Robert Fisk

Trouver un Testament pour un Crime éternel

Tandis que disparaissent les derniers survivants, les intellectuels pensent encore à la meilleure façon de créer un mémorial pour les 1 500 000 victimes assassinées.

La toute dernière survivante arménienne du génocide de 1915 - dans lequel un million et demi de Chrétiens ont été massacrés par les Turcs ottomans - vient de mourir, et les arméniens sont à présent confrontés au même dilemme effrayant que devront affronter les Juifs autour du monde dans à peine une trentaine d’années : comment garder vivante la mémoire de leurs holocaustes quand les derniers témoins vivants du mal nazi seront morts ?

Dans une récente conférence en Californie, les Arméniens ont discuté sur la façon de maintenir intacte la tragédie de leur histoire dans les siècles à venir - quand les petits enfants des survivants et des victimes eux-mêmes ne seront plus là. Comme les Juifs en Israël, en Europe et aux États-Unis, les Arméniens ont réuni des dizaines de milliers de documents, de photographies, d’enregistrement digitaux de témoignages de survivants et de dossiers issus des archives ottomanes relatifs aux ordres d’extermination des Chrétiens de Turquie ottomane. Mais cela sera-t-il suffisant, dans 500 ans, de distinguer l’unicité du Génocide arménien - et par extension, la destruction nazie des Juifs - dans la masse des autres crimes contre l’humanité de l’histoire ?

Les Israéliens emploient le même mot hébreu, shoah (holocauste), pour l’extermination de 1,5 million d’Arméniens en 1915, et pour l’assassinat de six millions de Juifs en Europe. Les deux événements, malgré la différence en nombre total des morts, ont en commun beaucoup de choses. Il a été dit aux Arméniens qu’ils devaient être “ réinstallés “ dans d’autres lieux de l’Empire ottoman, avant d’être délibérément dirigés dans des marches à la mort de viol, pillage et massacre de masse à travers les déserts pendant la Première Guerre Mondiale. Leurs maisons et leurs biens ont été confisqués, des centaines de milliers d’hommes arméniens ont été mis à l’écart et massacrés à l’arme blanche et à la hache dans des ravins par les “ forces spéciales “ du gouvernement ottoman - l’équivalent des einsatzkommandos d’ Hitler en Union soviétique occupée - tandis que leur femme et enfants étaient enlevés, violés, morts de faim et massacrés au bord des routes.

Les Turcs ont eu recours à des wagons de chemin de fer pour acheminer des Arméniens, hommes, femmes et enfants vers leur mort, tandis que dans le désert du nord de la Syrie - qui sert de cadre à d’autres tueries de la guerre civile actuelle - les Ottomans expérimentaient les chambres à gaz rudimentaires, forçant des milliers d’Arméniens dans des cavernes et les asphyxiant en allumant des feux de branchages à l’entrée.

J’ai pu moi-même m’entretenir avec des douzaines de survivants arméniens - tous morts à présent - qui ont décrit le viol et l’assassinat devant eux de leur mère et de leurs sœurs. Une Arménienne âgée m’a raconté comment des gendarmes turcs ont entassé des nourrissons et y ont mis le feu ; leur mère essayait de consoler son enfant en expliquant que les pleurs étaient “ le chant des âmes des nourrissons montant au ciel “. La conférence arménienne en Californie a pu voir sur un écran la preuve écrite de la façon dont les Turcs ont “ islamisé “ des Chrétiens arméniens enfants dans un orphelinat du nord de Beyrouth ; quelques uns des petits pensionnaires affamés ne sont restés en vie qu’en déterrant et mangeant [la moelle] des os d’autres enfants qui étaient morts.

La conférence au Musée Ararat-Eskian en Californie le mois précédent, à laquelle j’ai moi-aussi participé, avait pour but essentiel d’honorer “ ceux qui ont aidé à sauver une génération d’Arméniens entre 1915 et 1930 “ et comportait une projection de diapositives du plus grand foyer d’accueil pour les enfants survivants après le génocide : les bâtiments d’une caserne tsariste à Alexandropol dans lesquels 22 000 enfants ayant perdu leurs parents étaient soignés par des ONG étrangères, parmi lesquelles le fond American Near East Relief (Secours Américain pour le Moyen Orient). Des milliers d’enfants sont sortis de leur indicible épreuve devenus aveugles du fait d’un trachome contracté en buvant de l’eau contaminée. “ Le sable était entré dans leurs yeux et les docteurs avaient dû leur ouvrir les paupières et gratter le sable de leurs pupilles “, a dit le chercheur Missak Kelechian.

Il y a des liens directs entre les holocaustes arméniens et juifs.

Plusieurs officiers allemands subalternes formant les forces ottomanes en Turquie ont été témoins des marches de la mort et - dans quelques cas - des effets des massacres à grande échelle. Quelques uns de ces Allemands furent plus tard promus officiers de la Wehrmacht dans les régions de tueries de Juifs de la Belarus et d’Ukraine, après l’occupation nazie de l’Union Soviétique en 1941. Hitler en personne a posé la question : “qui se souvient à présent des Arméniens ? “ - avant de presser ses généraux de laisser libre cours à la brutalité de leurs soldats contre les Juifs de Pologne. Mais comment prolonger la “ vie “ de ces mémoires au-delà du monde de ceux qui vivent encore ? À cause de l’écart d’un quart de siècle entre les deux holocaustes, les Arméniens ont moins de films documentaires et beaucoup moins de photographies et documents que par exemple, le mémorial de l’Holocauste Yad Vashem, près de Jérusalem.

Les chercheurs spécialistes arméniens et juifs ont longtemps collaboré et se sont mutuellement avisés des collections de témoignages des victimes et des documents décrivant leurs souffrances. Bien que le gouvernement israélien, à sa honte, ne reconnaît toujours pas la souffrance arménienne comme un génocide, les chercheurs de premier ordre d’Israël pensent différemment, reconnaissant que le gouvernement ottoman a délibérément tenté de détruire entièrement une ethnie de son peuple.

Les Arméniens, pendant un certain nombre d’années, ont débattu sur le point d’ouvrir ou non leur propre “ livre des justes “ pour honorer ceux des Turcs courageux qui ont essayé de sauver des vies d’Arméniens - au péril mortel de leur vie et celle de leurs familles - tout comme les Israéliens rendent hommage à ceux qui risquèrent leur vie pour sauver des victimes d’ Hitler au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Il y a deux avantages à le faire : d’abord, le plus important, serait une déclaration vraie que tous les Turcs n’ont pas soutenu le génocide, et qu’il s’est trouvé des hommes - soldats, gendarmes, et au moins dans un cas, un gouverneur de province turque - qui ont sauvé l’honneur de leur pays en refusant de prendre part à ce crime de guerre monstrueux de 1915.

Ensuite, le gouvernement turc aujourd’hui, c’est honteux, refuse de reconnaître la vérité. À l’intérieur de la Turquie, nombreux sont les femmes et les hommes qui découvrent que leurs grand-mères sont arméniennes - celles mêmes qui furent prises, ou kidnappées, par des hommes musulmans et envoyées dans leur maison au cours du génocide. Mais comment faire pour inscrire pour toujours dans les mémoires l’unicité de ces holocauste du 20ème siècle ? Je me souviens comment, lors d’une conférence à Chicago, un Turc s’est approché à un stand où un Arménien vendait des livres sur l’histoire du Moyen Orient, au nombre desquels figurait l’un de mes livres dont un important chapitre était consacré au Génocide arménien. Il ne croyait pas que les Arméniens avaient perdu autant d’hommes et femmes, disait-il au vendeur de livres, ajoutant : “ Bon, si c’est vrai, les Arméniens ont dû faire quelque chose de mal ! “.

C’est l’archétype des arguments antisémite de ceux qui nient l’Holocauste juif. Blâmer les victimes, sans s’arrêter à leurs souffrances, mais comme étant les auteurs. Mais l’élément de fond que cet atroce raisonnement ignore, ce n’est pas l’identité des victimes, c’est la compréhension que les victimes aient été des gens comme vous et moi. C’est sûrement pour cette raison que ma propre mère a insisté pour que le premier livre que j’ai lu tout seul - à l’âge de huit ans, je crois - ait été le journal d’Anne Frank, la jeune Juive allemande dénoncée aux Nazis avec toute sa famille, dans leur cachette d’Amsterdam, et envoyée à Belsen où elle mourut du typhus. L’histoire d’Anne a ému des millions de personnes dans le monde, non parce qu’elle était juive, mais parce qu’elle a rappelé à tous ses lecteurs, Juifs ou non, leurs propres sœurs, cousines et filles. À coup sûr, Anne les rappelaient à eux-mêmes.

Je ne suis nullement en train de suggérer que les identités arméniennes et juives des victimes des deux grands holocaustes du siècle précédent - leur nombre de tués étant au total de 7 500 000 et peut être plus devrait être diminué. Les Juifs ont été assassinés parce qu’ils étaient des Juifs et condamnés par le régime raciste d’ Hitler. Les Arméniens chrétiens ont été tués par les Turcs parce qu’ils étaient des Arméniens. S’ils avaient été des citoyens ottomans musulmans - ce que quelques uns d’entre eux sont devenus par la force - ils auraient survécu. Mais le lien commun que nous partageons aujourd’hui avec les morts est notre humanité commune. L’horreur finale de ces génocides ne réside pas dans les origines ethniques des victimes - c’est en un sens, entrer dans le jeu que jouaient d’ Hitler et les pachas jeune turcs qui ont massacré les Arméniens.

La mémoire historique absolue et totale de ces horribles faits historiques ne peut être maintenue des centaines d’années, je le crains, que par association plus rapprochée des victimes avec nous-mêmes. J’ai discuté sur ce point avec des lecteurs juifs. Certains ont maintenu qu’en identifiant les victimes juives de l’Holocauste comme des personnes non-juives de l’Europe d’aujourd’hui le monde nierait l’identité juive même des six millions de morts. Les Arméniens, pour diverses raisons culturelles historiques - et peut-être religieuses - n’ont pas pensé de même. Ils sont plus enclins à accepter que leur sort de victimes soit partagé.

Après des années d’échanges avec des Arméniens survivants - et des Juifs survivants de l’Holocauste - je ne suis pas certain de la façon dont le continuum de la mémoire peut être protégé dans les siècles à venir. La souffrance des Arméniens et des Juifs est sûrement au-delà des larmes, une tragédie qui doit rester gravée dans l’histoire pour toujours - contre les dispositions à perdre intérêt pour les crimes de l’histoire ancienne. Qui à présent porte le deuil des Huguenots ou pour les morts de la Guerre de Cent Ans ou pour les victimes de masse de Gengis Khan ? Les Arméniens et les Juifs du vingtième siècle, cependant, étaient les premières victimes du génocide industriel, un crime alimenté par le nationalisme.

Si un message doit durer pendant des centaines d’années, peut-être faut-il se concentrer sur une conviction absolue que ces gens étaient des nôtres. Leurs pères et mères et frères et sœurs étaient nos pères et mères et frères et sœurs.

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