Monsieur Badinter, défendez la justice !
 

 
 

par Jean-Claude Parcot,  professeur d'histoire, Chevalier de la légion d'honneur
20 janvier 2012

La position de Robert Badinter exprimée dans sa tribune « Le Parlement n’est pas un tribunal » (Le Monde du 16 janvier) au sujet de la loi votée par l’Assemblée Nationale le 22 décembre 2011 portant sur la lutte contre le racisme et répression de la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, est très surprenante à plus d’un titre. La façon dont il interprète les événements historiques concernant le génocide des Arméniens est erronée et partisane.

La différence faite entre la loi Gayssot et celle du 22 décembre 2011 est fort contestable, comme est contestable de ramener le Parlement à un tribunal. De plus, les contorsions pour dire que cette loi est excessive et anticonstitutionnelle mettent en doute sa bonne foi et de ce fait le rend complice des négationnistes turcs. Il est à espérer que les Sénateurs ne seront pas abusés par ses propos et qu’ils voteront cette loi.

Les contextes historiques dans lesquels ont été perpétrés les deux génocides, celui en Turquie des Arméniens de confession chrétienne et celui en Europe des Européens de confession juive, sont naturellement différents. Mais dire qu’il n’y a rien de comparable est une interprétation fallacieuse de l’Histoire. En effet au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, dans le sillage des divers mouvements des Balkans, les Arméniens demandent des réformes, las des brimades qu’ils subissent.

Au Congrès de Berlin en 1878, les grandes puissances, la France, la Grande-Bretagne et la Russie, s’engagent à faire appliquer à l’Empire ottoman, dont le sultan est Abdulhamid, les réformes de la nouvelle Constitution qui accorde les mêmes droits à tous les sujets de l’Empire, y compris aux minorités chrétiennes. Le sultan s’y refuse et ordonne, entre 1894 et 1896, le massacre des Arméniens (300 000 victimes). Et il a fallu, le 22 août 1896, qu’un commando du Parti Dachnag occupât le siège de la banque ottomane, prît en otage 140 personnes, pour que le sultan, menacé d’une intervention de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie, mît fin aux massacres.

A Paris naît alors un mouvement arménophile composé d’écrivains, d’artistes et d’hommes politiques : Anatole France, Charles Péguy, Romain Roland, Frédéric Mistral, Jean Jaurès, Georges Clemenceau, Marc Sangnier… Durant la Première Guerre Mondiale, la France, la Grande-Bretagne, la Russie étant en guerre contre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, l’Italie (jusqu’en 1915) et la Turquie, les «Jeunes Turcs» au pouvoir trouvèrent les conditions idéales pour appliquer les plans de déportation et d’extermination de la population arménienne, en vue de réaliser leurs objectifs: le panturquisme et le panislamisme.

Et c’est ainsi que purent être tués un million et demi d’Arméniens en Turquie entre 1915 et 1918, ce qui constitue le premier génocide de l’histoire du XXe siècle.

En 1920, avec ses alliés, la France participa à l’élaboration du traité de Sèvres, qui établissait l’existence, sur la partie orientale de la Turquie, d’un Etat arménien et d’un Kurdistan autonome, puis en 1923, à celui de Lausanne, qui annula les accords de Sèvres, réduisant le territoire arménien à une peau de chagrin et supprimant l’autonomie du Kurdistan. Parallèlement la France abandonna à la Turquie, en 1921, la Cilicie et plus tard, en 1939, la région d’Alexandrette, qu’elle avait obtenues auparavant comme mandat au même titre que le Liban et la Syrie.

Les Français, qui ont effectivement été «ni victime, ni bourreau» lors de la tragédie arménienne, mais protecteurs des Arméniens dans l’Empire ottoman, ont été cependant présents à Sèvres et à Lausanne dans le cadre des relations internationales. Il va donc de soi que les propos de Robert Badinter, « s’agissant du génocide des Arméniens qui n’a fait l’objet d’aucune décision émanant d’une juridiction internationale ou nationale dont l’autorité s’imposerait à la France », ne tiennent pas au regard de l’Histoire.

La loi votée par l’Assemblée Nationale élargit, d’une part les dispositions législatives de la loi Gayssot de 1990 puisqu’elle punit ceux qui « contestent ou minimisent de façon outrancière un génocide reconnu comme tel par la loi française » et, d’autre part, elle entre dans le cadre d’une décision de l’Union européenne de 2008. La loi Gayssot, qui concerne le génocide des citoyens européens de confession juive, ayant été votée en son temps n’a pas posé de problème particulier de constitutionnalité. Je ne vois pas pourquoi la loi votée par l’Assemblée Nationale, le 22 décembre 2011, sur la proposition du député Valérie Boyer, en poserait et ne pourrait pas être adoptée par le Sénat puisqu’elle présente les mêmes garanties.

A ce sujet, M. Badinter fait référence au procès de Nuremberg. Le procès des responsables du génocide des Arméniens a eu lieu en 1919 à Constantinople, organisé par les autorités libérales turques sous le contrôle des alliés et celui des nazis, à Nuremberg, par un tribunal militaire international. Si on récuse le premier sous prétexte qu’il se tint sous la coupe des vainqueurs, que dire alors de Nuremberg où pas un Allemand ne siégeait au tribunal. Les criminels nazis ont été condamnés à mort ou à la prison et leur jugement n’est pas remis en cause.

Quant aux criminels turcs condamnés en 1919 à mort par contumace, puisqu’ils s’étaient sauvés de Turquie, ont été réhabilités par la République kémaliste qui, après leur mort, leur a édifié un mausolée à Istanbul. Accepterait-on aujourd’hui à Berlin un mausolée à la gloire d’Himmler ?

Le Parlement français ne se constitue pas en tribunal de l’Histoire mondiale en ayant voté la loi Gayssot et en s’apprêtant à voter la loi Boyer. Les historiens peuvent dire l’histoire sans pour autant avoir le monopole de l’objectivité. Ils ont le droit d’être pour ou contre les lois mémorielles. En revanche, les élus de la Nation ont le devoir d’élaborer, dans un projet politique, une orientation éthique conforme à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. C’est le cas de la loi Boyer.

Quant au Conseil constitutionnel, il apparaît comme une institution qui peut interpréter les lois en manipulant la jurisprudence, alors que celle-ci a pour but normalement de rechercher l’esprit qui a inspiré les auteurs des lois, comme de déterminer l’exacte portée de l’application de leurs dispositions. M. Vincent Coussirat-Coustère, agrégé de droit public, dans Le Monde du 18 décembre 2012, explique parfaitement comment sortir du problème d’une éventuelle inconstitutionnalité et de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) que poserait la loi du 22 décembre 2011. Un vrai labyrinthe duquel on ne peut sortir sans fil d’Ariane.

M. Badinter, on n’est pas ici « dans le tumulte des passions et d’une solution d’apaisement possible ». Si on vous disait tous les jours que votre père n’avait pas été déporté par Klaus Barbie, que diriez-vous ? Ne seriez-vous pas révolté par le mensonge ? Ne souhaiteriez-vous pas que la vérité soit établie une fois pour toutes ? Comment pouvez-vous plaindre « tout publiciste, tout responsable turc qui adopterait la position officielle du gouvernement turc qui pourrait être condamné de ce chef par la justice française » si la loi Boyer était votée au Sénat ?

Les descendants des rescapés arméniens, qui sont français comme vous et moi, sont irrités, écœurés de ce négationnisme continuel, camouflé ou ostentatoire, qui les harcèle. Ils espèrent de leurs élus un soutien actif. Naturellement qu’ils savent, comme vous le dites, «qu’ils peuvent saisir les juridictions civiles et faire condamner ceux qui auraient mis en cause la réalité du génocide arménien». Ils le firent contre l’Américain Bernard Lewis en juin 1995 et ont obtenu gain de cause. Mais cela n’est pas suffisant, il faut aller plus loin.

La loi française qui est proposée au Sénat est un des moyens de pression pour que la Turquie actuelle soit acculée un jour ou l’autre à reconnaître ce génocide. D’ailleurs sa réaction, dernièrement, prouve par sa violence et par sa vulgarité que le crime qu’elle a commis lui revient en boomerang parce qu’« elle ne peut continuer à vivre avec un cadavre dans sa cave » comme le disait déjà Jean Jaurès à propos des massacres de 1894-96.

Soyez lucide, M. Badinter, défendez la justice quoi qu’il en coûte. C’est un devoir envers nos compatriotes, un soutien aux Turcs (et ils sont de plus en plus nombreux) qui prennent conscience de l’existence du génocide des Arméniens sur leur territoire entre 1915 et 1918. Et un service à rendre à l’Etat turc en le faisant évoluer sur cette question qui a une dimension universelle. La France a, en ce moment, une chance historique de contraindre le gouvernement turc à reconnaître le génocide des Arméniens. Elle ne doit pas manquer ce rendez-vous avec l’Histoire.


Article paru dans Le Monde des lecteurs