Papken Injarabian

La soif

Solitude des massacres, par Papken InjarabianAu sommet, nous débouchons sur une sorte de petit plateau. Maman est essoufflée. Tout autour, les autres femmes ont le visage tiré, le souffle court.

Nous profitons du terrain plat pour faire une pause. Et c'est évidemment au moment où nous sommes le moins sur nos gardes, qu'une trentaine de Kurdes surgissent. Que peuvent-ils vouloir de nous?

Maman m'a instinctivement attiré à elle, et me presse le visage contre son sein. Elle ne veut pas que je vois ce qui se passe. Mais, j'entends! Horrible! Terrifiant! Des cris de femmes... Des cris de femmes qu'on écorche vives.

Les gendarmes sont affairés ailleurs et n'interviennent pas. Je comprends que ce troupeau de femmes et d'enfants représente leur cheptel...

Aucune de celles que je connais n'a disparu au cours de cet assaut. Mais combien en ont-ils emportées? Au passage ils en ont profité pour tuer celles qui se défendaient ou les mères qui tentaient de s'interposer. Comme des chacals, ils se sont jetés sur les cadavres et les ont dépouillés. C'est ainsi qu'ils se sont aperçus que certaines femmes portaient sur elles, à même la peau, des ceintures dans lesquelles était dissimulé de l'argent. Ainsi, dans les quelques villages que nous traversions, et au cours des haltes, pouvaient-elles acheter un peu de nourriture aux Kurdes ou aux Turcs que nous rencontrions. Ou à ceux qui venaient faire commerce dans nos rangs.

Comme après chaque massacre quotidien, il nous faut repartir sans enterrer nos morts, sans même pouvoir emporter les blessés graves. L'assaut a duré si longtemps et la traversée de ce plateau a été si longue, que lorsque nous entreprenons la descente, le soleil est déjà bas sur l'horizon. Quelqu'un qui connaît bien la région ou qui tient l'information de la bouche d'un Kurde, nous donne le terrible nom que porte cette montagne : « Nal Keran palan deuken ghouch outchmaz kevran yecimez daghe ». Ce qui signifie : « la montagne qui brise les fers des chevaux, qui leur arrache leurs selles, et qui est inaccessible aux oiseaux et que les caravanes ne peuvent pas franchir ».

En tout cas il y a des chances pour que cette terrible montagne ait raison de nous. Les gendarmes nous mènent à un train d'enfer, et cette descente est dangereuse. Pour nous qui n'avons ni mangé ni bu depuis presque deux jours, c'est un rythme intenable. Pour l'expliquer, le bruit court que l'abattoir est notre prochain rendez-vous.

C'est évidemment en pleine nuit que nous arrivons en terrain plat. Avant de se laisser tomber à terre, chacun inspecte les alentours immédiats de son corps. Je connais une grande lassitude en même temps qu'une forte poussée de fièvre. J'ai très soif et très faim.

A quelques pas, nous entendons une femme parler d'eau. Maman s'est immédiatement levée. Mais avant de partir elle me glisse quelque chose dans la main.

� Mange, murmure-t-elle très bas. Je l'avais gardé en cas de dernière extrémité. C'est un morceau de pain. Ne bouge pas. Le ciel est avec nous, je crois que tu vas avoir aussi un peu d'eau.

Je me jette immédiatement sur le pain. Comme une bête! Je me souviens de ces chiens sauvages qu'on avait vus avec papa dans les montagnes. Ils prenaient le pain qu'on leur donnait et allaient le manger loin de . leurs congénères. Avec des grognements et des coups d'?il menaçants pour celui qui osait s'approcher. Une fois qu'ils avaient mangé, on ne les revoyait plus. Attendant sans doute une autre occasion de partager le repas d'un voyageur.

A l'écart, ainsi que ce chien dévorant son morceau, recroquevillé sur moi-même, je croque dans mon bout de pain durci. Je suis affamé. Ma bouche est à peine vidée que je recroque à nouveau sans ménagement. La mie craque sous mes dents et fait un bruit d'enfer. Peu importe, je mange, je me nourris, je ne vais pas mourir.

A nouveau je porte ma main à ma bouche. Mais avant que le pain ne soit arrivé à destination, une autre main s'est interposée. Le temps que je réalise, et ma pauvre pitance a disparu. Je me redresse, et vois une ombre filer sur ma droite. Elle me donne l'impression d'un corps courbé ou tout près du sol. Je suis si surpris et si abattu, que je ne pousse ni cri ni plainte. Et quand maman arrive quelques minutes plus tard, je ne lui en parle même pas. Je ne pleure pas. Je suis envahi par un irrépressible sentiment de honte. Comment l'exilé peut-il voler l'exilé? Comment le pauvre peut-il porter tort à plus pauvre que lui?

Je suis atterré, mais je comprends enfin l'image qui s'est imposée à moi. Je comprends pourquoi le chien sauvage mange à l'écart de la meute. Je comprends que pour vivre, il faut savoir se comporter comme un chien sauvage !

Des bêtes de somme...

Pis que ça, ma petite maman...

� Bois mon chéri, bois...

Elle m'apporte de l'eau dans un linge. Je me sens mieux brusquement. Le grand feu à l'intérieur semble s'apaiser.

� Doucement, doucement... c'est tout ce que j'ai pu rapporter. Il doit y avoir un ruisseau ou un canal d'irrigation pas très loin, nous le trouverons demain matin.

Elle incline ses mains, réunies sous le tissu, et j'avale le reste.

� Maintenant suce le chiffon.

Je le pose contre mes lèvres, brûlantes, craquelées. J'en apprécie la fraîcheur et même le goût de terre. Ce goût particulier de la terre humide... Puis, à nouveau, je me recroqueville, le visage en direction du corps de ma mère, formant écran, me protégeant, et je me mets doucement à téter le tissu.

Tout en glissant inexorablement vers le sommeil, il me semble bien retrouver cette odeur de mort qui nous accompagne depuis hier.

Pour ne plus penser à toutes ces atrocités, je m'oblige à fixer mon attention sur cette eau qui imbibe le tissu. Ah cette eau dont mon corps a terriblement besoin, et que la vie, ces jours-ci, ne nous donne qu'avec parcimonie!

Puis j'ai plongé dans le sommeil comme je plongeais, il y a un mois maintenant, dans l'eau claire et fraîche de notre bassin. Tout en affrontant le chaos des premières images, je me dis que le paradis sur cette terre est vraiment à base d'eau. Les déserts sont des enfers et les hommes qui les habitent n'en sont que les démons !

Extrait de :
La solitude des massacres ( Garnier, 1980)
de Papken Injarabian

Deuxième partie > La Soif > Pages 92-96

Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur, Papken Injarabian.
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