André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

Avant-propos

La société des Nations et les Puissances devant le Problème Arménien

LORSQUE éclata la grande guerre, la Sublime Porte venait, par un accord avec la Russie, de s'engager à introduire des réformes dans ses provinces arméniennes qui se mouraient lentement sous les violences et les exactions du régime jeune-turc. Mais la tourmente guerrière déchaînée sur le monde permit au gouvernement jeune-turc, débarrassé de toutes les entraves de l'intervention d'humanité, de faire un nouveau et grand pas vers la solution du problème arménien selon la méthode, autrement radicale, inaugurée par le Sultan Abdul-Hamid: l'extermination de la nation, objet de la sollicitude gênante des Puissances. Les Jeunes-Turcs réussirent en effet à détruire environ un million des Arméniens de Turquie et à porter la mort et la dévastation dans l'Arménie russe.

L'attitude qu'observèrent devant cette catastrophe les Puissances, champions attitrés du droit et libérateurs effectifs de toute une série de peuples, peut, au premier abord, si on l'envisage dans son ensemble, paraître confuse et déconcertante.

Jusqu'à la conclusion de la paix de Versailles, les dirigeants des nations alliées donnèrent libre cours à leur indignation. A maintes reprises, ils s'engagèrent solennellement à libérer de la domination turque les restes du malheureux peuple arménien. Ils ont, cependant, totalement manqué à leurs promesses. Les gouvernements alliés ont bien commencé par reconnaître de fait un Etat arménien; et, après avoir échoué dans leur tentative de trouver le mandataire préconisé par le Pacte de la Société des Nations pour guider les peuples «non encore capables de se diriger eux-mêmes», ils ont bien déclaré reconnaître comme «Etat souverain et indépendant» l'Arménie qu'ils avaient créée. Mais cet Etat ne devait être formé en réalité que des régions arméniennes de l'ancien Empire russe. Quant aux Arméniens turcs, au lieu de les libérer directement de la domination de l'Empire ottoman, comme les Syriens et les Arabes, les Puissances, par le Traité de Sèvres, mirent leur sort entre les mains du président Wilson, qu'elles chargèrent de fixer les frontières entre la Turquie et la République arménienne. Et quand la sentence du chef des Etats-Unis, favorable à l'incorporation de vastes territoires ottomans dans la République, eut été rendue, elle ne fut suivie d'aucun effet d'exécution. L'extension des frontières décrétée par le Président parut, au contraire, aux trois principales Puissances alliées, trop grande pour leur permettre d'accepter la responsabilité de les garantir. Ceci les amena à se prononcer contre l'admission de l'Arménie dans le sein de la Société des Nations. Au moment même où la première assemblée de la Société des Nations, se rangeant, à une forte majorité, à cet avis, rejetait la demande d'admission de l'Arménie, cette petite République, bénéficiaire théorique de la généreuse sentence du Président de l'Amérique, succombait, d'ailleurs, sans la moindre protection internationale, sous les coups des Bolcheviks et des Kémalistes.

Après s'être ainsi déclarées, quelques mois seulement après le Traité de Sèvres, hors d'état de protéger l'indépendance de l'Arménie russe que ce Traité avait confirmée, les Puissances abandonnèrent graduellement la cause de la délivrance des Arméniens turcs. La Conférence de Londres de mars 1921, faisant complètement abstraction de la sentence du Président Wilson, préconisa simplement la constitution d'un foyer national arménien sur les frontières orientales de la Turquie, sans se prononcer sur les relations juridiques de celle-ci avec ce foyer. Un an plus tard, en mars 1922, la Conférence de Paris tout en maintenant la demande d'un foyer, proclama en même temps la pleine souveraineté turque, des frontières de la Transcaucasie jusqu'à la mer Egée, c'est-à-dire renonça, sans aucun doute possible, à l'indépendance des Arméniens turcs. Enfin, à la Conférence de Lausanne, en 1923, les vainqueurs, devant l'insistance de la Turquie vaincue, abandonnèrent jusqu'à l'idée d'un foyer arménien autonome. Le traité de Lausanne ne mentionna même pas l'Arménie, et les Arméniens n'en peuvent tirer d'autres droits que ceux qui découlent de ses dispositions générales sur la protection des minorités.

A l'heure actuelle, la situation des Arméniens est donc infiniment pire qu'elle n'était à la veille de la grande guerre, alors que la Porte, en signant l'accord russo-turc du 8 février 1914, venait d'accepter des réformes pour l'Arménie et que deux inspecteurs généraux avaient été déjà nommés, sur la proposition des Puissances, pour surveiller l'application de ces réformes.

Cette situation du peuple arménien après la guerre mondiale appelle incontestablement la compassion universelle pour ses cruelles souffrances. Mais elle soulève en outre un problème général des plus inquiétants sur l'orientation nouvelle du droit international. Cette orientation semblait avoir été indiquée par le préambule du Pacte de la Société des Nations, car celui-ci déclarait qu'il importe «de faire régner la justice» et «d'entretenir au grand jour des relations internationales fondées sur la justice et l'honneur». Et en fait, en ressuscitant la Pologne et en constituant la Tchécoslovaquie, en libérant les Alsaciens-Lorrains, les Danois du Slesvig, les Yougo-Slaves et les Roumains de Transylvanie, en émancipant du joug turc les Syriens et les Arabes, les Puissances avaient fait honneur à la glorieuse devise inscrite sur le fronton de l'édifice de la Société des Nations. D'où vient donc qu'une équitable application du principe des nationalités, soucieuse en même temps des droits des peuples et des intérêts généraux de l'humanité, n'ait pas été étendue jusqu'à l'Arménie? A quoi attribuer le maintien définitif dans la servitude turque, pas même mitigée, des restes de la Nation arménienne?

Les causes de l'abandon de l'Arménie ne doivent pas être cherchées dans le domaine du droit. Les titres à la liberté du peuple arménien, écrits avec le sang de ses martyrs de 1895, de 1909, de 1915 et solennellement reconnus par les Puissances alliées, n'étaient pas moindres que ceux de n'importe quelle nation qui s'était autrefois trouvée sous le joug des Turcs. Durant les quatre années qui séparèrent le Traité de Sèvres du Traité de Lausanne, l'Etat turc ne s'est point, d'autre part, régénéré à un degré qui devait autoriser les Puissances à revenir sur leur décision en lui confiant ne fût-ce qu'une tutelle provisoire du peuple arménien. Certes, l'essor vigoureux du nationalisme turc, s'il restait dans ses limites naturelles, pouvait préparer les voies à une Turquie vraiment nouvelle. Malheureusement, la Turquie Kémaliste s'est montrée à l'égard des allogènes empreinte d'un fanatisme racial qui ne le cède en rien à celui des Jeunes-Turcs. Le martyre des Grecs du Pont et le sort de Smyrne ont été, de ce fait, les preuves palpitantes. Le droit des Arméniens à la séparation intégrale de la Turquie demeure donc intact.

Telle a été, d'ailleurs, la conviction intime des Puissances alliées elles-mêmes. Tandis qu'elles fléchissaient sur toute la ligne, sous la pression turque, elles n'ont en effet jamais cessé de libérer leurs consciences par le rappel continuel des doléances de la nation abandonnée: en pleine Conférence de Lausanne, Lord Curzon, l'un des présidents, caractérisait la question arménienne comme «l'un des grands scandales du monde».

En réalité, c'est exclusivement sur le terrain politique, et plus particulièrement, sur celui de la politique des Puissances envers la Turquie, qu'il faut chercher les motifs du revirement de l'attitude des Etats alliés dans la question arménienne. Aussi, dans cette étude consacrée au problème arménien, avons-nous dû nécessairement concentrer toute notre attention sur les variations de cette politique. Et pour augmenter les chances d'une appréciation impartiale, il nous a fallu aussi analyser le caractère de l'intervention d'humanité, pratiquée avant la grande guerre, par les Puissances, en faveur des nations qui vivaient sous la domination turque et en particulier de l'Arménie. Nous avons en même temps lâché de démêler le côté politique de l'attitude des Puissances envers l'Arménie au sein de la Société des Nations.

Les résultats auxquels notre examen a abouti peuvent être résumés comme suit.

Ayant renoncé par l'armistice malencontreux de Lemnos du 30 octobre 1918 à l'occupation de l'Arménie turque, les Alliés n'ont pu contrôler le désarmement effectif de la Turquie, et ainsi ils ont permis aux nationalistes turcs de créer un foyer de résistance au centre même des provinces arméniennes. C'est pourquoi, deux ans après l'armistice, au moment où la Turquie de Constantinople signa le Traité de Sèvres, il devint difficile d'imposer ce traité à l'Anatolie. La lassitude naturelle et la situation financière des pays de l'Entente, épuisés par la guerre, s'opposèrent ensuite de plus en plus à ce que de nouveaux sacrifices de sang et d'argent fussent consentis par eux pour les intérêts politiques et humanitaires dans le Proche-Orient. Cet état de choses, toutefois, n'explique pas tout le problème. Car, les Puissances ne crurent même pas pouvoir recourir à un moyen d'action pacifique, préconisé cependant par le Pacte, en décrétant contre la Turquie un blocus économique, lequel, selon toutes les prévisions, l'aurait fait capituler. Cette renonciation générale à toute pression quelconque vis-à-vis de la Turquie doit être attribuée à la méconnaissance, par les Alliés, des véritables rapports de la Turquie nationaliste avec le Califat détenu par la dynastie d'Osman, et surtout à une erreur psychologique qui leur a fait supposer qu'en consentant des concessions aux Turcs, ils les retiendraient de toute propagande panislamiste parmi leurs sujets musulmans: le caractère bien connu des Turcs permettait, au contraire, de prévoir que de pareilles concessions seraient attribuées par eux à la faiblesse des Alliés et ne feraient que les inciter à augmenter cette propagande subversive. C'est à cette crainte du Califat turc, jointe à la lassitude générale d'après-guerre, qu'est due la capitulation des Puissances devant la Turquie à Lausanne, capitulation qui entraîna, avec le sacrifice de beaucoup des intérêts alliés les plus essentiels, l'abandon des revendications arméniennes.

Nous sommes ainsi arrivés à la conclusion que l'Arménie a été sacrifiée, non pas à des intérêts des Puissances alliées touchant à leur conservation, intérêts qui auraient pu être reconnus comme primant ceux de l'Arménie, même solennellement garantis, devant le jugement impartial d'une instance internationale ou devant le Tribunal de l'Histoire, mais à de fausses conceptions et à de graves erreurs politiques concernant la valeur du facteur turc. Cette conclusion n'autorisera peut-être pas ceux qui l'accepteront à rendre un hommage trop éclatant à la clairvoyance et à la fermeté de la politique turque de certains hommes d'Etat des pays alliés. Mais elle permettra, par contre, d'éclairer l'avenir de l'Arménie d'une lueur d'espoir. Car, depuis la signature du traité de Lausanne, la Turquie kémaliste a infligé un démenti retentissant à ceux qui voyaient en elle le porte-glaive du Calife des Croyants. Bien loin de vouloir grouper autour du Califat détenu par la maison d'Osman tous les peuples musulmans, elle a, au contraire, cru devoir le supprimer sur son propre territoire. Cette suppression a dû naturellement faire disparaître chez les Puissances la préoccupation de ne pas heurter les sentiments du monde musulman par leur attitude envers la Turquie, préoccupation qui, après leur victoire, les a souvent empêchées de donner à leur politique dans le Proche-Orient la direction la plus conforme à leur prestige et à leurs intérêts. Aujourd'hui que la décision historique de la Grande Assemblée d'Angora les a débarrassées si radicalement de ce souci, en les mettant en présence d'une Turquie purement laïque, on est en droit d'espérer que les Alliés, qui ont libéré de nombreux peuples de dominations infiniment moins dures que le joug ottoman, finiront par étendre à l'Arménie le bénéfice des règles de la justice et de l'honneur, sur lesquelles le Pacte a basé les relations internationales de l'avenir; d'autre part, on peut prévoir que, dès que la Russie aura secoué le joug des Soviets et reparaîtra dans l'arène internationale, elle voudra poursuivre l'œuvre de l'émancipation des Arméniens turcs qu'elle avait commencée en 1914 et que les usurpateurs bolcheviks ont reniée en son nom.

A un autre point de vue, notre conclusion est de nature à réconforter tous ceux qui espèrent dans les progrès du droit international, tels que les a envisagés le Pacte de la Société des Nations. L'attitude des Puissances envers l'Arménie apparaît en effet comme une déviation accidentelle et momentanée des grands principes du Pacte, et non pas comme le redoutable point de départ d'un nouveau recul général du droit humain et du droit des gens. Nous sommes confirmés dans cette conviction par l'attitude dernière de la Société des Nations elle-même: si cette Société à ses débuts, il faut bien le reconnaître, n'a pas répondu aux espoirs ardents de l'Arménie, elle n'a pas, depuis lors, forte de l'augmentation continuelle de son prestige et de son influence dans le monde, cessé d'élever bien haut sa voix en faveur de la nation inutilement sacrifiée, c'est-à-dire en faveur du triomphe du droit sur une politique erronée.

ANDRE N. MANDELSTAM

sommaire
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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