Grégoire Gharazarian

Grégoire Gharazarian

L'un des derniers survivants

Article publié en avril 2005 dans le journal Le Figaro avec le sous-titre : « Quatre-vingt-dix ans après les faits, un rescapé réfugié à Paris raconte »
A ce moment-là, nous ignorions où on nous emmenait, mais nous savions que c'était vers la mort.

«Une voiture tirée par des boeufs s'est arrêtée devant la porte de la maison. On nous a dit de nous préparer. J'avais neuf ans. «Grégoire Ghazarian en a désormais 99. «Mais je n'ai rien oublié. Il faut tout dire», lance-t-il en s'agrippant à sa canne blanche. C'est l'un des derniers survivants du génocide arménien de 1915. Ses parents, ses deux soeurs et son frère, ses oncles et grands-parents... Il a vu mourir toute sa famille, jusqu'à son père dévoré par des chiens.

Aujourd'hui, Grégoire Ghazarian, dit Garbis, ne sort plus guère de son appartement parisien. Les exemplaires du quotidien arménien Haratch s'empilent sur sa commode car il ne peut plus les lire. Bien calé dans son grand fauteuil, le vieillard remplit une fois de plus son devoir de rescapé : raconter. Après lui, seules des archives craquelées et des photos floues témoigneront des massacres ordonnés par le gouvernement Jeunes-Turcs de l'Empire ottoman. Près d'un million d'Ar méniens (entre 800 000 et 1 200 000) ont péri lors du premier génocide du XXe siècle. «N'hésitez pas, posez-moi toutes les questions que vous voulez», insiste-t-il.

C'était le mois d'août 1915. La Première Guerre mondiale avait transformé l'Empire ottoman en poudrière. Les Arméniens d'Ana tolie orientale avaient déjà été déportés. Mais, à Tchalgara, village peuplé uniquement d'Arméniens dans le villayet région de Bursa (à l'ouest de l'actuelle Turquie), Garbis menait encore une vie insouciante. Ses parents possédaient de vastes terres, les récoltes débordaient des greniers, la culture du ver à soie prospérait.

«Je jouais dans la cour avec un copain lorsqu'ils (les policiers locaux) sont arrivés, se souvient-il clairement. Nous avons juste eu le temps d'emporter du pain et il a fallu partir.» En route, les réserves de galettes sans levain s'épuisèrent rapidement. Au bout de quelques jours, le décompte macabre commença : «Mon grand frère Ohan est mort le premier.» Sa famille eut le temps de faire sa toilette, pas de l'enterrer. Il fallut également abandonner la tante infirme sur le bas-côté de la route. Trop lourde à porter. Les gendarmes qui encadraient les déportés fusillaient les traînards. «Puis, ma mère m'a serré contre elle, je ne l'ai plus jamais revue», raconte-t-il en tremblant. Avec sa soeur Lucie, elles furent sans doute tuées sur-le-champ ou enfermées dans un harem. «Mais je n'avais encore rien vu des atrocités à venir», prévient Garbis à la fin de son énumération.

Pour le prix d'un billet de deuxième classe, les Arméniens furent entassés dans des wagons à moutons à deux étages. C'était sans doute à Afyon, une ville située sur l'axe ferroviaire Istanbul-Bagdad. Destination finale de la déportation : les déserts de Mésopotamie et de Syrie, mille cinq cents kilomètres à l'est. «A ce moment-là, nous ignorions où on nous emmenait, mais nous savions que c'était vers la mort. Beaucoup mouraient étouffés et leurs cadavres étaient jetés au bord de la voie. Papa ne m'a jamais lâché la main.» Les larmes roulent sur ses joues plissées par le siècle. Quatre-vingt-dix ans après, Garbis est toujours ce petit garçon arménien accroché à son père.

Dans son salon, il progresse à tâtons, la vue fatiguée. Mais dans sa mémoire, la mort apparaît toujours aussi nettement. «Des cadavres, il y en avait partout, on marchait dessus, revoit-il. Le matin, la moitié ne se relevait pas.» A la descente du train, ils ont en effet franchi les sommets du Taurus (à proximité de l'actuelle frontière avec la Syrie) à pied. Des colonnes de milliers de déportés ont cheminé dans les montagnes. On fusillait les plus faibles, on éventrait les femmes enceintes, on décapitait... Le typhus et le choléra faisaient le reste. Avec une pièce d'or, son père put acheter en route de l'eau pour les deux enfants qui lui restaient. Garbis but le premier. Il ne laissa qu'une goutte à sa soeur. Il s'en veut encore.

Son instinct de survie lui permit également de réchapper à l'épreuve la plus terrible : le désert de Deir Zor, dans le nord de la Syrie, le long de l'Euphrate. Les Ottomans l'avaient transformé en cimetière à ciel ouvert, en camp sans barbelés. Le désert à perte de vue était plus dissuasif que des miradors. L'administration ottomane y entassait les Arméniens dans le sable et sous le soleil. Seuls les plus fortunés purent acheter du pain aux tribus des environs. Pour les Arméniens, Deir Zor est le symbole du génocide. A partir de l'été 1916, le gouvernement Jeunes-Turcs ordonna l'extermination de tous les Arméniens rassemblés dans la région. 192 750 y furent massacrés à l'arme blanche. Garbis, lui, y échappa. Il avait été envoyé plus à l'est, à Mossoul, aux travaux forcés dans les fermes des paysans turkmènes.

La culpabilité du survivant ne l'a jamais quitté. «Une nuit, j'ai secoué ma soeur, j'ai senti qu'elle était froide. J'ai pris sa couverture et me suis rendormi, bien au chaud.» Lorsque son père comprit qu'il allait mourir à son tour, il réclama un plat de lentilles. «En rentrant le soir, j'ai vu qu'il ne bougeait plus, tient-il à raconter. J'ai pris l'assiette, j'ai tout mangé.» Le corps de son père fut transporté à l'extérieur du village et recouvert d'un peu de terre. Des hoquets de sanglots dans la voix, Garbis saisit sa jambe en mimant des crocs : «Les chiens l'ont mangé.» Depuis, il déteste les chiens.

Enfin, l'armée britannique s'installa dans la région en 1918. Garbis était orphelin. Les Anglais le placèrent dans le camp de réfugiés numéro 34 réservé aux enfants arméniens. Puis l'adolescent vécut de petits boulots, monta un pressing à Téhéran, commença à militer au Dachnak, le parti nationaliste révolutionnaire arménien qu'il ne quittera plus. En 1929, il partit avec sa jeune épouse, arménienne d'origine russe, pour la France. «Une vie heureuse commençait.» Mais une vie de rescapé hantée par le passé.

Sa fille aînée, Lucie, raconte la réaction de son père lorsque sa femme est morte : «Nous avons acheté une concession au cimetière de Montparnasse. Papa s'est mis à sangloter d'émotion : «Enfin, la famille a un lieu pour ses morts.» Par la pensée, Garbis peut aussi y ensevelir ceux qui ont disparu dans l'anabad (1) de Deir Zor.

(1) Désert en arménien.

« Grégoire Ghazarian, l'un des derniers survivants »
par Laure Marchant.

Le Figaro, 23 avril 2005

« Grégoire Ghazarian, l'un des derniers survivants »
par Laure Marchant.

Le Figaro, 23 avril 2005

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