Helene Piralian

Entretien avec Hélène Piralian

Hélène PiralianPsychanalyste et philosophe, Hélène Piralian est l'auteur de Génocide et transmission1, ouvrage remarquable dans lequel elle analyse les conséquences des génocides et de leur déni sur les sociétés. Souvent participante à nos manifestations, et notamment à notre colloque du Sénat du 17 juin 2000, elle a fait de nombreux voyages en Arménie et au Karabagh. Ses textes – fait exceptionnel — y sont régulièrement traduits et publiés.

Propos recueillis par Rousane Guréghian

— Qu'est ce qui vous a amené à la psychanalyse?

Je ressentais un certain « mal être » en moi, mal être que j'ai d'ailleurs retrouvé, plus tard, dans la communauté arménienne elle-même. Mais à l'époque, quand j'ai commencé une psychanalyse, je ne me rendais pas compte d'où venait ce sentiment. C'est seulement lorsque j'ai découvert, assez tard d'ailleurs, l'existence du génocide arménien, que les choses se sont éclaircies et mises en place pour moi. Et curieusement, moi, qui ait une mère française et dont le père arménien venait d'une famille aisée de Tbilissi. C'est-à-dire que, issue d'une famille où personne n'a été atteint directement par ce génocide (c'est pour cela sans doute que j'en ai entendu parler si tard), j'ai découvert que j'étais complètement constituée par ce génocide.
Encore fallait-il qu'il y ait un psychanalyste, qui veuille bien, hors les sentiers battus de l'œdipe, en entendre quelque chose, ce qui a mis pas mal de temps. C'est ainsi que j'ai du découvrir le génocide avant d'entreprendre réellement une psychanalyse. Mais c'est aussi un certain savoir que je possédais déjà de la psychanalyse qui m'a permis d'articuler le génocide à ce sentiment de mal être, que la psychanalyse classique n'avait pas intégré.

— A partir de ces constatations vous êtes allée plus loin, en construisant votre propre théorisation sur les conséquences psychologiques des génocides sur l'être humain. En quoi consiste-t-elle ?

Oui, j'ai voulu inscrire dans la psychanalyse la compréhension de ce qu'est le génocide, puisqu'il y avait énormément de psychanalystes qui ne le prennent pas en comptent, ce qui a depuis heureusement un peu changé. Je voulais donner des éléments aux psychanalystes, ainsi qu'à tous les autres bien évidemment, pour comprendre la particularité des blessures psychiques que subit un héritier de cette histoire-là. Avec les éléments de la psychanalyse, avec des théories et des concepts existants mais aussi en introduisant des concepts nouveaux comme par exemple celui de « n'ayant jamais existé», j'ai élaboré ma propre théorisation de ce lieu psychique qu'engendre un traumatisme du à l'histoire collective qui en ce cas se révèle être au centre du sens des souffrances des sujets.

— Comment ressent-on les effets et les conséquences négatives du génocide quand par malchance on appartient à la génération de descendant des victimes de cette tragédie ?

Dans mon livre Génocide et transmission, j'ai essayé de montrer en quoi le génocide de 1915 et son déni maintenu toujours actuel et donc actif par le gouvernement turc, a de lourdes conséquences sur le présent des Arméniens. En effet, le génocide rend le lien avec les ancêtres très lourd et très difficile puisqu'il empêche le deuil des morts. Les Arméniens sont donc tous atteints dans leur filiation comme dans la transmission entre les générations lesquelles se fondent sur la possibilité du deuil des ancêtres.

J'ai été très impressionnée par un reportage sur un homme qui était parti de son pays après un événement historique traumatisant et s'était construit une nouvelle vie en Amérique. Quarante ans plus tard, il essaie de renouer avec son ancien pays et non seulement il n'y arrive pas du tout, mais il perd en même temps tout sentiment et lien avec la nouvelle vie qu'il s'était construite en Amérique et s'effondre complètement. Il quitte tout, sa famille, son travail, sa maison. Il devient insensible affectivement, sans désir, sans rien. C'est comme si toute la vie qu'il avait construite l'avait été sur des sables mouvants, et qu'elle était incompatible avec sa vie d'avant, ces deux temps ne pouvant coexistés, il a perdu l'une et l'autre. Peut-être s'était-il bâti une fausse identité, clivée de ce qu'il était vraiment. C'est pourquoi quand il tente de renouer avec son moi d'avant, non seulement il ne peut plus l'habiter mais sa seconde personnalité s'efface, elle ne représente plus rien pour lui et c'est comme si tout à coup ses liens affectifs lui désappartenaient. Peut-on dire que dans ce cas la transmission ne s'est pas faite pour lui entre sa première identité et sa seconde ou que faute de deuil de sa première identité il n'a pu la poursuivre en une autre ? Et en ce cas qu'en est-il de l'identité de ses enfants ?

— Cela ne concerne-t-il pas aussi les Arméniens d'Arménie qui quittent ces dernières années massivement leur pays ?

Je pense qu'être obligé de quitter le pays où l'on est né est toujours d'une manière ou d'une autre traumatisant, mais cela n'atteint pas souvent le degré extrême dont je viens de donner un exemple. La plupart du temps la nouvelle vie s'articule plus ou moins bien à l'ancienne et ce sont les trous dans le tissu symbolique et affectif de l'histoire familiale qui, à la faveur de ce changement, peuvent se trouver mis à nu provoquant un mal être et des disfonctionnement psychiques qui alors apparaissent comme nouveau mais qui étaient déjà présents d'une manière cachée..

— Vous avez effectué de nombreuses études psychanalytiques en Arménie et au Karabagh. Quel était le but de ces études ?

Je me suis intéressée aux difficultés psychologiques qu'avaient les combattants arméniens au Karabagh à assumer leur agressivité durant la guerre. Il faut se rappeler que la presse occidentale les qualifiait d'agresseurs comme on le fait souvent au sujet des anciennes victimes lorsqu'elles commencent à se défendre. Or le génocide ayant pour effet de faire de toute agressivité l'équivalence d'un meurtre, tout acte minimal de défense de soi devient pour eux comme un meurtre qui les identifie aux bourreaux, ou au mieux à des bourreaux vengeur. En effet, le temps est aboli pour certains soldats qui se retrouvent comme en 1915 et les Azéris deviennent pour eux des Turcs, qui à leur tour deviennent, en un court-circuit du temps, les génocidaires de 1915. C'est ainsi que certains combattants m'ont dit entendre la voix des génocidés les appelant à la vengeance.

Il y a une nouvelle que j'ai traduite avec la traductrice et l'auteur, arméniennes d'Arménie, qui est à ce sujet très intéressante. Elle montre comment dans certaines situations il arrive que l'on ne puisse pouvoir (se penser être) être que victime ou bourreau, c'est-à-dire sans pouvoir concevoir qu'il puisse y avoir une autre place que celle de victime ou de bourreau. Ce qui revient au droit de se défendre sans devenir un meurtrier, sans se sentir devenir un meurtrier et sans être considéré par les autres comme tel. Ce qui paraît une évidence mais qui, pour les descendants de génocidés, est très difficile à intégrer psychiquement.

J'ai écrit un article au Karabagh à ce sujet que j'ai publié dans un journal nommé Hayoutioun, édité dans un numéro spécial sur le Karabagh et imprimé à Chouchi, où je disais aux Arméniens de faire attention de ne pas prendre les combattants arméniens du Karabagh pour des Turcs (des devenus comme les Turcs), mais au contraire, de les soutenir dans leur légitime défense. Car il serait grave que les Arméniens s'identifient à une place de victime, et que la crainte de devenir alors comme un bourreau provoque en eux une culpabilité trop forte pour qu'ils ne puissent plus se défendre.2

— Vous affirmez que tous les descendants de nos ancêtres génocidés sont malades d'une façon ou d'une autre. Où en sont leurs bourreaux, ne sont-ils pas malades eux aussi ?

Effectivement, il suffit de lire la littérature turque que je connais un peu dans ses traductions. Il y a notamment un livre de l'écrivain Cetin Altan3 dont le héros est accusé de meurtre alors qu'il n'a tué personne. En prison il finit par douter de son innocence, ne sachant plus s'il est bourreau ou victime ! Les romans décrivent beaucoup de situations sans issues et absurdes. Les choses se retournent les unes contre les autres et finalement le héros est toujours perdant ou victime, pris dans quelque chose qu'il ne comprend pas. Il y a toujours un meurtre qui rôde dont on ne sait ni qui en est la victime, ni qui est le bourreau. C'est comme si le déni du génocide et la falsification de l'histoire que maintient le régime actuel de la Turquie avaient rendu inaccessibles et disloqués pour les héritiers turcs les repères qui ordonnent le sens de la vie et des liens avec les autres. Car une grande partie de leur vécu intérieur psychologique a sens seulement dans son rapport au déni du génocide des Arméniens puisque ce déni fausse et déforme leur histoire aussi bien collective que personnelle.

— Vous qualifiez les descendants des rescapés du génocide, qui portent leurs morts dans leurs corps, de «Vivants-morts » Le déni peut-il causer des ravages psychologiques aussi graves que vous le dites dans votre ouvrage Génocide et transmission ?

J'ai écrit ce livre en tant que psychanalyste et en grande partie pour les psychanalystes parce qu'ils n'étaient pas toujours attentifs et conscients des ravages premiers des traumas historiques. Parler de «mort-vivant », c'est une manière de dire la difficulté du deuil après un génocide et la nécessité en l'absence de reconnaissance de garder en soi et de veiller ces morts pour qu'ils ne deviennent pas des «n'ayant jamais existés », des effacés de l'ordre humain comme le voulaient les génocidaires. C'est dire que c'est un lourd fardeau à porter, qui met sa propre vie au second plan et parfois même la remplace, faute de trouver une cohabitation possible, un arrangement avec ces morts dont nous sommes responsables et qui en même temps nous fondent.

— Et la guérison ? Peut-on guérir des conséquences psychologiques des génocides ?

Pour ne plus être un tombeau pour les disparus et qu'un processus de guérison puisse commencer, il faut qu'un travail de mémoire se fasse. Travail à la fois privé et collectif dans le but de rétablir et de reconnaître le véritable sens de l'événement vécu, lui donner son véritable nom. Travail qui permet au passé, alors reconnu, de prendre sa place en tant que tel, en laissant aux héritiers une place ouverte à des possibilités créatives nouvelles. Un passé qui est pris en compte, n'a plus besoin de se maintenir au présent. C'est alors que la guérison devient possible. C'est peut-être le seul moyen de pouvoir commencer à soigner les blessures psychiques des héritiers comme d'en prévenir le retour.

— D'où la nécessité de la reconnaissance du génocide ?

La reconnaissance du génocide nous aide à faire le deuil. Quand le génocide est reconnu, il devient inscrit dans un collectif qui le soutient et témoigne de l' « ayant vécu » des disparus qui perdent à ce moment-là le statut de « n'ayant-jamais-existé » et ceci en dehors de nous. C'est-à-dire qu'on n'a plus à soutenir en permanence ces morts puisqu'ils trouvent une sépulture dans la mémoire de l'humanité.

Mais je suis convaincue que le plus gros poids est celui de la non-reconnaissance du génocide par la Turquie, parce que le deuil ne peut se faire véritablement que quand les héritiers des bourreaux et ceux des victimes s'allient et se penchent ensemble sur les effets psychiques mais aussi politiques que le génocide et son déni produisent. On le voit bien lorsqu'on observe l'exemple des comités de réconciliation en Afrique du sud et leur tentative de reprendre une parole ensemble.

— Récemment vous avez participé à un colloque dont le titre était : Rwanda : discours de la justice et parole de témoin, et qui a eu lieu le 19 janvier 2002 à la Sorbonne, pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce génocide ?

A partir du moment où j'étudiais les conséquences des génocides passés, il était logique que je m'intéresse aussi à ceux qui ont lieu de nos jours. D'autre part, je fais partie de l'AIRCRIGE (Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l'Humanité et les Génocides), association dont j'étais en 1997 l'un des membres fondateurs et dont l'objectif est de mettre en relation des individus, des groupes d'héritiers d'événements différents (crimes contre l'humanité ou génocides) pour créer un espace d'échange entre la recherche, les témoignages et la critique politique. Ce qui m'a intéressé surtout dans l'étude du génocide rwandais, était de pouvoir poursuivre une réflexion sur les effets du génocide, en particulier sur la disparition des corps des génocidés or au Rwanda les morts ont été pour la plupart laissés sur place.

En effet, il y en a eu environ un million de victimes, et il était impossible de faire disparaître les corps en si peu de temps. Les corps sont donc restés sur place, ils se sont rapidement desséchés, et ensuite les Rwandais ont transformé ces charniers en plein air en sites de commémoration, en sites funéraires. Et en regardant les squelettes des tués, il est possible de voir la manière dont ils ont été tués, et quelles sont les blessures qu'ils ont reçues, quelquefois il y a l'arme à côté, quelques fois aussi il y a des affaires ou des vêtements leur appartenant ce qui permet de les reconnaître. C'est-à-dire que les personnes qui sont là ont conservés avec toute leur personnalité, en même temps que s'inscrit l'histoire de leur meurtre.

A ce sujet, il y a une association qui s'appelle IBUKA, qui tente de recenser les noms des morts, leur sexe, âge, profession et aussi la manière dont ils ont été tués (avec quelles armes produisant quelles blessures) Et ce qui est intéressant, c'est de voir comment les rescapés se servent de ces lieux pour contrer le déni et faire échec à la rupture généalogique que cherchent à produire les génocidaires lorsqu'ils font disparaître les corps. La présence de ces corps morts est donc très importante pour les descendants des génocidés, cela permet l'amorce d'un deuil en empêchant le mort de se constituer en un «n'ayant jamais été». Ainsi les rescapés feraient appel à une reconstitution du lieu de l'intime de la scène de destruction là où apparaissent à la fois les insignes particuliers de ce que les morts étaient lorsqu'ils étaient vivants et les traces de la violence qui leur fut faite et par laquelle ils sont morts comme si les exposer, les donner à voir, à ce moment-là, c'était leur restituer leur humanité, comme le fait d'avoir existé.

Ce qui n'a pas pu être le cas pour les deux génocides précédents : arménien et juif.

Pour terminer voici l'histoire de Cassius écolier de 12 ans et rescapé du génocide rwandais et la manière dont il a utilisé le site du lieu où il a failli être tué et qui fut constitué par la suite en un site funéraire:

« Papa était un petit enseignant, maman une cultivatrice. Dans ma famille paternelle, c'est moi seul qui suis resté en vie. Dans ma famille maternelle c'est bien, moi seul aussi, qui suis resté en vie. Je ne me souviens plus combien de grands et de petits frères et soeurs j'avais, parce que ma mémoire est trop préoccupée par ce grand nombre de morts... Mais je peux revivre, dit-il, en transparence les massacres à l'église et la férocité des interahamwe... Ce que j'aime le plus, c'est passer des morceaux de temps dans la cour de l'église. A l'endroit où j'ai échappé aux massacres. Tous les jours je viens là, c'est sur le chemin de l'école. Le samedi et les vacances, je viens aussi. Des fois je pousse les chèvres de ma tante, des fois j'amène un copain avec une balle ou je m'assieds tout seul. Tous les jours, je regarde les trous dans les murs. Je vais vers les casiers, je regarde les crânes, les ossements, qui étaient ceux de tous ces gens tués autour de moi. Au commencement j'éprouvais une tendance à pleurer en voyant les crânes sans noms et sans yeux qui me regardaient. Mais peu à peu on s'est habitué. Je reste assis de longs moments, et ma pensée s'en va en compagnie de tous ceux-là... Je voyage simplement en souvenir entre tous ces morts qui étaient éparpillés et qui n'ont pas été enterrés. La vision et l'odeur de ces ossements me causent du mal et, à la fois, elles soulagent mes pensées » Et, après, pourrait-on dire, ce travail de retissage d'un lien avec les morts afin d'en faire des morts ordinaires, il termine ainsi : « Quand je serai grand, je n'irai plus à la messe, je n'entrerai plus dans une autre église. Je voudrais être enseignant parce qu'à l'école je profite du réconfort des autres et parce que papa était enseignant »4. Ainsi le fil généalogique se renoue et peut se poursuivre et à partir de là, le lien avec les autres peut se restaurer. Espérons que, comme il le projette et dans une temporalité retrouvée, cela lui sera possible. Grâce à ce temps de deuil possible qu'il décrit dans ce temps de l'église qui lui permet de conserver ou de se réapproprier ses repères identificatoires en s'appropriant, semble t-il, les cadavres qui deviennent les représentants de ceux des siens. N'est-ce pas la seule chose que l'on puisse souhaiter pour les descendants d'un génocide ?

1)

Génocide et transmission, sauver la mort, sortir du meurtre. Ed. l'Harmattan, 1995 (réédité en septembre 2003)

2)
Livre de Cetin Altan, Etroite surveillance. Ed.Flammarion.
3)
Voir à ce sujet l'article de H. Piralian :« De quelques effets du maintien du déni des Arméniens ou De la légitime défense » in Actualité du génocide des Arméniens. Ed. Edipol.

Du même auteur, voir « Génocide et transmission : sortir du meurtre », dans L’Ange exterminateur, édité par Jean Gillibert et Perel Wilgowicz avec la collaboration d’Adolphe Nysenhole, Editions de l’Université de Bruxelles.

4)
J.Hartsfeld, Dans le nu de la vie, Ed du seuil.
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