débats qui ont eu lieu, pendant le mois de décembre 1922, à la première Commission (autrement dite Commission des questions territoriales et militaires) de la Conférence de Lausanne nous amène à la constatation d’un antagonisme irréductible entre les principes des Puissances alliées et ceux des Turcs au sujet de la protection des minorités en Turquie. Les Alliés condamnent l’échange des populations et ne s’y résignent qu’à contrecœur ; les Turcs le réclament comme le remède le plus radical et le plus humain. En ce qui concerne les minorités qui resteront en Turquie après l’échange, les Puissances, après avoir admis la Turquie au bénéfice du droit commun contenu dans les traités conclus avec des États européens (Pologne, etc), ne demandent qu’une surveillance spéciale de l’exécution de ces dispositions par un Commissaire de la Société des Nations résidant en Turquie. Les Turcs refusent d’accepter cette surveillance, comme attentatoire à leur souveraineté. Ils repoussent également l’idée d’un abri territorial ou foyer pour les Arméniens et Nestoriens, idée patronnée par les Puissances. En un mot, ils ne veulent accepter la moindre aggravation des obligations imposées par les traités, dits de minorités, à d’autres États. Ils se refusent catégoriquement à voir dans leur passé des raisons pour telle ou telle dérogation au droit commun.

Le choc des idées dans la première Commission a été, comme nous l’avons vu, très violent. Le grand discours d’Ismet Pacha a fait complètement abstraction des fautes et des crimes séculaires de l’administration ottomane. Il a rejeté tous les malheurs des nations subjuguées par la Turquie sur la provocation extérieure et sur les actes révolutionnaires de ces peuples. Il a notamment fait retomber « la responsabilité de toutes les calamités auxquelles l’élément arménien fut exposé dans l’Empire ottoman sur les propres agissements de cet élément ». Ismet Pacha n’a convaincu personne ; mais il est resté sur ses positions. Et la question des minorités a été renvoyée à une sous-Commission sans qu’un accord sur les principes eût été établi. En ce qui touche spécialement la question du Foyer arménien, la première Commission se sépara le 14 décembre aussi bien sous l’impression des recommandations pressantes de son Président lord Curzon, en faveur de ce foyer, que sous celle du refus catégorique d’Ismet Pacha. Les compliments et les formules de politesse prononcés à la fin de cette séance par les représentants des Puissances alliées ne trompèrent naturellement personne parmi les assistants. Ils ne tromperont pas non plus l’historien de cette intéressante passe d’armes entre l’esprit européen et l’esprit turc.

C) La situation faite aux Arméniens

La sous-Commission des minorités commença l’élaboration d’un statut général des minorités. Mais elle se vit bientôt obligée de prendre position vis-à-vis du problème arménien, l’opinion publique européenne et américaine passant à ce moment par un de ses sursauts généreux en faveur des Arméniens, sursauts dont cette malheureuse nation n’a d’ailleurs retiré jusqu’ici que des satisfactions purement platoniques[394].

Le 18 octobre 1922, M. Aharonian, Président de la Délégation de la République arménienne, avait adressé aux gouvernements de France, de Grande-Bretagne et d’Italie une Note exprimant « la demande de la République arménienne d’être représentée à la future Conférence sur les affaires d’Orient sous la forme que les Puissances alliées jugeraient la plus appropriée ». « Il me sera permis de rappeler à cette occasion, disait M. Aharonian, que, par l’article 83 du traité de Sèvres, les Puissances alliées ont déclaré qu’elles avaient déjà reconnu l’Arménie comme un État libre et indépendant ; que cette reconnaissance n’a donc pu être atteinte dans ses effets par la non^ratifîcation du traité auquel elle était antérieure ; que le caractère juridique de l’indépendance de l’Arménie ressort également du préambule du traité de Sèvres qui la classe parmi les Puissances alliées ; qu’enfin, l’Arménie a signé,-en sa qualité d’État souverain et indépendant, aussi bien le traité de Sèvres qu’un traité séparé avec les Principales Puissances alliées sur la protection des minorités. Les événements politiques, dont depuis cette époque l’Arménie a été le théâtre, n’ont pu certainement en rien modifier son statut international d’État indépendant ».

Dans leur réponse, les Puissances invitantes reconnurent, une fois de plus, que la République d’Arménie était « un État dont l’indépendance avait déjà été reconnue de jure ». Elles ne crurent cependant pas possible d’appuyer la demande de l’Arménie de participer à la Conférence et basèrent leur refus sur « la forme soviétique adoptée par la République d’Arménie ». Toutefois, elles laissèrent prévoir que la Conférence aurait recours à la Délégation nationale arménienne de Paris au cas où elle estimera il désirable de consulter l’opinion arménienne[395].

Malgré cette attitude peu encourageante des Puissances, les deux Délégations arméniennes se rendirent à Lausanne, et présentèrent, le 15 novembre 1922, à la Conférence, un Mémoire exposant leurs revendications nationales. Rien n’est plus navrant que la lecture de ce document où se reflètent le désespoir des représentants responsables de la nation, aussi bien que la soumission à toute sentence des Puissances garantissant aux débris du peuple un minimum d’existence nationale. En voici un résumé :

Après avoir rappelé une fois de plus toutes les promesses solennelles qui leur ont été faites, les Arméniens y constatent très sobrement que 700.000 des leurs se trouvent actuellement hors de leur sol natal, voués à la plus dure misère ; que 73.350 femmes et enfants se trouvent séquestrés dans les harems turcs ; qu’une partie des restes des Arméniens en Turquie a péri lors de la catastrophe de Smyme, ou a été massacrée à Brousse, à Bigha et à Balikesser ; qu’un certain nombre dépérit dans les camps de concentration et dans les services de l’armée kémaliste ; et que le reste des Arméniens de l’Asie Mineure est sous la menace d’un arrêt du gouvernement d’Angora[396].

« Pendant la guerre, et depuis l’armistice, la communauté arménienne de Turquie a été spoliée de ses biens évalués à plus de 10 milliards de francs, ses églises, ses écoles et ses institutions de bienfaisance ont été saisies et détruites ».

Les Arméniens demandent comme réparation « de cette catastrophe sans exemple », l’octroi d’un Foyer national où ils pourraient « trouver enfin la sécurité de leur existence physique et du libre développement de leur culture ». Ils savent que les Turcs prétendent avoir déjà résolu la question par la reconnaissance de l’indépendance de la République d’Erivan et qu’ils invoquent le Pacte National de l’Assemblée d’Angora pour s’opposer à toute cession territoriale. Or, la petite République d’Erivan qui ne possède que 9.000 kilomètres environ de terres arables arrive à peine à nourrir les deux tiers de sa population, tandis que plus du tiers ne subsiste que grâce à l’assistance du Near East Relief, du Lord Mayor’s Fund et d’autres institutions de bienfaisance. Il est donc matériellement impossible de réunir dans ce territoire tous les réfugiés arméniens. « En conséquence, la question arménienne ne saurait être résolue en dehors du détachement de la Turquie, sous telle ou telle forme, d’une partie au moins des territoires de l’Arménie turque. En l’espèce, le Pacte de l’Assemblée nationale d’Angora ne saurait prévaloir contre le Pacte de la Société des nations, ni contre les engagements pris tant de fois envers les Arméniens par les Puissances alliées ».

Les Arméniens se rendent cependant bien compte qu’ils ne peuvent espérer une réalisation complète de ces promesses. « Il semble inopportun aux Délégations d’insister sur l’exécution intégrale de la sentence arbitrale du Président des États-Unis rendue à la demande même des Puissances ». Le Mémoire accepte trois solutions de la question arménienne. La première comporterait la constitution d’un Foyer national arménien dans une partie au moins des territoires délimités par la sentence du Président Wilson ; dans ce cas, ce serait la Conférence qui fixerait les limites de ce Foyer, lui assurerait un accès à la mer et lui attribuerait tel ou tel statut. Si cependant cette solution ne pouvait être acceptée, il faudrait revenir à la solution de 1920, consistant à élargir la République d’Erivan par le rattachement d’une partie des régions de l’Arménie turque. Enfin, une troisième solution pourrait être envisagée qui consisterait à créer le Foyer national dans une partie de la Cilicie.

Quelque temps après la présentation de leur Mémoire, les délégations arméniennes demandèrent à être entendues par la Conférence. Les Délégués des Alliés à la sous-Commission décidèrent de déférer à ce désir, comme à celui des Bulgares et des Assyro-Chaldéens. Mais, l’audition ayant été inscrite par erreur, semble-t-il, à l’ordre du jour de la sous-Commission elle-même, la Délégation turque déclencha aussitôt des protestations véhémentes. Aussi bien Ismet Pacha, dans une lettre adressée aux trois premiers délégués des Puissances invitantes, que Riza Nour bey, dans une lettre adressée à M. Montagna, Président de la sous-Commission des minorités, déclarèrent d’avance considérer comme nulle et non avenue, au point de vue officiel, la séance de la sous-Commission qui serait consacrée à cette audition. Riza Nour bey, notamment, indiqua dans sa lettre qu’il avait été convenu entre lui et les délégués des Puissances invitantes que les représentants des minorités ne seraient entendus que par eux, à titre privé. Il ajouta que les Arméniens ne sauraient être entendus ni comme sujets turcs ni comme délégués de l’Arménie d’Erivan, laquelle avait résolu par un traité avec la Turquie toutes les questions en litige entre les deux pays. Et le délégué turc termina sa lettre dans ces termes édifiants :

« La sous-Commission des minorités prend une forme qui dépasse le cadre habituel de ses délibérations. La délégation turque estime donc qu’elle est justifiée à ne pas prendre part à ces réunions. Dans le cas où le principe serait accepté d’entendre toutes les personnalités privées qui prétendent être déléguées par leurs nations respectives, les délégués du gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie auront l’honneur de proposer au même titre l’admission et l’audition de délégations de l’Egypte, de la Palestine, de la Syrie, de l’Irak, de l’Inde, de la Tunisie, de la Tripolitaine, des minorités musulmanes de Yougoslavie, de Roumanie, de Bulgarie et de Grèce, ainsi que les délégués de l’Irlande, qui ne cessent de s’adresser à eux pour faire entendre à la Conférence leurs justes et légitimes revendications »[397].

L’inscription de l’audition des minorités à l’ordre du jour de la sous-Commission, qui avait provoqué les lettres d’Ismet Pacha et de Riza Nour bey, était cependant due à un simple malentendu. Seuls, les Délégués des trois Puissances invitantes reçurent, le 26 novembre, les déclarations des délégations arménienne, assyro-chaldéen et bulgare.

M. Gabriel Noradounghian, après avoir rappelé les événements tragiques « qui ont creusé un fossé profond entre Turcs et Arméniens », et la « méfiance absolue et réciproque subsistant entre Turcs et Arméniens », n’eut pas de peine à démontrer l’insuffisance de la solution de la question arménienne, préconisée par Ismet Pacha et consistant dans le simple retour des réfugiés en Turquie. « Seule la création du Foyer national arménien, véritable symbole de la réconciliation des deux éléments, permettrait de jeter un voile sur le passé tragique et douloureux, d’enrayer les haines accumulées et de faire renaître la confiance mutuelle ». M. Noradounghian insista ensuite sur les promesses faites par les Puissances aux Arméniens de Turquie, promesses qui avaient déterminé les Arméniens d’autres pays à former la Légion d’Orient sous les auspices de la France. Il démontra, que la création du Foyer n’était nullement "contraire au Pacte National d’Angora, puisqu’il pouvait être organisé « par l’adoption d’une des modalités dont on trouve les exemples dans nombre de pays et notamment dans les Dominions britanniques ».

M. Aharonian rappela que les Turcs détenaient à l’heure actuelle non seulement les provinces arméniennes de Turquie, mais encore presque la moitié des territoires de la République d’Erivan. « Les Turcs, dit-il, justifient cet acte de violence par un traité signé à Kars le 13 octobre 1921. En réalité, il ne s’agit pas d’un seul traité, mais de quatre traités, ceux de Brest-Litovsk en 1918, de Batoum en 1918, d’Alexandropol en 1920 et de Kars en 1921. Les trois derniers ne sont que les diverses éditions du traité de Brest-Litovsk, et tous ont eu comme objectif de nous enlever les territoires sus-mentionnés. Or, le traité de Brest-Litovsk a été annulé par celui de Versailles ; celui de Batoum, par l’armistice de Moudros ; celui d’Alexandropol a été reconnu comme nul et non avenu par la Conférence des Alliés de 1921 à Londres. Quant à celui de Kars, il n’est reconnu par aucune des Puissances alliées et associées ».

Revenant à la « revendication aussi modeste que juste » d’un Foyer national arménien en Turquie, M. Aharonian repoussa avec indignation la suggestion d’Ismet Pacha montrant aux 700.000 réfugiés arméniens le chemin du Canada et de l’Australie. « Pas une des puissances, grandes ou petites, qui ont pris part à la grande guerre mondiale, n’a souffert si profondément que le petit peuple arménien. Et tous ces sacrifices lui confèrent le droit imprescriptible de revendiquer sa patrie, si modeste qu’elle soit ». Et il exprima, en terminant, sa conviction que la Conférence ne se séparerait pas sans que justice fût faite aux Arméniens.

Le 30 décembre 1922, la Délégation américaine fit au Président de la sous-Commission des minorités une déclaration en faveur du Foyer arménien. « La proposition pour l’établissement d’un territoire autonome, afin de donner un refuge aux Arméniens, dit la déclaration, a suscité le plus profond et sympathique intérêt de grands groupements de citoyens des États-Unis. Il ne peut pas être oublié non plus que les Puissances alliées ont, à différentes occasions, déclaré qu’un Foyer national pour les Arméniens était une sage mesure de justice et de sécurité ». La Délégation américaine remit en même temps au Président de la sous-Commission deux Mémorandums émanant d’organisations américaines plaidant la cause du Foyer arménien, l’un signé par MM. Barton et Peet, représentants du Conseil fédéral des Eglises protestantes d’Amérique, l’autre par M. George R. Montgomery, au nom de la Société Armenia-America. Ce dernier Mémorandun contenait des suggestions très pratiques et détaillées sur l’organisation du Foyer. Tout en laissant à la sous-Commission la tâche de déterminer définitivement le meilleur emplacement du Foyer, M. Montgomery se prononçait cependant en faveur de l’établissement du Foyer dans une zone au Nord de la Syrie et qui ne serait autre que celle cédée par la France à la Turquie par le traité d’Angora. Les arguments que M. Montgomery mit en avant pour son projet étaient les suivants : « il y aurait avantage pour la paix dans toute cette région, s’il existait une zone neutre entre la Turquie et la Syrie : il serait facile de persuader les réfugiés à aller s’installer dans ce territoire ; ce territoire a un accès direct à la mer ; si la partie de la zone qui se trouve à l’Ouest de l’Euphrate peut être élargie du côté de Sis et d’Albistan, en compensation de la partie à l’Est qu’on abandonnerait à la Turquie, il y aurait un territoire avec des frontières neutres, comprenant 18.000 milles carrés, dont le détachement ne pourrait affecter le développement intérieur de la Turquie ; en Amérique, on s’attend en général à ce que ce territoire soit autonome, sous l’administration de la Société des Nations ». M. Montgomery pensait que le nombre total d’immigrants qui voudraient s’installer dans un territoire pareil serait entre 2 et 300.000. Il préconisait la neutralité du Foyer reconnue par toutes les puissances, ce qui permettrait de se passer d’une armée et de se contenter d’une petite gendarmerie pour le maintien de l’ordre public. Enfin, en ce qui concerne les finances du Foyer, M. Montgomery faisait la très juste remarque que les Puissances alliées qui oui mis en avant le projet du Foyer, aussi bien que la Société des Nations qui l’a appuyé, ont dû prendre m considération ce côté de la question. Mais M. Montgomery annexait en même temps à son Mémorandum un télégramme annonçant la présentation au Congre : ; américain du projet de loi suivant : « Pouvoir est donne au Président de prêter au Trésor une somme de 20 millions de dollars, pourvu que la Conférence de Lausanne prenne des dispositions territoriales adéquates pour le Foyer national arménien ».

La séance décisive pour le sort du foyer arménien fut la séance de la sous-Commission des minorités du 6 janvier 1923.

À cette séance, le Président de la sous-Commission, M. Montagna, ouvrit la discussion par un long discours destiné à la Délégation turque, qui n’avait pas assisté à l’exposition faite par les représentants arméniens. Ce discours sonnait déjà comme le glas funèbre dos aspirations arméniennes[398].

Le Président reconnut la nécessité de trouver une solution à la question arménienne « à laquelle l’opinion de tous les pays s’intéresse d’une manière spéciale et qu’on ne pouvait d’aucune façon mettre de côté quand tout le monde attend que la Conférence de Lausanne assure définitivement une existence tranquille et pacifique aux populations arméniennes ». Mais il s’empressa aussitôt de rassurer les Turcs : « Nous sommes convaincus, poursuivit-il, de la nécessité de respecter de la manière la plus complète l’indépendance, la souveraineté, l’intégrité territoriale de la Turquie et ce ne peut pas être notre intention de proposer ici une solution qui puisse, même légèrement, être en contraste avec les principes que nous avons pris comme base de toutes nos discussions ».

L’idée d’un Foyer arménien doit-elle alors être abandonnée ? Il faut s’entendre, dit M. Montagna, car on s’est mépris sur la signification de ce terme. « Les Puissances alliées ont proposé plusieurs fois la constitution d’un Foyer national en Turquie, bien qu’on ait donné à cette expression une signification beaucoup plus large que celle qui était aussi bien dans leurs intentions que dans les nécessités réelles de la protection des Arméniens. Le Foyer arménien en Turquie, suivant les Alliés, devait consister simplement dans la faculté accordée à tous les éléments de la population arménienne de se concentrer et de se réunir, tout en sauvegardant la liberté des décisions individuelles, dans une partie déterminée du territoire turc. Cette concentration des éléments de la population arménienne ne devrait naturellement pas arriver à constituer un État dans l’État, mais elle serait uniquement destinée à leur permettre de jouir plus facilement de certaines mesures qui devraient garantir la conservation de leur culture et de leur langue ».

Mais quel serait le statut d’un pareil foyer ? M. Montagna cita l’autonomie accordée aux Ruthènes de la Tchécoslovaquie par le traité des Puissances alliées avec cette dernière, mais seulement pour déclarer que les Arméniens ne jouiraient point de semblables libertés. « Nous ne demanderons pas, comme nous avons fait en faveur des Ruthènes de Tchécolovaquie, une diète autonome qui exerce, des pouvoirs législatifs, mais un simple régime local qui, tout en sauvegardant d’une manière complète l’unité de l’État turc, permette aux Arméniens de conserver leurs anciennes coutumes. Le Foyer arménien ne serait pas de cette façon un territoire fermé aux autres habitants des territoires turcs, ni soustrait à l’administration turque, mais seulement un point de concentration pour les Arméniens éparpillés dans le monde ».

Quant à la question de la localité qui pourrait être choisie dans ce but, le Président de la sous-Commission exprima l’avis qu’elle devrait être séparée des négociations de paix, « afin qu’il soit bien clairement établi vis-à-vis de l’opinion publique turque et de celle de tous les pays, que nous ne voulons aucunement placer cette question sur le terrain politique, mais que nous l’envisageons uniquement sous son véritable caractère qui est un intérêt humanitaire. Les Alliés, par conséquent, ne demandent à la Turquie que de vouloir examiner et résoudre cette question d’accord avec la Société des Nations, à laquelle la Turquie participera après la conclusion de la paix, et qui est sans doute l’organe le plus indiqué pour satisfaire les exigences de l’opinion publique mondiale sans porter la moindre atteinte aux plus délicates susceptibilités de la Turquie. Si la Turquie voulait accepter ce principe général, de consentir que la population arménienne puisse se concentrer dans une localité déterminée de son territoire et de choisir cette localité d’accord avec la Société des Nations, il nous resterait seulement à déterminer dans les grandes lignes les conditions spéciales de l’administration locale, qui seraient plus tard fixées en détail par la Société des Nations elle-même ».

Le représentant de la Grande-Bretagne, sir Horace Rumbold, s’exprima dans le même sens que M. Montagna, et le représentant français, M. de Lacroix, allait prendre à son tour la parole lorsque le Délégué turc, Riza Nour bey, souleva un violent incident. Dans un langage des moins mesurés, il déclara que si les Alliés étaient certainement dans leur rôle en défendant les Arméniens qu’ils avaient perdus en les excitant à la rébellion contre les Turcs, lui, pour sa part, se refusait à prendre part à une discussion quelconque sur la question arménienne. Après quoi, le délégué turc, en proie à une violente colère, quitta la séance de la sous-Commission[399].

Dans le rapport que M. Montagna, Président de la sous-Commission des minorités, présenta à lord Curzon, Président de la première Commission, la question arménienne figure sous la rubrique des questions non résolues. M. Montagna y constate qu’avec l’appui efficace de ses collègues il avait attiré l’attention de la Délégation turque sur la nécessité de donner une solution à la question arménienne, en permettant aux Arméniens de se concentrer dans une localité du territoire turc, choisie par le gouvernement turc lui-même, d’accord avec la Société des Nations, mais que la Délégation turque avait opposé un refus net à cette proposition[400].

À la première Commission qui discuta le rapport de M. Montagna sur les minorités, il ne fut plus guère question des Arméniens. À la séance du 9 janvier, lord Curzon se borna à quelques paroles en se rapportant à la démonstration de M. Montagna que « la proposition d’organiser un Foyer national n’impliquait nullement l’intention de porter atteinte à la souveraineté turque, de créer un État dans l’État ou de constituer un régime autonome ». Il s’agissait tout simplement de la création d’une zone déterminée « qui, tout en restant sous la loi turque et sous l’administration d’un gouverneur général turc, fût pour les Arméniens un lieu de rassemblement où ils pourraient maintenir leur race, leur langue et leur culture ». Lord Curzon constata que la Délégation turque avait « rejeté la proposition, même sous cette forme inoffensive » et exprima l’espérance qu’elle ne « maintiendrait pas son refus, trop catégoriquement sur ce point »[401],

Ce modeste espoir fut immédiatement déçu. Ismet Pacha maintint en effet, purement et simplement, ses déclarations antérieures[402].

Dans ces conditions, la situation des Arméniens en Turquie d’après le traité de Lausanne se trouva déterminée exclusivement par les dispositions de ce traité sur les minorités (art. 37-45).

Or, ces dispositions se sont bornées à reproduire celles des autres traités des minorités conclus par les Puissances[403]. Toutes les variations introduites par le traité de Sèvres ont disparu[404]. De même, on ne retrouve plus dans le traité de Lausanne les dispositions de l’article 149 du traité de Sèvres, qui confirmaient « dans toute leur étendue, les prérogatives et immunités d’ordre religieux, scolaire ou judiciaire, accordées par les Sultans aux races non-musulmanes ». Elles ont été remplacées par l’article 42 contenant l’engagement du gouvernement turc de régler les questions du statut familial ou personnel selon les usages de ces minorités et celui d’accorder sa protection à leurs églises et à leurs établissements religieux et charitables ainsi qu’à leurs fondations pieuses ; les dispositions sur le statut personnel et familial seront élaborées par des Commissions mixtes composées de représentants du gouvernement turc et des minorités, les divergences de vues au sein de ces corps étant portées devant un surarbitre européen[405].

De cette manière, la décision de l’Assemblée d’Angora du 26 novembre 1921 abolissant les anciens privilèges des Patriarcats reçut une confirmation internationale du moins implicite.

La Délégation turque finit par accepter l’article typique des traités de minorités, plaçant les stipulations relatives à la protection des minorités sous la garantie de la Société des Nations et déférant tout différend sur ces matières à la Cour permanente de justice internationale. Par contre, elle s’est absolument opposée à la nomination d’un délégué spécial de la Société à Constantinople, malgré l’acquiescement de la Délégation hellénique à accepter la présence d’un semblable représentant à Athènes. Ici encore les Puissances cédèrent aux susceptibilités des Turcs découvrant des atteintes à leur souveraineté dans le simple désir des Puissances « d’avoir une garantie plus complète de l’application des mesures relatives à la protection des minorités »[406].

Il faut, enfin, constater l’absence, dans le traité de Lausanne, de toutes sanctions pour les actes contraires au droit humain, commis par les Turcs pendant la grande guerre, ainsi que de toutes stipulations sur la restitution des personnes ou des biens[407]. Le traité de Lausanne n’a pas reproduit l’article 230 de celui de Sèvres, qui avait prescrit la livraison aux Puissances et le jugement des personnes responsables des massacres commis au cours de la guerre. Et, en ce qui concerne la délivrance des personnes séquestrées et la restitution des biens dont ont été dépouillés les déportés (art. 142 et 144 du traité de Sèvres), les Alliés se sont contentés de s’assurer la reconnaissance, par les Turcs, de l’œuvre déjà accomplie sous leurs auspices, depuis l’armistice ; et encore ont-ils consenti à soumettre à un arbitrage tous les cas dans lesquels cette œuvre pourrait faire l’objet de réclamations de la part de personnes privées. Quant à la poursuite de leur œuvre de restitution, les Puissances y ont renoncé sous la pression turque[408].

Le traité de Lausanne fut signé le 24 juillet 1923. La Délégation de la République arménienne adressa, dès le 13 août suivant, aux Puissances, une protestation solennelle contre cette paix « conclue exactement comme si les Arméniens n’existaient pas ». Voici ce document dont les simples et émouvantes constatations se passent de tout commentaire :

« Au lendemain de la Conférence de Lausanne, substituant au traité de Sèvres un acte nouveau où rien ne figure de la question arménienne, la Délégation de la République d’Arménie a conscience d’accomplir un impérieux devoir en soumettant ce qui suit aux Grandes Puissances.

La plus éprouvée des Nations belligérantes, celle qui, confiante aux principes proclamés par les Alliés, sacrifia le tiers de sa population totale pour la cause de son indépendance, voit aujourd’hui l’isolement et le silence se faire autour d’elle.

C’est pourtant en exécution des engagements les plus solennels des Puissances alliées envers les Arméniens, et en compensation de ses sacrifices, que furent conçues les clauses du traité de Sèvres concernant l’Arménie. Car, parmi les peuples qui se sont battus pour la justice et la liberté, il n’en est aucun qui ait, proportionnellement, payé aussi cher son droit à l’indépendance.

S’il est vrai que la paix générale n’a pas eu pour conséquence de résoudre tous les problèmes issus de la guerre, il n’en est pas moins certain qu’aujourd’hui la nation arménienne demeure la seule dont la situation se soit aggravée au delà de toute hypothèse, la seule entièrement exclue des bénéfices de la victoire, la seule enfin qui ait connu toutes les formes et toutes les conséquences de l’abandon.

Sans parler du sort des Arméniens qui subsistent encore en Turquie, ni des Arméniens qui sont soumis au régime bolchevique et dont le nombre s’élève à plus de deux millions, il en existe, présentement, plun d’un million encore, disséminés à travers le monde, sans foyer, souvent sans gîte, vivant au jour le jour, en partie décimés par les maladies et les privations, dans des camps de réfugiés, en partie errants à la recherche de leur subsistance, tolérés plutôt qu’accueillis dans la plupart des lieux où le sort les a jetés, en proie aux dernières souffrances humaines. C’est à peine si un dixième de la nation jouit d’une situation normale, vivant du fruit de son travail. Le reste semble voué à la fortune des nomades, privé de statut légal et de protection. Les Arméniens originaires de Turquie ne sont point autorisés à y rentrer, ni à reprendre possession de leurs biens ; les orphelins, par dizaines de milliers, sont dépossédés de tout héritage ; ainsi et quel que soit le passé de l’intéressé : homme, femme, mineur, il lui suffit d’être Arménien pour se voir mettre hors la loi. Ni réparations, ni restitutions, ni réintégration dans la commune mesure : telle est la formule caractérisant la situation des Arméniens. Quant à leur patrimoine national, qui se composait d’immeubles, de biens religieux, séminaires, couvents, monastères, institutions scolaires, bibliothèques, collections d’objets antiques, dépôts en numéraire, etc., et dont la valeur atteint des milliards, avec les biens des particuliers, il a été détruit, pillé et spolié. L’Administration turque s’est appropriée le reste.

Il importait de rappeler sommairement ces faits pour l’illustration de la tragédie arménienne, trop tôt ensevelie dans l’oubli.

Or toutes ces questions, ainsi que de nombreuses autres qui en découlent ou qui y sont connexes et dont l’importance pratique n’est pas moindre, restent en suspens. Il en résulte que, sous le rapport arménien, la paix de Lausanne dérive d’une fiction : elle est conclue exactement comme si les Arméniens n’existaient pas. Elle les ignore et les passe sous silence.

Cependant le silence, à quelque point de vue qu’on le considère, n’est pas une solution. Le traité de Lausanne, laissant en suspens le sort des peuples d’Orient, ne sert ni la paix ni la justice.

Dans ces conditions, la Délégation, signatrice du traité de Sèvres, fait toutes réserves quant au maintien et à la défense des droits que les Puissances ont, avant et pendant la guerre, reconnus solennellement aux Arméniens et qui furent consacrés par le susdit traité et des Conférences subséquentes.

Quelque accueil que puisse trouver, en ce moment, une protestation solennelle, la Délégation, respectueuse du mandat qu’elle tient de la nation arménienne, a pour strict devoir de s’élever, de toutes ses forces, contre l’acte de Lausanne. Elle s’en remet à l’Histoire du soin de le juger ».

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375)

En vertu de la convention gréco-bulgare du 15 novembre 1913, conclue à Andrinople.

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376)

La question de l’échange des populations entre la Turquie et la Grèce avait été posée déjà avant la Conférence. Le 15 octobre 1922, les Hauts-Commissaires de France, de Grande-Bretagne, d’Italie et du Japon à Constantinople avaient invité le Dr Nansen, chargé par la Société des Nations d’une enquête sur le problème des réfugiés dans le Proche-Orient, à tâcher de provoquer, indépendamment des négociations de paix, un accord entre les gouvernements hellénique et turc au sujet de l’échange de populations (V. le rapport sur les travaux du Haut-Commissariat pour les réfugiés présenté à la IVe Assemblée par le Dr Fridtjof Nansen, IIIe partie, p. 24). Sir Horace Rumbold, Haut-Commissaire de Grande-Bretagne, déclara à la séance du 14 décembre 1922 de la première Commission de la Conférence de Lausanne (Livre jaune, p. 187) que l’idée même d’un échange de populations était venue du Dr Nansen. Conformément au désir des Hauts-Commissaires, le Dr Nansen entra en négociations avec les deux gouvernements qui, tous les deux, se déclarèrent, en principe, en faveur de l’échange, tout en différant au sujet de son caractère, le gouvernement hellénique étant pour l’échange volontaire, et le gouvernement turc pour l’échange total et obligatoire (toc. cit., p. 24).

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377)

Livre jaune sur la Conférence de Lausanne, t. I, p. 96 et 102.

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378)

Rapport adressé à lord Curzon, Président de la première Commission, par M. Montagna, Président de la sous-Commission pour l’échange des populations, en date du 8 janvier 1923. Annexe au procès-verbal, n° 20, Livre jaune sur la Conférence de Lausanne, t. I, p. 273.

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379)

En ce qui concerne le nombre de ces populations à échanger, lord Curzon a donné, à la séance du 1er décembre 1922 de la première Commission (Procès-verbal, n° 8), les précisions suivantes : « D’après les statistiques américaines, il y avait eu en Asie Mineure, en 1914, 1.600.000 Grecs ottomans ; au cours des années 1914-1918, leur nombre a diminué, par suite des déportations, d’environ 300.000 à 400.000. Entre le printemps 1919 et l’été 1922, environ 200.000 sujets grecs ottomans sont morts, croit-on, par suite de déportations ou de souffrances d’autres sortes. Il résulte enfin d’autres statistiques d’une grande autorité, que lord Curzon a reçues de personnes qui ont été sur place, que 500.000 Grecs ottomans, au moins, ont quitté l’Ionie pour la Grèce en septembre et octobre 1922. Ainsi, sur 1.600.000 Grecs ottomans qui habitaient l’Asie Mineure en 1914, 1.000.000 à 1.100.000 ont été tués ou déportés, ont fui ou sont morts. Il en reste 500.000 environ en Asie Mineure ; c’est de ceux-ci qu’il faut s’occuper ».

« La majorité est probablement constituée d’hommes entre 16 et 50 ans, qui travaillent sur les routes et dans les régions dévastées. Le gouvernement turc a invité, d’autre part, tous les Chrétiens d’Asie Mineure, à l’exception des hommes dont il vient d’être parlé, à quitter le pays avant le 30 novembre (dans quelques cas avant le 15 décembre), et à venrde, avant de partir, leurs biens aux Musulmans. Quant à la population grecque de Constantinople, elle était, en 1914, estimée à environ 300.000 personnes… On doit également prendre en considération le nombre de Musulmans, sujets grecs, résident en Grèce. Leur nombre dans la vieille Grèce était d’environ 4.000 ; dans la nouvelle Grèce, y compris la Crète et les îles (mais sans la Thrace orientale ou occidentale), approximativement 360.000. La population turque de la Thrace occidentale est, d’autre part, d’environ 124.000. Ces chiffres, s’ils sont exacts, donnent un total d’environ 450 à 480.000 Musulmans en territoire grec. La population grecque de la Thrace orientale, avant les événements récents, était estimée à environ 300.000 ou davantage. Comme M. Vénizelos l’a dit, la totalité de cette population s’est maintenant enfuie en Grèce ; le chiffre donné par Hamid Bey au Dr Nan-sen en octobre était de 320.000… (Livre jaune, t. I, p. 102-103).

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380)

Procès-verbal n° 20 de la séance du 10 janvier 1922 de la première Commission, Livre jaune, t. I, p. 260-278.

 ↑
381)

V. Tenekidès, Le statut des minorités et l’échange des populations gréco-turques, dans la Revue gén. de droit intern. public, 2e série, t. VI (1924), p. 72 et suiv. — V. encore de Jessen, dans la même Revue, 2e série, t. V (1923), p. 544.

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382)

Procès-verbal n° 13 de la séance du 12 décembre 1922 de la première Commission, Livre jaune, t. I, p. 148-169.

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383)

Voici le passage du discours de lord Curzon concernant les Arméniens :

« Je passe aux Arméniens. Il méritent une considération spéciale non seulement à cause des souffrances cruelles qu’ils ont supportées pendant des générations et qui ont provoqué la sympathie et l’horreur de l’univers civilisé, mais encore à cause des assurances spéciales qui leur ont été données quant à leur avenir. Dans l’ancienne province russe d’Erivan qui forme maintenant une République soviétique, il existe un prétendu État arménien qui compte, m’a-t-on dit, environ un million et quart d’habitants, mais qui est déjà si encombré de réfugiés de toutes provenances qu’il ne peut pas accueillir une population plus nombreuse.

« Par ailleurs, la population arménienne de Kars, d’Ardahan, de Van, Bitlis et Erzeroum, a pratiquement disparu. Lorsque les Français ont évacué la Cilicie, la population arménienne de cette province, prise de panique, les a suivis, et elle est maintenant dispersée dans les villes d’Alexan-drette, d’Alep, de Beyrouth et le long de la frontière syrienne. Il reste seulement, je crois, environ 130.000 Arméniens dans l’Asie turque, sur une population qui jadis comptait environ trois millions d’individus. Des centaines de milliers sont dispersés dans le Caucase, en Russie, en Perse et dans les régions voisines.

« J’ai appris, depuis que je suis arrivé à Lausanne, que le gouvernement d’Angora, convaincu qu’il aurait à souffrir de la disparition de cette race capable et intelligente, est disposée à encourager les Arméniens à retourner et à s’établir à nouveau en Anatolie. Une telle attitude sera, à mon avis, grandement à l’avantage de la Turquie et je serais heureux d’entendre la délégation turque nous donner quelques assurances sur ce point. En tout cas, il restera, dans le futur État turc, en Asie Mineure comme en Europe, une population arménienne très considérable, pour la sécurité et la protection de laquelle des clauses spéciales devront être insérées dans le traité.

« Je dois maintenant faire allusion à la demande bien connue, présentée à là fois par les Arméniens et par leurs amis de toutes les parties du monde, tendant à la création d’un Foyer national arménien, il est naturel qu’un peuple d’une individualité si forte, d’une histoire si remarquable quoique si trafique, et d’un esprit national si affirmé, aspire à habiter son propre territoire. Si l’on répond qu’il en possède déjà un dans la République d’Erivan, il faut répliquer que cette région est misérable et surpeuplée et que le régime qui y est en vigueur répugne à beaucoup d’Arméniens.

« C’est ainsi que l’on en vient à demander, ainsi que cela a été fait a plusieurs reprises, que la Turquie trouve pour les Arméniens, dans quelque partie de son territoire asiatique, soit dans ses provinces du Nord-Est, soit sur les confins Sud-Est de la Cilicie et de la Syrie, le centre de groupement qu’ils désirent.

« Les circonstances ont peut-être rendu l’exécution de cet espoir plus difficile qu’elle ne le fut jadis, mais nous serons heureux d’entendre les vues de la délégation turque à ce sujet » (Livre jaune, t. I, p. 151).

 ↑
384)

Urocès-verbal n° 13 de la première Commission de la Conférence de Lausanne, Livre jaune, t. I, p. 148-154.

 ↑
385)

Procès-verbal n° 13 de la première Commission, séance du mardi 12 décembre 1922, Livre jaune, t. I, p. 154-164.

La théorie d’Ismet Pacha sur les causes de l’intervention collective des Puissances en Turquie est certainement la plus violente contradiction qu’on puisse imaginer des thèses développées dans cette étude. Vu la qualité de l’orateur, qui d’ailleurs invoque le témoignage de différents historiens et diplomates européens, il nous paraît tout à fait indispensable de répondre ici même à son réquisitoire contre la Russie et les autres puissances.

1. — Ismet Pasha croit pouvoir affirmer que « l’attestation de l’histoire démontre ainsi incontestablement que les droits des minorités qu’on cherche à assurer au XXe siècle, sous la garantie de la Société des Nations, se trouvaient être spontanément accordés aux éléments non musulmans de l’Empire ottoman » (Livre jaune, t. I, p. 155). Nous avons déjà indiqué, au chapitre 1er de cette étude, que les raisons qui ont amené les Turcs, au moment de la prise de Constantinople, à accorder aux Chrétiens quelques privilèges dans le domaine de la culture, de la religion et du droit étaient d’ordre fiscal et économique. L’extermination aurait privé les vainqueurs d’éléments nécessaires pour le développement du commerce, de l’industrie, des métiers. La conversion à l’Islam aurait soustrait les Chrétiens à l’inégalité fiscale. Et, d’autre part, le droit sacré musulman (le Chéri) ne s’appliquait pas au statut personnel des infidèles. Dans ces conditions, les Turcs étaient forcés d’accorder aux nations soumises une certaine autonomie nationale. Mais, quoi qu’en pense Ismet Pasha, l’esprit de ces concessions était bien éloigné de celles qui ont inspiré les traités des minorités, placés aujourd’hui sous la protection de la Société des Nations. Toute l’histoire ottomane est justement là pour attester le contraire. Car les traités des minorités protègent non seulement le droit au libre exercice de toute religion et celui de se servir de la langue nationale, ils assurent avant tout la protection de la vie et de la liberté et établissent l’égalité devant la loi de tous les citoyens. Or, si la structure spéciale et les nécessités de l’existence de l’Empire ottoman ont rendu nécessaires certains ménagements de la religion et de la culture nationale des vaincus, les droits à la vie et à la liberté des Chrétiens et leur égalité avec les Musulmans, bien que souvent proclamés, n’ont jamais été l’objet de la protection sincère de l’État turc. Les Chrétiens ont pu prier dans leurs églises, élire leurs Patriarches, parler leur langue, se marier et divorcer d’après leur loi. Mais, ces « privilégiés » ont été en même temps exposés à la plus lourde exploitation fiscale ainsi qu’aux persécutions et vexations de la part d’une administration ignorante et fanatique, qui tolérait, et parfois provoquait même les pires excès allant jusqu’aux massacres. C’est de ce mépris des droits de l’homme dans ses sujets non turcs qu’a péri l’Empire ottoman, malgré les privilèges de caractère national et religieux que la force des choses l’avait amené à accorder aux collectivités. On peut dire que l’État turc a maintenu la vie des nationalités et n’a pas éteint leur foi, tout en condamnant leurs membres à une vie indigne de l’homme. Le résultat de cette politique était fatal.

2. — C’est l’action persistante du sentiment national chez les races conquises, s’unissant à celui de la révolte contre les méfaits de l’administration turque, qu’Ismet Pacha néglige complètement quand il entreprend d’expliquer toutes les insurrections des Chrétiens par les agissements dissolvants de l’Empire russe.

Certes, la politique de la Russie envers l’Empire ottoman, depuis Pierre le Grand et Catherine II, a dû obéir aux nécessités de son développement historique. Mais ce qu’il importe d’établir ici, c’est que cette politique, quels qu’aient pu être ses buts qui ont d’ailleurs varié avec le temps, n’a pas provoqué le sentiment national des Chrétiens turcs, mais a seulement aidé à son triomphe. Ce n’est pas dans le paradis de justice et de tolérance qu’il a plu à Voltaire d’imaginer dans le passage cité par Ismet Pacha, que la Russie a porté la torche incendiaire de la discorde. C’est un feu couvant partout sous les cendres de la liberté immolée des peuples, que les Russes ont ravivé pendant leurs longues guerres contre le Croissant.

Prenons l’exemple de la libération de la Grèce, sur lequel insista surtout Ismet Pacha. Il cite de nombreux passages de l’historien Debidour (Lavisse et Rambaud, Histoire générale, t. VII) pour prouver que l’insurrection grecque de 1821 avait été provoquée par l’Empereur Alexandre Ier. Il est, en effet, incontestable que le gouvernement russe a favorisé l’éclosion du mouvement national hellène. Mais, si le Tsar avait permis à métairie d’établir son siège central sur le sol russe, et si le Président de cette société Ipsilanti était en même temps son ministre, ce n’est pas pourtant l’Empereur de Russie qui a créé le mouvement national hellène, dû avant tout aux patriotes hellènes rêvant depuis longtemps à l’émancipation de leur patrie. M. Debidour, invoqué par Ismet Pacha pour attester du rôle de la Russie dans la provocation du soulèvement grec, se rend d’ailleurs parfaitement compte du caractère national de ce mouvement. « Si la nation roumaine était restée sourde à l’appel d’Ipsilanti, dit cet historien, il en fut tout autrement de la nation grecque, qui depuis longtemps n’attendait qu’un signal. Dès les premiers jours d’avril, comme une traînée de poudre, la révolution se répandit dans tout le monde hellénique. Il ne fut pas besoin de concert entre les provinces ou entre les villes. Chaque canton prit les armes pour son compte, au nom de la patrie et de la religion, sans se demander si son exemple serait suivi. De toutes parts, les Klephtes de terre et de mer, sans renoncer au brigandage, se révélèrent citoyens et se battirent en héros » (Debidour, dans Lavisse et Rambaud, op. cit., t. X, p. 176). Et le même historien constate (Ibid., p. 177) : « Du reste, les Grecs n’entendaient pas s’inféoder à la Russie que servait trop manifestement le chef de l’Hétairie. Ils voulaient avant tout être indépendants ».

D’ailleurs, si les débuts de l’insurrection grecque ont été favorisés par la seule Russie, la lutte héroïque des Hellènes et les horreurs que commettaient les Turcs pendant la repression ont, comme nul ne l’ignore, attiré aux Grecs les sympathies du monde civilisé tout entier, en faisant éclore le mouvement philhellène et en amenant l’intervention d’humanité de la France, de l’Angleterre et de la Russie qui aboutit, en 1830, à l’indépendance grecque.

Les mêmes objections peuvent être faites aux théories d’Ismet Pacha sur le rôle de la « politique de provocation russe » dans les soulèvements qui ont eu lieu en Bosnie et en Bulgarie, de 1849 à 1851.

Quelle était, en effet, la situation des populations chrétiennes de la Turquie à cette époque ? Sans revenir sur l’inefficacité des réformes (du Tanzimat) turques dont Inous avons parlé dans le chapitre II" de cette étude, citons seulement à ce sujet les paroles de M. Debidour — l’autorité reconnue par Ismet Pacha — sur le Hatti-Chérif de Gulhané de 1839. « C’étaient là, dit cet auteur, de belles promesses et, s’il n’eût dépendu que de Réchid (le célèbre réformateur turc), elles eussent peut-être été tenues » (Lavisse et Rambaud, op. cit., t. X, chap. XXVI, p. 944). Mais toutes ces réformes soulevaient l’indignation des ulémas et des employés qui vivaient des abus. « Le fanatisme musulman dénonçait le progrès comme un sacrilège » (Ibid., p. 945). Aussi Réchid Pacha fût-il renversé et la réaction triompha avec Riza Pacha. Le Tanzimat sembla regagner du terrain en 1845, lorsque Réchid fut rappelé. Mais, en somme, « le mauvais vouloir des Vieux Turcs et la résistance passive de la bureaucratie ne lui permirent de réaliser qu’une bien faible partie de ses projets. En fait, l’administration ottomane demeura, malgré lui, arbitraire, oppressive, ruineuse, autant que routinière, et les plaintes — malheureusement trop fondées — des sujets chrétiens devaient, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage, fournir à la Russie les prétextes d’où sortit la guerre de Crimée » (Ibid., p. 945-946).

D’ailleurs, M. Malet (Lavisse et Rambaud, op. cit., t. XI, p. 198) — autorité invoquée par Ismet Pacha pour les événements de 1849-1851 — met très bien en évidence que, si les agents russes se servaient du mouvement national, ils n’en étaient pas les créateurs. Il dit bien qu’on « ne peut guère mettre en doute l’intervention de ses agents (des agents russes) dans les troubles de Bosnie et de Bulgarie de 1849 à 1851 ».

Mais il ajoute immédiatement : « En Bosnie, au mois de juillet 1849, le sentiment national réunit pour la première fois dans une même pensée ceux dont les différences de religion avaient toujours fait des frères ennemis, beys renégats et raïas chrétiens ». Et plus loin : « Le Sultan rappela Orner Pacha de Bucarest et le lança sur la Bosnie au printemps 1850. Aussitôt les agents russes, exploitant les souffrances intolérables des raïas bulgares, les soulevèrent contre leurs bourreaux, les spahis ».

En ce qui concerne l’insurrection de la Bosnie et de l’Herzégovine en 1875, Ismat Pacha, en s’appuyant derechef sur M. Malet (Lavisse et Rambaud, op. cit., t. XII), dénonce le rôle de la propogande panslaviste, suscitant et entretenant l’agitation parmi les populations chrétiennes de la Turquie, ainsi que celui du gouvernement russe soutenant les insurgés. M. Malet dit en effet (Ibid., p. 463) : « Il y avait eu jusque-là dans la conduite de la Russie une certaine apparence de duplicité. Tandis que le Tsar et son chancelier recherchaient avec les gouvernements autrichien et allemand les moyens de rétablir la paix et de l’assurer, des hommes, des armes, des munitions, de l’argent, plus de 20 millions étaient envoyés de Russie en Serbie, au Monténégro, et dans les provinces insurgées ». Prolongeons cependant la citation ; « Mais ces secours aux belligérants provenaient des particuliers, des sociétés slavophiles, de souscriptions publiques, de l’élan spontané de la nation. Sincèrement, au début des événements, le Tsar et son ministre ne voulaient pas la guerre parce qu’ils sentaient que ni l’armée, alors en pleine transformation, ni les finances n’étaient prêtes, parce qu’ils ne savaient trop quelle serait en cas de conflit l’attitude de l’Autriche et qu’ils étaient certains de l’hostilité de l’Angleterre. Mais l’échec de toutes les tentatives de pacification, la mauvaise volonté de la Turquie qui se riait des menaces diplomatiques et jouait effrontément l’Europe, avait insensiblement amené le Tsar à l’idée qu’on n’obtiendrait rien sinon par la force et que le temps était venu où les diplomates devraient laisser la place aux soldats. D’autre part, l’opinion se soulevait au récit des horreurs commises en Bulgarie, ressentait les défaites serbes comme des défaites nationales, s’énervait des lenteurs de la diplomatie et réclamait presque violemment la guerre » (Lavisse et Rambaud, op. cit., t. XH, p. 463-464).

Ainsi, l’autorité citée nous démontre qu’elle se rend très bien compte que c’était « la mauvaise volonté » de la Turquie qui poussait à bout la Russie, soulevée par un courant irrésistible de son opinion publique. Et les procès-verbaux des Conférences de Constantinople et de Londres sont là pour démontrer que la guerre russo-turque n’aurait jamais eu lieu si la Porte avait accédé aux demandes raisonnables des Puissances.

Ismet Pacha s’efforce particulièrement de démontrer que les atrocités commises par les Turcs contre les Bulgares, et dénoncées par la fameuse campagne de Gladstone, ont été représentées à l’Europe « sous un aspect entièrement différent de la réalité des choses ». Il cite à cet effet une dépêche de sir Henry Layard attestant que les agents panslavistes avaient dirigé un soulèvement des Chrétiens calculé pour aboutir au massacre général des Musulmans ; que le nombre des morts avait été exagéré, ne dépassant pas 3.500 environ, y compris les Turcs qui étaient en premier lieu assassinés par les Chrétiens ; il évoque aussi les Mémoires de sir Henry Elliot, ambassadeur britannique à Constantinople, certifiant également que les Chrétiens ont toujours été les agresseurs, qu’ils ont lâchement massacré les zaptiés et brûlé les villages et qu’il n’était pas vrai que les Turcs eussent châtié les coupables et les innocents sans distinction ; Ismet Pacha cite enfin les souvenirs de M. de Nelidoff, Conseiller de l’ambassade russe de Constantinople, qui dit avoir appris seulement plus tard combien il y avait d’exagération dans les atrocités turques, et qui raconte que le secrétaire d’ambassade russe Prince Tserteleff, envoyé en Bulgarie par le Comte Ignatieff, a avoué lui-même avoir influencé les récits réputés impartiaux sur les massacres du correspondant du New-York Herald et du consul des États-Unis.

En ce qui concerne les souvenirs de M. de Nelidoff, il suffit d’en reproduire un passage, précédant de quelques lignes celui qui est invoqué, pour se convaincre que son auteur, tout en étant arrivé à la conclusion qu’il y a eu des exagérations dans les récits, ne nie nullement le fait même des massacres perpétrés par les Turcs. « A côté de ces graves préoccupations intérieures, dit-il, la situation politique devenait aussi de jour en jour plus critique. La Bosnie et l’Herzégovine, aidées presque ouvertement par le Monténégro, avaient à peu près secoué le joug ottoman ; une révolte avait éclaté en Bulgarie et la dévastation y était portée par les bachibouzouks ; les villages environnant Philippo-polis étaient en feu ; les massacres avaient lieu partout où les Turcs réussissaient à réprimer la révolte {Revue des Deux-Mondes, du 15 mai 1915).

Les références à sir Henry Layard et à sir Henry Elliot ne relégueront pas non plus, à notre avis, les « atrocités bulgares » dans le domaine de la légende. Il est possible, très probable même, que le chiffre des victimes ait été exagéré. Mais, sur le fait même des massacres et sur leur cause, nous croyons que l’histoire impartiale s’est déjà prononcée définitivement et nous reproduisons volontiers son verdict sous la forme autorisée que lui donne M. Malet (Lavisse et Rambaud, op. cit., t. XII, p. 460), si souvent, et avec raison, invoqué par Ismet Pacha : « Dans les dix années précédentes, la condition des Chrétiens bulgares, loin de s’améliorer, avait cruellement empiré. Depuis 1865, la Bulgarie était devenue la terre d’asile des Tcherkesses musulmans, sile des Tcherkesses musulmans, émigrés en masse du Caucase pour ne pas passer sous la domination du Tsar, et recueillis par le Sultan. Le paysan avait été réduit à un véritable servage et subissait journellement les plus odieux traitements. L’insurrection bosniaque avait eu là naturellement son contre-coup, et l’intervention des Puissances avait fait naître l’espoir d’un sort meilleur. Les atrocités, commises par les Tcherkesses au mois de novembre 1875 au village Sulmchi amenèrent au mois d’avril 1876 un faible soulèvement à Strielitza. Le Sultan lâcha sur les insurgés 10.000 bachibouzouks. Dans la seule petite ville de Batak, 6.000 personnes sur 7.000 furent égorgées avec d’effroyables raffinements de barbarie. En quelques jours, 79 villages étaient livrés aux flammes, 15.000 personnes au moins avaient été tuées, 80.000 se trouvaient sans asile : la province n’était plus qu’un charnier ».

3. — Mais le point le plus faible de la théorie « russe » d’Ismet Pacha se trouve dans l’abstraction complète qu’il fait dans son exposé historique de l’intervention d’humanité collective des Puissances depuis 1856. Le premier plénipotentiaire turc attribue l’ingérence étrangère aux seuls mobiles de l’intérêt national égoïste. Nous croyons, au contraire, et nous avons tâché de le démontrer dans cette étude, que la politique individuelle des Puissances, et nous avons tâché de le démontrer dans cette étude, que la politique individuelle des Puissances, dictée par l’intérêt national, a laissé une large place à une intervention collective d’humanité. Et il est important de rappeler que cette intervention collective des Grandes Puissances en Turquie est devenue pour ainsi dire régulière justement après la guerre de Crimée, menée par les puissances occidentales pour la conservation de l’intégrité ottomane.

On ne saurait mieux répondre à l’argument d’Ismet Pacha que par les constatations d’un Mémorandum de lord Salisbury, remis aux ministres des affaires étrangères des Grandes Puissances, après les massacres arméniens et portant la date du 20 octobre 1896 (Livre jaune français sur les affaires arméniennes, 1893-1897, p. 298 et 304). Ce document résume, à notre avis, admirablement la politique des Grandes Puissances envers la Turquie depuis le Congrès de Paris et jusqu’à la fin du XIXe siècle.

« Les déplorables événements, dit lord Salisbury, qui se sont récemment produits dans la Turquie d’Asie, suivis du massacre des Arméniens dans les rues de Constanti-nople, témoignent d’un état de mauvaise administration et d’insécurité dans l’Empire ottoman, qui ne saurait manquer d’être un sujet de grave sollicitude pour les Puissances qui s’étaient unies afin de garantir l’existence de cet Empire.

« Les périodes successives d’urgent péril qu’à traversées le gouvernement ottoman, en raison de son incapacité de pourvoir aux conditions élémentaires d’un bon gouvernement pour ses sujets chrétiens, ont puissamment influencé l’histoire politique de l’Europe au cours de ce siècle. Les Puissances européennes ont, dans l’intérêt de la paix générale, sérieusement désiré conserver l’édifice de l’Empire ottoman, au moins dans la vaste partie de cet Empire où le caractère mixte de la population rend impossible un gouvernement chrétien autonome. Elles ont tout aussi sérieusement cherché, et cela par l’exercice constant de leur influence, et, de temps à autre, par la conclusion d’arrangements spéciaux, à assurer dans ces régions, aux sujets chrétiens de la Porte, la protection qui leur est due ».

Après avoir mis, ensuite, en lumière le manquement de la Porte à ses promesses de réformes, données en 1856 et en 1878, lord Salisbury poursuit :

« L’avis général des Puissances européennes est que l’Empire turc doit être soutenu, attendu qu’aucun arrangement destiné à le remplacer ne peut être suggéré sans entraîner le risque sérieux d’un conflit européen. L’importance prédominante de cette considération a conduit les Puissances européennes à protéger l’Empire turc contre une dissolution, dans l’espoir que les nombreux maux dont le gouvernement ottoman a été accablé pourraient être éloignés ou atténués par les efforts du gouvernement en ce qui concerne les réformes. Non seulement cet espoir a été entièrement déçu, mais il est devenu évident qu’à moins que ces grands maux ne puissent être supprimés, la longanimité des Puissances de l’Europe ne parviendra pas à prolonger l’existence d’un État que ses propres vices font tomber en ruine. Il est difficile de dire avec confiance qu’un changement quelconque pourrait conjurer le danger menaçant ; mais aussi longtemps que demeurera la possibilité de l’écarter, les Puissances considéreront à la fois comme un devoir pour elles et une mesure de prudence de le faire, dès qu’elles auront reçu satisfaction sous le rapport des changements les plus urgents et les mieux calculés en vue d’amener une action salutaire et de prendre des mesures effectives pour que ces changements soient opérés. »

« Les hommes de grande autorité se sont, jusqu’à présent, fermement opposés à toute mesure ayant pour effet de rendre en un certain sens l’Europe responsable de l’administration intérieure de l’Empire turc. Les arguments contre une telle politique sont incontestablement très puissants, et rien, si ce n’est l’urgence et l’imminence des dangers inhérents à une politique négative, ne nous justifierait d’en faire peu de cas. Toutes les Puissances européennes sont unanimes pour désirer le maintien du statu quo territorial de l’Empire ottoman, et celles de ces Puissances surtout dont les territoires sont le plus rapprochés de cet Empire sont pénétrées de cette nécessité. Leurs convictions sur ce point sont suffisantes pour garantir l’Empire de toute secousse possible, résultant d’une agression extérieure, mais elles ne le préserveront pas des effets d’un mauvais gouvernement et de la décadence intérieure. »

Il nous semble que la thèse de lord Salisbury est conforme à la vérité historique.

Il est vraiment impossible pour un historien impartial d’expliquer toute l’histoire tragique de l’Empire ottoman par les convoitises et les intrigues de ses voisins. Sans doute, ces convoitises et ces intrigues ont joué, à certaines époques, un grand rôle. Mais c’est justement parce qu’elles poursuivaient des visées diamétralement opposées qu’elles se sont pour la plupart neutralisées. Les Puissances n’ont jamais pu s’entendre sur la succession de l’Empire, et c’est pourquoi on est toujours revenu au principe de son intégrité. C’est seulement devant l’insuccès éclatant de leurs efforts de réformer la Turquie que les Puissances consentirent à son morcellement successif. On n’a qu’à se souvenir comment le Congrès de Berlin a défait une grande partie de l’œuvre de San Stefano, pour se persuader avec quelle lenteur les Puissances sanctionnaient la séparation des nations chrétiennes de l’Empire turc. Si l’Empire ottoman avait su profiter de cette crainte de l’inconnu que suscitait chez ses voisins l’idée de sa disparition, s’il avait pu se convaincre que son salut était dans l’exécution et non pas dans le sabotage des réformes préconisées par l’Europe, il aurait pu pendant longtemps encore prolonger son existence. Il a eu une dernière chance, lors de l’avènement du régime jeune-turc, salué par l’Europe entière. Et s’il s’est écroulé sous les coups des peuples balkaniques, ce n’est certes pas à la suite d’intrigues des Grandes Puissances, divisées à cette époque en deux camps, mais uniquement à cause de « ses propres vices », selon la prédiction de lord Salis-bury.

4. — La seconde partie de l’exposé historique d’Ismet Pacha est consacrée « à cette regrettable question arménienne ». Ismet Pacha explique les malheurs du peuple arménien, d’abord, jusqu’au traité de San Stefano, par l’action dissolvante de la Russie, ensuite, après le traité de Berlin, par les agissements des révolutionnaires arméniens visant à susciter des troubles, à s’attirer des représailles et, par là, à provoquer l’intervention des Puissances.

Nous ne nous arrêterons pas aux accusations produites sans preuve aucune contre la Russie d’avoir créé un courant anti-turc parmi les Arméniens pour se servir d’eux dans ses visées annexionistes. Déjà depuis la guerre de Crimée il n’y avait aucune nécessité de « créer » de pareils « courants », dus tout simplement aux méfaits des Kurdes et de l’administration turque.

Ce n’est pas non plus la propagande révolutionnaire arménienne après le traité de Berlin qui a créé la « regrettable question ». Cette propagande est née des vices et des crimes du régime turc. Ismet Pacha cite trois rapports diplomatiques ou consulaires britanniques pour rejeter la responsabilité des événements de 1894-1896 sur les sociétés secrètes arméniennes. Ces documents prouvent certainement l’existence de partis révolutionnaires arméniens résolus à avoir recours à tous les moyens à leur disposition pour libérer leur malheureuse nation du joug turc. Mais ces mêmes documents ne prouvent aucunement que l’agitation arménienne était la cause et non pas l’effet de la politique turque envers les Arméniens.

Ainsi, Ismet Pacha cite le point 3 d’un Mémorandum que sir Philip Currie, ambassadeur britannique à Constantinople, communiqua le 28 mars 1894, au Comte Kimberley.

« L’objet immédiat des révolutionnaires, dit ce point 3, a été de susciter des troubles, de s’attirer des représailles inhumaines et par là de provoquer l’intervention des Puissances au nom de l’humanité… ». Cependant l’auteur du Mémoire, dont le point 3 est seul cité, est bien loin de ramener toute la question arménienne à l’agitation des révolutionnaires. Il dit de la masse des sujets arméniens du Sultan, que leur attitude envers le mouvement révolutionnaire est, à première vue, indifférente. Quant aux hommes qui raisonnent et qui ont des intérêts matériels, ils se rendent compte qu’une insurrection n’a aucune chance de succès, ne veulent pas participer à des entreprises révolutionnaires et condamnent les méthodes des révolutionnaires. « But a general and profound discontent with the present System of Turkish administration together with race ties and prejudices and possibly fear of violence tend to prevent them from active opposition to the revolutionists » (Mais un mécontentement général et profond du système actuel de l’administration turque, ainsi que des liens de race et de préjugés, et peut-être la peur de violences, les retiennent d’une opposition active aux révolutionnaires) . Et plus loin l’auteur exprime l’opinion suivante : « The danger of the present situation lies in its tendency to carry the large conservative élément among the Ar-menians over the line which séparâtes lawfull opposition of political creed from seditious conspiracy. The présent Turkish policy of con-trolling intellectual development by Muslim standards ; the inability of the officiais to distinguish between harmless criticism and active sedition ; their System of making indiscriminate arrests in hope of finding somewhat that will justify the arrest, the resort not infrequently to torture in order to obtain testimony ; the use made by unprincipled officiais of existing excitement in order to ruin personal enemies or to extort money by means of baseless charges ; and the frequency with which the officiai class combine to secure the acquittal of officiais or other muslims accused by Christians, hâve increased discontent to the point of exasperation ; and when taken with the well-known peculiarities of administration which burden ail classes of the population threa-ten to make rebels more rapidly than the police can catch them. » (Le danger de la situation présente est dans la tendance de faire passer au nombreux élément conservateur parmi les Arméniens la ligne qui sépare l’opposition légale par conviction politique de la conspiration séditieuse. La politique turque actuelle de mesurer le développement intellectuel sur des modèles musulmans ; l’incapacité des fonctionnaires de distinguer entre la critique inoffensive et la sédition active ; leur système de procéder à des arrestations sans distinction dans l’espoir de trouver quelque chose pour justifier l’arrestation ; le recours fréquent à la torture pour obtenir des témoignages : l’usage que font des fonctionnaires sans principes de l’excitation actuelle pour ruiner des ennemis personnels ou pour extorquer de l’argent par le moyen d’accusations sans base ; et la fréquence des cas où la classe officielle s’arrange pour assurer l’acquittement de fonctionnaires ou d’autres Musulmans accusés par des Chrétiens, ont porté le mécontentement jusqu’au degré de l’exaspération ; et si l’on y ajoute les particularités bien connues de l’administration qui pèsent sur toutes les classes de la population, (ces circonstances) menacent de créer des rebelles plus rapidement que la police en pourrait saisir. » (Blue Book, Turkey, n° 6 (1896), p. 58).

Ismet Pacha s’appuie également sur le mémorandum de M. Graves, Consul britannique à Erzeroum, du 28 janvier 1895, adressé à sir P. Currie, ambassadeur à Constanti-nople. Ici encore le document invoqué par le plénipotentiaire turc se tourne contre sa propre thèse — pour quiconque l’étudié attentivement (Blue Book, Turkey, n° 6, 1896, p. 222-224).

Le Mémorandum de M. Graves est consacré à l’examen de l’effet que les événements de Sassoun ont exercé sur l’opinion publique arménienne. Il déclare qu’avant les troubles de Sassoun il existait trois partis parmi les Arméniens :

1] Un parti conservateur et tur-cophile, composé de fonctionnaires au service ottoman et de leurs familles, de dépendants (hangers on) « Kehayas », intendants et agents non officiels de différents degrés, de Musulmans importants, qui devaient leur exemption de l’oppression à la protection de leurs patrons aux dépens desquels ils s’enrichissaient fréquemment, enfin d’un certain nombre de membres du clergé supérieur et de riches laïques de la vieille école dont les grands intérêts matériels dépendaient de la faveur des Turcs. À ces derniers ils (ces conservateurs) étaient prêts à prodiguer autant de « services des lèvres » (lip service) qu’on leur demandait et ils regardaient avec défaveur tout ce qui était calculé pour changer l’ancien ordre de choses sous lequel ils avaient individuellement prospéré. À ceux-ci on pourrait ajouter les Arméniens-Catholiques qui, à cause de leur situation géographique, avaient peu à souffrir des exactions kurdes, tandis qu’ils jouissaient d’une exemption pres-qu’entière de l’immixtion gouvernementale dans le domaine de la politique et de l’éducation (entire freedom from government interférence on political and educatio-nal grounds). Ceux-ci aussi, avaient toute raison de craindre un changement quelconque : une annexion russe signifierait la perte de leurs immunités religieuses actuelles et une autonomie arménienne les laisserait à la merci de la majorité grégorienne (notre traduction) ;

2° « Un parti libéral modéré, comprenant une majorité de négociants, de membres des professions libérales, de maîtres d’écoles, avec la meilleure partie du haut clergé dont les vues, quoique trop libérales pour leur permettre d’être réellement contents de la situation actuelle des Chrétiens sous la domination ottomane, ne sauraient être appelées vraiment déloyales (actively disloyal). Ils étaient généralement tout à fait conscients, tant de l’impossibilité matérielle de la constitution d’une Arménie indépendante que du danger de la dénationalisation ultérieure qui les attendait probablement en cas d’annexion par la Russie. En conséquence, ils voulaient éviter de hâter une solution violente dé la question arménienne et maintenir l’élément arménien tel quel en consolidant et développant l’église et les écoles nationales qui jouissaient d’une plus grande liberté sous la souveraineté ottomane que sous la domination russe. Aussi plaçaient-ils leurs espérances pour l’avenir dans l’établissement des réformes administratives qui a-vaient été si souvent promises par la Porte » (Trad. d’Ismet Pacha) ;

3° Le troisième parti est celui des révolutionnaires. Le passage du rapport Graves les concernant est rendu dans le discours d’Ismet Pacha avec certaines erreurs de traduction ou lacunes que nous rectifions ou comblons en les soulignant. M. Graves dit (traduction Ismet Pacha) : « II existe d’autre part un petit parti révolutionnaire d’une grande activité qui est représenté faiblement à l’intérieur de l’Empire turc, car il est en grande partie composé de jeunes Arméniens qui ont fait leurs études à l’étranger et se sont laissés influencer par la propogande socialiste ou nihiliste, auxquels on peut ajouter quelques réfugiés ou exilés politiques ; mais ce parti comprend néanmoins un certain nombre des esprits les plus échauffés parmi les Arméniens de Turquie qui se sont empressés d’asis-ter leurs camarades du dehors en s’efforçant de réaliser leurs projets. L’organe le plus déclaré de ce parti a été depuis quelque temps le journal « Hintchak », publié d’abord à Genève et ensuite à Athènes, par un groupe d’organisateurs (le texte anglais dit agitators) auxquels peuvent être attribués tous les troubles (le texte anglais dit presque, almost tous les troubles) arméniens des dernières années, et qu’on peut désigner en général sous l’appellation du groupe hintehakiste. Leur objectif consistait ouvertement, en créant une apparence de mécontentement très répandue, et tout à fait disproportionnée à leur nombre et à leur influence, à provoquer des représailles de la part du gouvernement et du peuple turcs, de manière à attirer l’attention des Puissances sur des griefs imaginaires (le texte anglais dit, au contraire, griefs manifestes : « manifest grie-vances) de la nation arménienne et sur la nécessité d’y remédier (Lacune dans la traduction d’Ismet Pacha qui omet la phrase suivante : En ceci, il le faut connaître, ils ont été habilement aidés par l’action des autorités turques elles-mêmes dans les provinces surtout en cause) (In this, it must be admitted that they hâve been seconded by the action of the Turkish authorities themselves in the provinces chiefly concerned). Leur politique semble consister simplement à tout détruire, et s’ils peuvent renverser le régime actuel, ils ne se soucient guère de celui qui le remplacerait : du moins je ne sais pas qu’ils aient projeté un plan de gouvernement futur quelconque ».

Après avoir ainsi dépeint l’état d’esprit des partis arméniens avant les massacres de Sassoun, M. Graves passe à l’effet produit par ces derniers. « Un examen attentif des faits m’a conduit à cette conclusion que les événements des six derniers mois… (les points dans la traduction d’Ismet Pacha ont remplacé les mots suivants : venant à la fin d’une période de mauvais gouvernement et de persécution augmentant sans cesse (« coming at the end of a period of ever-increasing misgovernment and persécution ») ont effectué un changement (texte anglais : révolution) complet dans l’opinion arménienne ».

M. Graves parle tout d’abord du parti hintchakiste. « On peut supposer qu’il est satisfait du résultat de ses agitations ; son principal objet, qui était d’attirer l’attention de l’Europe, fut obtenu, soit à l’aide de ses machinations, soit par suite des fautes de fonctionnaires turcs ; et il serait donc avantageux pour tous les intéressés qu’ils renoncent à des agitations ultérieures, qui n’ont guère aucune raison d’être et ne serviraient plus qu’à justifier la sévérité du gouvernement » (traduction Ismet Pacha).

C’est ici que s’arrêtent les citations d’Ismet Pacha. Mais M. Graves ne se borne pas à ce conseil aux révolutionnaires. Il note que les partis conservateur et libéral arméniens ont complètement évolué. Le parti conservateur turcophile, ou du moins ceux de ses éléments qui ont encore un sentiment national quelconque, ont été profondément bouleversés ; beaucoup de ses membres sont en sympathie et accord secrets (in secret sympathy and agreement) avec leurs opposants d’autrefois, et beaucoup d’autres se joindront à eux s’ils voient que le changement qu’ils combattaient jadis est imminent et inévitable ; car ils sont de la classe qui est toujours disposée à passer du côté gagnant. Quant aux libéraux, ils déclarent qu’il est dorénavant inutile de s’attacher au développement de l’Eglise nationale et des écoles, ou d’attendre des réformes, non seulement à cause de la manière vexatoire dont sont traitées les questions ecclésiastique et scolaire, mais surtout en présence de ce qu’ils croient être la politique délibérée du gouvernement pour l’affaiblissement et l’extinction définitive de l’élément arménien dans ces provinces (« but of what they bélieve to be the deli-berate policy of the government for the weakening and ultimate extinction of the Armenian element in these provinces »). Et tandis que, peu de temps auparavant, ces libéraux étaient fortement opposés à l’annexion ou même à l’occupation russe temporaire, « leur sentiment général à l’apparition des troupes russes serait aujourd’hui celui d’un véritable soulagement » (« I am inclined to think that their gênerai feéling now on the appea-rance of Russian troops would be one of genui/ne relief »). Cependant, ajoute M. Graves, la solution que les libéraux arméniens considéreraient comme la plus satisfaisante serait celle de l’établissement d’une forme autonome de gouvernement local, ressemblant à celle du Liban.

Voilà le rapport, admirable dans son impratialité et dans sa clairvoyance, de M. le consul Graves qu’Ismet Pacha croit pouvoir citer à l’appui de sa thèse que « la responsabilité de toutes les calamités auxquelles l’élément arménien fut exposé dans l’Empire ottoman retombe ainsi sur ses propres agissements ». Nous pensons que chaque lecteur impartial du texte intégral de ce document en déduira la conclusion contraire.

Le troisième document anglais, invoqué par Ismet Pacha, la dépêche du 4 mars 1896 que M. Williams, vice-consul d’Angleterre à Van, adressa à sir P. Currie, critique violemment l’action des révolutionnaires. Mais ce document également ne passe pas sous silence la cause principale du mal, à savoir l’insuffisance du gouvernement ottoman. M. Williams dénonce, en effet, les partis Dachnakiste et Hintchak. « Cette Société (Dachnak), dit-il, comprend à Van à peu près 400 membres qui, avec les Hintchakistes — dont le nombre n’excède pas cinquante, terrorisent leurs concitoyens et, par leurs outrages et folies, excitent la population musulmane en paralysant tous les efforts déployés pour appliquer les réformes. Je suis fermement convaincu que, si l’on pouvait les maîtriser ou même les forcer à se tenir tranquilles, l’un des plus grands obstacles à la sécurité dans ce district, comme aussi probablement dans toute l’Anatolie, serait écarté. J’ai expliqué à l’évêque de cette ville le danger qu’il y aurait à aliéner la sympathie de l’Europe et que la politique aussi bien que le devoir devraient le pousser à user de toute son influence pour tenir ces « anarchistes » en laisse. Depuis notre conversation, je constate qu’il a fait son possible, et comme la majeure partie de la population arménienne désapprouve (omis : entièrement) ces gens-là, j’ai espoir en l’avenir. Plus j’examine les événements survenus dans ce vilayet et son état actuel, plus je vois clairement que les actes criminels de ces Sociétés sont largement responsables des scènes terribles qui ont eu lieu ici et dans toute l’Anatolie…, etc. » (traduction Ismet Pacha). Mais il sera utile, comme toujours, de parfaire la citation. M. Williams ajoute, en effet : « pendant l’automne dernier, quel que soit le blâme qu’encourent les Turcs. Il faut prendre en considération que cette province de l’Anatolie et beaucoup d’autres sont à peine civilisées. En présence d’un gouvernement faible et corrompu et de différentes croyances religieuses, dont l’une, et précisément la plus forte, se croyait menacée d’extermination, je m’étonne non pas de ce que nous ayons eu ces terribles massacres, mais qu’ils n’aient pas été pires » (« the criminal actions of these societies have been largely respon-sible for the terrible scènes enacted hère and ail over Anatolia during the last au-tomn, much as the Turks are to blame. It must be remembered that this and many other provinces of Anatolia are barely civilized. With a weak and corrupt government and différent religious creeds, of which one and that the stronger, thought itself threatened with extinction, the wonder to me is, not that we have had these terrible massacres, but that they have not been still worse » (Blue Book, Turkey, n° 8, 1896, p. 108). Ainsi donc, M. Williams lui-même, qui d’ailleurs nous paraît beaucoup exagérer le rôle des révolutionnaires arméniens, reconnaît la faiblesse et la corruption du gouvernement ottoman.

Le véritable rôle des partis révolutionnaires arméniens a été, d’autre part, admirablement mis en évidence dans le remarquable rapport de M. Paul Cambon, ambassadeur de France, du 20 février 1894, dont nous avons déjà donné des extraits (V. cette Revue, 2e série, t. IV (1922), p. 336, note). Ne reproduisons que ce passage : « A force de dire aux Arméniens qu’ils complotaient, les Arméniens ont fini par comploter ; à force de leur dire que l’Arménie n’existait pas, les Arméniens ont fini par croire à la réalité de son existence, et ainsi, en quelques années, des sociétés secrètes se sont organisées, qui ont exploité en faveur de leur propagande les vices et les fautes de l’administration turque et qui ont répandu, à travers toute l’Arménie, l’idée du réveil national et d’indépendance… »

Enfin, quelle que soit l’opinion qu’on ait sur l’action des révolutionnaires arméniens, il suffit de parcourir le Livre jaune sur les affaires arméniennes de 1895-1897 pour se rendre compte du rôle infime que les agissements révolutionnaires ont tenu dans la provocation des massacres. Ainsi, dans l’affaire de Sassoun (1894), l’enquête des consuls de France, de Grande-Bretagne et de Russie n’a pu relever à la charge des Arméniens que le fait d’avoir abrité la bande de l’agitateur Mourad, opérant contre les Kurdes, quelques actes d’insoumission à l’égard des autorités et des actes de brigandage isolés. La Commission constate expressément que « les données fournies par l’enquêté ne prouvent pas que les Arméniens de Kavar et de Talori soient entrés en révolte contre le gouvernement ». Les Arméniens ont seulement opposé une résistance armée aux Kurdes, qui, excités par les méfaits de Mourad, sont tombés sur eux. Cependant la répression de cette pseudo-révolte par les troupes faisant cause commune avec les Kurdes a été des plus sauvages. Les consuls se disent « obligés de croire qu’en réalité les Arméniens hommes, femmes et enfants ont été, pendant ces événements, l’objet de poursuites répétées de la part des soldats, Kurdes et Zapties, qui blessaient ou tuaient, sans distinction d’âge ou de sexe, tous ceux qui leur tombaient sous la main, et, point à noter, à l’exception des onze villageois de Talori, il n’y a pas eu un seul prisonnier » (Livre jaune, p. 105-109).

Quant aux massacres qui ont eu lieu en octobre-novembre 1895 en province, il suffira de se rapporter au Tableau des événements en 1895 en Asie Mineure dressé par les ambassades des six grandes Puissances à Constantinople d’après les rapports de leurs consuls respectifs. Ce travail contient, jour par jour, le récit des événements, établissant l’attitude de la population et des autorités turques. Il en résulte l’absence complète d’une provocation quelconque de la part des Arméniens. Partout les Kurdes et les Turcs ont attaqué subitement les quartiers arméniens, ont massacré leurs habitants et saccagé leurs maisons. Dans presque tous les cas, les autorités ont laissé faire les émeutiers et leur responsabilité est gravement engagée. Dans beaucoup d’endroits, la troupe a participé au massacre et au pillage : en plusieurs cas, le massacre a commencé et a cessé au signal du clairon. Les massacres ont été souvent annoncés d’avance (Livre jaune, p. 199-211).

En province les agitateurs arméniens n’ont joué un certain rôle que dans les troubles de Van, en été 1896, et dans l’insurrection de Zeitoun (1895-1896).

À Constantinople, l’action des Comités révolutionnaires s’est fait sentir, en 1895, par l’organisation d’une démonstration, et, en 1896, par la fameuse occupation de la Banque ottomane. Ces derniers actes ont servi à la Sublime Porte de prétexte à de sanglantes boucheries d’innocents. Voici comment s’exprime le chargé d’affaires de France à Constantinople, M. de la Boulinière, dans sa célèbre dépêche du 3 septembre 1896 (Livre jaune, p. 275) : « Nous nous sommes trouvés de nouveau en présence du système inauguré lors des massacres du 30 septembre 1895 : déchaîner la lie de la populace, et s’en faire, après les troupes, un rempart et un appui, en laissant libre cours à ses passions fanatiques et sanguinaires. Je ne pourrais citer à Votre Excellence la série interminable des faits qui prouvent jusqu’à l’évidence que c’est le Sultan lui-même qui arme le bras de ces assommeurs et leur enjoint de courir sus à tout ce qui est arménien. H est avéré que la police avait averti d’avance toute cette canaille, distribuant les gourdins, indiquant les bons endroits, et c’est presque ouvertement que les Turcs avouent « la nécessité » où ils se sont trouvés de déchaîner cette effroyable police irrégulière, du moment que le Sultan retenait auprès de sa personne toute la garnison de Constantinople. Là était le plus grave danger de la situation et on ne pouvait sans frémir songer aux excès d’une populace maîtresse de la ville, tandis que la police se bornait à compter les coups et à enlever les cadavres ». Et voici enfin une appréciation qui se réfère à toute la période des troubles, que nous trouvons dans une Note adressée, le 26 janvier 1897, par M. Paul Cambon, ambassadeur de France à Constantinople, à Tewfik Pacha, ministre des affaires étrangères de Turquie ( Livre jaune, p. 367) : « Le gouvernement ottoman ne réussira pas à écarter la responsabilité qui pose sur lui en alléguant « les circonstances dans lesquelles ont eu lieu les désordres et les règles admises en pareille matière ». C’est précisément sur ces règles que je fonde le principe de mes réclamations. Ce sont ces circonstances que j’invoque et je les résume ainsi : inaction ou complicité des fonctionnaires, participation trop souvent constatée des troupes au pillage et au massacre. Il ne suffit pas que, dans certaines localités, l’ordre ait été maintenu grâce à l’énergie de certains fonctionnaires ottomans ou au courage des officiers. Il faut, pour apprécier la responsabilité du gouvernement, porter sur la période des troubles un jugement général. L’assaillant est-il d’ordinaire du côté chrétien ? Tout au contraire. Les circonstances les plus communes sont celles-ci : les Musulmans envahissent le quartier chrétien sur plusieurs points à la fois ; les troupes s’y précipitent, parfois au commandement du clairon, et loin d’attaquer, loin même de songer à ho défendre, les Chrétiens restent tremblants et terrifiés devant la foule déchaînée des Musulmans ».

« Ces faits longtemps contestés, tant ils semblaient extraordinaires, ne peuvent plus être niés. Ils sont attestés non seulement par les plaintes des victimes, mais par les témoignages unanimes des consuls ; ils sont aujourd’hui de notoriété européenne ».

Il a semblé, en effet, jusqu’ici que la culpabilité d’Abdul Hamid et de son gouvernement dans les massacres de 1894-1896 était définitivement établie. Ismet Pacha a cru cependant pouvoir déclarer solennellement devant la Conférence de Lausanne : « la responsabilité de toutes les calamités auxquelles l’élément arménien fut exposé dans l’Empire ottoman retombe ainsi sur ses propres agissements, le gouvernement et le peuple turcs n’ayant fait que recourir, dans tous les cas et sans exception, à des mesures de répression ou de représailles, et cela a-près avoir épuisé toute leur patience ». Devant cette tentative de réhabiliter le régime hamidien, il nous a paru indispensable de rappeler les témoignages officiels qui établissent que, quelle qu’ait pu être l’action des Comités révolutionnaires arméniens, elle n’a jamais pu expliquer l’action ou atténuer la responsabilité du gouvernement hamidien dans la froide exécution du plan d’extermination de la nation arménienne conçu par le Sultan Rouge.

Quant aux massacres perpétrés par les Jeunes Turcs en 1915 en continuation de ce plan, Ismet Pacha n’en parle pas expressément dans son mémoire. Il dit cependant qu’« il résulte des faits et des témoignages précédents que les Turcs n’ont jamais méconnu les droits des éléments non-musulmans aussi longtemps que ceux-ci n’ont pas abusé de la générosité du pays dans lequel ils ont vécu avec aisance depuis des siècles » (p. 161). Si, par hasard, Ismet Pacha visait par ces lignes également l’œuvre de Talaat et d’Enver, il nous semble qu’il suffirait de lui opposer le témoignage de ses alliés allemands et les paroles du grand vizir Damad Férid Pacha devant le Conseil suprême le 17 juin 1919 (Chapitre III, I, de cette étude).

Après avoir ainsi examiné, point par point, l’exposé d’Ismet Pacha sur les causes de l’oppression séculaire des minorités en Turquie, il nous sera permis d’exprimer l’avis qu’il n’ébranle en rien les conclusions auxquelles nous a conduits la présente étude.

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386)

Procès-verbal n° 13 de la première Commission de la Conférence de Lausanne, Livre jaune, t. I, p. 165-168.

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387)

« Ismet Pacha a fait ensuite allusion aux Arméniens, qu’il a décrits comme un peuple tout à fait heureux et content sous la domination turque, pour qui le gouvernement turc éprouve les sentiments les plus fraternels et dont les souffrances n’ont été causées que par sa propre folie, ou par les machinations de ses voisins. Si des relations si heureuses ont toujours existé entre ces deux peuples, comment se fait-il que les trois millions d’Arméniens qui vivaient en Asie Mineure aient été réduits au nombre de 130.000 ? Se sont-ils suicidés ou enfuis volontairement ? Sous quelle pression cette réduction s’est-elle accomplie ? Lorsque les troupes françaises ont récemment évacué la Cilicie, pourquoi 60.000 à 80.000 personnes de cette race heureuse et satisfaite se sont-elles enfuies pour les suivre, s’exposant à vivre misérablement ailleurs et laissant derrière elles foyers et familles ? Pourquoi des centaines de milliers d’Arméniens se trouvent-ils actuellement réfugiés dans toutes Ie3 régions du monde, alors qu’ils n’avaient qu’à se rendre aux invites cordiales du gouvernement turc ? Pourquoi, enfin, cette question arménienne est-elle l’un des grands scandales du monde ?

« Lord Curzon a été heureux d’apprendre que le gouvernement turc est disposé à vivre sur un pied d’amitié avec les Arméniens ; mais il est vraiment facile de vivre en bons termes avec une minorité réduite à de misérables débris. Les yeux du monde sont fixés sur l’Arménie et la Turquie, et l’univers serait déçu, si ce malheureux peuple était laissé sans protection à la merci de l’arbitraire du gouvernement turc ».

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388)

« Sa première proposition était que la Délégation turque devait examiner favorablement la question de création d’un Foyer national où les éléments dispersés du peuple arménien pourraient affluer et qui serait situé dans leur pays natal. La réponse turque a été que cette proposition équivalait à démembrer la Turquie, qui, sur son vaste territoire, n’a pas un pouce de terrain à consacrer à cet objet. Le sentiment de lord Curzon est que cette réponse produira une impression très défavorable ».

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389)

Procès-verbal de la séance de la première Commission du 13 décembre 1922, n° 14, Livre jaune, t. I, p. 170-178.

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390)

V. Livre jaune, t. I, p. 179 et suiv.

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391)

« Les mains turques, dit-il, qui travaillent dans leur propre pays dévasté et ruiné par l’invasion étrangère sont tout particulièrement des mains propres. Elles n’ont jamais violé, envahi, ni dévasté aucun pays étranger, et peuvent sans crainte soutenir la comparaison avec n’importe quelles autres mains ».

 ↑
392)

Ismet Pacha a tenu à préciser que la Délégation turque acceptait les principes des traités sur les minorités, non pas sous l’influence du discours de lord Curzon, mais par suite « de la fidélité de la Turquie au Pacte national ». Mais lord Curzon lui-même avait aussi invoqué ce Pacte.

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393)

« M. Barrère se réjouit que la discussion si intéressante à laquelle a donné lieu le problème des minorités ait permis d’enregistrer un progrès très sérieux dans le sens de la conciliation. Il est très heureux de constater qu’Ismet Pacha et la Délégation turque ont apporté dans l’examen de cette question un souci d’équité et de justice dont la Conférence était certaine. H souhaite, avec lord Curzon, que cet esprit de conciliation se manifeste au sein de la sous-Commission pour le bien des États représentés à la Conférence ainsi que pour le bien de l’État turc ».

« Le Marquis Garroni est, lui aussi, heureux que la discussion ait fait disparaître toute équivoque et ait éclairci les points de vue exprimés dans les séances précédentes. Il ne doute pas que, grâce à la bonne volonté de toutes les parties et de la sous-Commission chargée d’étudier les différents points qui viennent d’être élaborés, la Conférence ne parvienne à l’accord et à la paix que chacun désire. Il espère que la sous-Commission, qui va entamer ses travaux, pourra les terminer à la satisfaction de tous (Livre jaune, t. I, p. 184).

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394)

Ainsi, sur l’initiative de M. A. Meillet, professeur au Collège de France, un appel en faveur de la constitution d’un Foyer national arménien a été adressé à la Conférence de Lausanne, signé par un grand nombre de savants, d’écrivains et d’hommes politiques français. « L’élite intellectuelle de la France, lit-on dans cet appel, a toujours soutenu la cause de ce vieux peuple laborieux et pacifique, ami des lettres et des arts et qui depuis des siècles a rendu tant de services à la civilisation. Prendre les mesures nécessaires pour assurer son existence et pour maintenir sa culture nationale doit être une des tâches principales de la Conférence de Lausanne ».

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395)

Voici le texte de la réponse de M. Poincaré à M. Aharonian, datée du 17 novembre 1922 :

Monsieur le Président,

Vous avez bien voulu me faire part du désir de la Délégation de la République arménienne d’être représentée, sous la forme la plus appropriée, à la Conférence qui doit se tenir prochainement en vue du rétablissement de la paix en Orient.

J’ai honneur de vous faire savoir qu’en raison de la forme soviétique adoptée par la République d’Arménie, État dont l’indépendance a été déjà reconnue de jure, le gouvernement français regrette de n’être pas en mesure d’appuyer la demande de l’Arménie de participer à la prochaine Conférence de paix ou de signer le traité de paix. La situation de l’Arménie a été examinée avec soin à la Conférence réunie à Paris au mois de mars dernier, non seulement en ce qui concerne l’Arménie en particulier, mais également en ce qui concerne la protection des minorités en général. Les gouvernements alliés n’ont connaissance d’aucun fait nouveau qui infirme les conclusions générales auxquelles ils sont arrivés à cette époque et qui constitueront sans doute la base des discussions quand la question sera abordée dans la préparation des traités à conclure.

Au cas où, au cours de ses travaux, la Conférence estimerait désirable de consulter l’opinion arménienne sur l’un de ces points, une invitation serait adressée par la Conférence à la Délégation nationale arménienne à Paris, qui aurait à comprendre des représentants des Arméniens de Russie et de Turquie.

Agréez, Monsieur le Président, les assurances de ma haute considération.

(Signé) POINCARE

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396)

D’après le tableau statistique, annexé au Mémoire, il resterait encore, en novembre 1922, à Constantinople, 148.998 Arméniens et dans les vilayets 131.175, sans compter les Arméniens dans les camps de concentration.

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397)

Journal de Genève du 27 décembre 1922, p. 3.

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398)

Nous citons ce discours, qui ne figure pas au Livre jaune, d’après une copie qui fut distribuée aux Délégations.

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399)

Sur l’édifiante attitude du Dr. Riza Nour Bey, on peut consulter les intéressants comptes-rendus de M. de Lacretelle dans le Journal des Débats du 8 janvier 1923 et du correspondant du Times, également du 8 janvier 1923. Cet incident, si blessant pour la dignité des Alliés, provoqua de leur part une plainte contre le délégué turc à Ismet Pacha, lequel répondit par une lettre où, tout en exprimant ses regrets, il expliquait l’attitude de Riza Nour Bey par un « malentendu », le délégué turc s’étant cru provoqué par la discussion de la question arménienne qu’il considérait comme déjà réglée.

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400)

« Avec l’appui efficace de mes collègues, j’ai ainsi attiré la plus sérieuse attention de la Délégation turque sur le fait que l’opinion de tous les pays attend de la Conférence de Lausanne une solution propre à assurer d’une façon définitive l’existence pacifique des populations arméniennes en Turquie. J’ai indiqué que cette solution pouvait se trouver dans un accord avec le gouvernement turc qui devrait permettre aux Arméniens (aussi bien à ceux qui se trouvent encore en Turquie qu’à ceux s qui sont en ce moment dispersés à l’étranger) de se concentrer et de se réunir dans une localité du territoire turc, que le gouvernement turc aurait pu choisir lui-même, d’accord avec la Société des Nations. J’ai expliqué que cette solution, loin de porter atteinte à la souveraineté turque et aux plus délicates susceptibilités du gouvernement turc, aurait pu satisfaire l’opinion publique mondiale et lui démontrer la véritable intention de la Turquie d’entrer dans la voie du progrès et de la modernisation. Elle aurait, d’autre part, présenté l’avantage de résoudre une fois pour toutes les vieilles questions de race et de religion, qui, jusqu’ici ont causé tant de malheurs et qui ont été une des raisons de l’affaiblissement de la puissance ottomane. J’ai ajouté que les Alliés avaient demandé pour d’autres minorités à des États qui n’avaient pas été leurs ennemis, mais leurs alliés, pendant la guerre, d’accepter des dispositions beaucoup plus graves et plus restrictives des pouvoirs de l’administration publique, comme par exemple, les mesures qui ont été stipulées avec l’État tchécoslovaque en faveur des Ruthènes. J’ai proposé que les dispositions à établir pour l’administration du Foyer arménien fussent étudiées dans leurs grandes lignes dans notre sous-Commission, sauf à être réglées dans les détails par le gouvernement turc lui-même, d’accord avec la Société des Nations, après avoir choisi l’emplacement du Foyer » (Annexe au Procès-verbal n° 19 de la première Commission, Livre jaune, t. I, p. 253).

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401)

Livre jaune, t. I, p. 246

 ↑
402)

Parlant enfin de la question des Foyers, Ismet Pacha déclare qu’il n’est point besoin d’ajouter quoi que ce soit à ses déclarations antérieures à ce sujet. Il est convaincu que les mesures préconisées en vue de garantir les droits des minorités non-musulmanes effaceront si bien les traces des blessures et des malheurs de la guerre qu’il ne subistera plus d’obstacles à la réalisation de l’entente la plus parfaite entre tous les citoyens de la Turquie qui, collaborant en toute bonne foi à la prospérité du pays, éviteront que de pareilles questions se posent à l’avenir (Livre jaune, 1.1, p. 249).

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403)

Voici comment M. Montagna a résumé dans son rapport du 7 janvier 1923 les garanties qui ont été convenues en faveur des minorités : « La Délégation turque a accepté de garantir aux minorités non-musulmanes la jouissance des mêmes droits civils et politiques qu’aux Musulmans, l’égalité devant la loi de tous les habitants de la Turquie sans distinction de religion, le libre usage pour tous les ressortissants du pays des langues dont ils voudront se servir dans leurs relations privées ou de commerce, ainsi qu’en matière de religion, de presse et dans les réunions publiques. Les ressortissants turcs, de langue autre que le turc, jouiront aussi de facilités appropriées pour l’usage oral de leur langue devant les tribunaux. En ce qui concerne les institutions charitables, religieuses ou sociales, les écoles et autres établissements d’enseignement et d’éducation, les minorités non musulmanes auront les mêmes droits que tous les autres ressortissants turcs, mais des facilités appropriées leur seront données en matière d’enseignement public dans les villes et districts où les minorités non-musulmanes résident en proportions considérables » (Livre jaune, t. I, p. 251).

 ↑
404)

V. notre analyse du traité de Sèvres, dans cette Revue, 2e série, t. IV (1922), p. 370 et suiv. Il faut aussi relever qu’à l’encon-tre des autres traités, la protection établie par le traité de Lausanne ne vise pas toutes les minorités indistinctement, mais seulement les minorités non-musulmanes. Les Puissances ont, en effet, consenti, « quoique avec quelque répugnance », à restreindre les mesures de protection aux non-Musulmans, la Délégation turque ayant marqué que les minorités musulmanes, par exemple les Kurdes, les Circassiens, les Arabes, « ne demandaient pas à être protégées et qu’elles étaient entièrement satisfaites de leur sort sous le régime turc » (Comp. le discours de lord Curzon de 9 janvier 1923, Livre jaune, t. I, p. 244).

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405)

Article 42 du traité de Lausanne : Le gouvernement turc agrée de prendre à l’égard des minorités non-musulmanes, en ce qui concerne leur statut familial ou personnel, toutes dispositions permettant de régler ces questions selon les usages de ces minorités.

Ces dispositions seront élaborées par des Commissions spéciales composées en nombre égal de représentants du gouvernement turc et de représentants de chacune des minorités intéressées. En cas de divergence, le gouvernement turc et le Conseil de la Société des Nations nommeront d’un commun accord un surarbitre choisi parmi les jurisconsultes européens.

Le gouvernement turc s’engage à accorder toute protection aux églises, synagogues, cimetières et autres établissements religieux des minorités précitées. Toutes facilités et autorisations seront données aux fondations pieuses et aux établissements religieux et charitables des mêmes minorités actuellement existant en Turquie et le gouvernement turc ne refusera pas, pour la création de nouveaux établissements religieux et charitables, aucune des facilités nécessaires qui sont garanties aux autres établissements privés de cette nature.

 ↑
406)

Rapport de M. Montagna, Livre jaune, t. I, p. 251.

 ↑
407)

V. plus haut, p. 91-97.

 ↑
408)

Dans ces conditions, nous nous refusons à comprendre comment lord Curzon a pu constater « l’esprit conciliant » manifesté par la Délégation turque dans cette question (Livre jaune, t. I, p. 224). Voici d’ailleurs le texte du point 6 de la Délégation relative à l’amnistie signée à Lausanne, le 24 juillet 1923 :

« Le gouvernement turc, partageant le souci de pacification générale dont sont animées toutes les Puissances, déclare son intention de ne pas contester les opérations effectuées par les Commissions constituées sous les auspices des Alliés pendant la période comprise entre le 20 octobre 1918 et le 20 novembre 1922, dans le but de rétablir les familles dispersées en raison de la guerre et de replacer les ayants-droit légitimes en possession de leurs biens.

Toutefois, cette intention n’exclut pas la possibilité d’une revision des opérations susvisées en cas de recours des intéressés. Les réclamations relatives aux personnes et aux biens seront examinées par une Commission composée d’un délégué du Croissant-Rouge et d’un délégué de la Croix-Rouge. En cas de divergence, ces derniers choisiront un surarbitre ; s’ils ne peuvent pas s’entendre sur ce choix, le surarbitre sera désigné par le Conseil de la Société des Nations ».

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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