André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

4) L'intervention d'Humanité pendant l'ère hamidienne

Le dernier Sultan absolu de la Turquie, Abdul-Hamid II, donna son nom à une des plus sombres périodes de l'histoire ottomane. Son règne, imprégné par sa forte personnalité despotique, fut une réaction violente contre les essais de réformes tentés par ses prédécesseurs. Le Parlement, à peine convoqué, fut dissous; la Porte était pratiquement anéantie par l'immixtion continuelle, dans toutes les affaires, du Palais tout puissant; l'espionnage, la terreur, la spoliation des sujets, le gaspillage des ressources de l'Etat, étaient les seuls principes du gouvernement personnel de celui qui a passé dans l'histoire sous le nom de « Sultan rouge ».

Ce régime abject pesait sur tous les sujets de l'Empire, mais d'un double poids sur les Chrétiens. Car, par l'excitation du fanatisme musulman à l'intérieur et par une habile politique panislamiste à l'extérieur, Abdul Hamid accentuait dans une courbe ascendante le caractère théocratique de l'Etat turc opprimant tous les peuples chrétiens pliés sous sa loi. On peut le dire sans crainte d'être suspect d'exagération, la politique du Sultan visait tout simplement à la réduction, voire, dans les circonstances favorables, à l'extermination des éléments chrétiens de son Empire. Des terribles amputations reçues par la Turquie aux débuts de son règne, Abdul-Hamid n'avait retiré aucun enseignement salutaire. Il n'en gardait qu'une grande méfiance vis-à-vis de toute intervention européenne qu'il se proposait de prévenir non pas par des réformes spontanées, mais par la suppression graduelle de ceux qui donnaient lieu à cette intervention.

En face de ce sinistre despote, l'intervention d'humanité dut faiblir pendant un certain temps, surtout vers la fin du XIXe siècle, grâce à la défection de l'Allemagne. La nouvelle politique impérialiste de cette puissance visait, en effet, à une mainmise complète sur la Turquie. Cette politique était donc naturellement hostile aux aspirations nationales des allogènes — forces centrifuges d'un Empire qu'elle désirait conserver tout entier à l'exploitation et à la colonisation allemandes; elle craignait l'effet dissolvant des réformes. Très étrangère à l'ambition d'exercer une intervention d'humanité séparée en faveur des Chrétiens, comme autrefois la Russie, l'Allemagne rêvait une tutelle particulière sur un Etat turc, inféodé au pangermanisme[32].

La Turquie, à laquelle n'échappaient peut-être pas les visées lointaines de la politique allemande, ne manqua pas, en attendant, de profiter de ses manifestations immédiates. La réaction collective des Grandes Puissances fut excessivement faible lors des massacres arméniens organisés par le Sultan en 1895 ; et le décret sur les réformes arméniennes, qui ne fut rendu que sur les instances de la France, de l'Angleterre et de la Russie, ne fut jamais appliqué par le Sultan. L'Allemagne et son alliée l'Autriche se retirèrent également du concert européen dans la question crétoise, et ce furent la France, la Grande-Bretagne, la Russie et l'Italie qui, en s'érigeant en protectrices de la Crète, réussirent à doter l'Ile d'une autonomie complète (1899).

Cependant cette éclipse de l'intervention d'humanité collective fut de courte durée et l'intimité croissante de Guillaume II et d'Abdul-Hamid ne put empêcher une nouvelle humiliation de l'Empire. Ce fut en Macédoine, province replacée sous le joug turc par le traité de Berlin, et où la situation des Chrétiens de pénible était devenue intolérable, que l'intervention d'humanité dut prendre les formes les plus restrictives de la souveraineté turque. Après l'insurrection de 1903, étouffée dans le sang, l'Europe introduisit dans cette province un contrôle européen, auquel l'Autriche prit une part active et auquel l'Allemagne elle-même ne put complètement rester étrangère. L'Europe imposa à la Porte la nomination d'un inspecteur général pour la Macédoine, lui adjoignant deux agents civils, l'un russe, l'autre autrichien, représentant les deux groupements des Grandes Puissances. Une gendarmerie internationale fut chargée du maintien de l'ordre et une Commission financière, où étaient représentées toutes les six Puissances, était créée près l'inspecteur général. De ce fait, toutes les branches de l'administration ottomane en Macédoine se trouvaient sous le contrôle européen.

Ce contrôle, qui fonctionna de 1903 à 1908, améliora jusqu'à un certain point la situation du pays, mais n'aboutit pas à sa pacification complète, grâce surtout au fanatisme et à la mauvaise volonté des fonctionnaires turcs secrètement encouragés par le Sultan. Les gouvernements de l'Entente crurent donc, au printemps de 1908, le moment venu pour resserrer encore le contrôle.

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32)

Comp. sur la politique allemande en Turquie, André Chéradame, Le plan pangermaniste démasqué; Friedrich Naumann, Mitteleuropa; Comte Reventlow, Deutschlands auswartige Politik ; Mandelstam, Le sort de l'Empire ottoman, 1917, p. 526-547.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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