Leandro Despouy

Génocide des Arménien ; le droit à la vérité

... pour restaurer la dignité des victimes

* Leandro Despouy est président de la Cour des Comptes de l’Argentine et Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’Indépendance du Pouvoir judiciaire.

La première guerre d’extermination ayant marqué le XXème siècle, a été une fois de plus commémorée, pour marquer la répudiation des tueries cruelles et répétées d’Arméniens auxquelles, entre 1915 et 1923, s'est livré l’Empire Ottoman puis l’Etat turc. Ces massacres ont non seulement coûté la vie à un million et demi de personnes mais également condamné à l’exil une grande partie de la communauté arménienne. Et pourtant, ce n’est qu’en 1985 qu’un rapport de la Sous-Commission des droits de l’homme des Nations Unies a finalement pu consigner la première référence digne de foi à ce crime, alors que toutes les tentatives antérieures s’étaient heurtées à l’intransigeance du gouvernement turc et à la complaisance diplomatique tenace de beaucoup d’Etats.

Des complicités sordides

(*) Un phénomène similaire s’était produit quand, sur notre continent latino-américain, avaient lieu des violations massives et systématiques des droits de l’homme. Il était difficile d’obtenir des organisations internationales qu’elles condamnent sans ambiguïté la répression qui s’abattait sur nos pays. A l’époque, ce n’est nullement la vérité qui se disait dans les débats publics au sein des organisations internationales. Le principe de “non-ingérence dans les affaires intérieures” favorisait les complicités les plus sordides. Aujourd’hui il en va autrement. La vérité est érigée en catégorie du droit et, rompant avec l’hermétisme de la raison d’Etat, elle projette sa lumière sur d’autres acteurs tels que les citoyens, les associations, en particulier les victimes, tous historiquement exclus des décisions gouvernementales alors même que cela conduit à l’impunité la plus atroce.

Des millions d’exilés arméniens

L’Argentine a pris l’heureuse initiative de proposer à l’ONU d‘entreprendre une étude de ce droit et, en ma qualité de rapporteur spécial, il m’est revenu le privilège de le traiter, pour ce qui touche à mon mandat, dans un rapport général qui sera examiné prochainement par le nouveau Conseil pour les droits de l’homme. Il ne s’agit nullement d’une construction juridique abstraite, mais du rapprochement patient de diverses expériences nationales, parmi lesquelles celle de l’Argentine occupe une place importante, et des multiples progrès enregistrés sur le plan international. L’histoire de ce droit est loin d’avoir été pacifique.

En effet, c’est des décombres de la Première puis de la Deuxième guerre mondiale qu’il a surgi face à l’incertitude qui régnait sur le sort de nombreux soldats et victimes. Il est né des demandes angoissées des proches de nos « disparus » qui aujourd’hui encore, continuent de réclamer une véritable réponse à leurs requêtes : « Que s’est-il vraiment passé ? »

Ce droit a germé de la douleur secrète des diasporas, ainsi qu’en témoigne l’effort inlassable de millions d’exilés arméniens qui ont dû attendre près d’un siècle avant que le mot « génocide » ne franchisse les murs des Nations Unies et ne rompe ainsi le pacte de silence le plus durable des grandes puissances.

Dans le cas de violations manifestes des droits de l’homme, l’obligation d’enquêter qui incombe aux Etats inclut la pleine connaissance des actes ayant eu lieu. Des personnes y ayant participé et des circonstances particulières, notamment les violations perpétrées et leurs motivations. S’agissant de personnes décédées ou disparues, cette obligation inclut de connaître le sort qui a été réservé aux victimes et le lieu où elles se trouvent.

De la sorte, le droit à la vérité est lié à l’un des préceptes culturels les plus anciens de l’humanité, le droit ancestral au deuil, accompagné, comme le traduit la tragédie grecque « Antigone » du droit à enterrer ses morts.

Le droit à la vérité

Tout en étant autonome, le droit à la vérité est lié à d’autres droits de l’homme fondamentaux, tels le droit à l’information et le droit à l’identité. C’est ainsi que l’on se souviendra que c’est l’exercice de ce droit qui a permis de récupérer beaucoup d’enfants de disparus, comme fruit de la remarquable action menée par les Abuelas de la Plaza de Mayo. Mais les victimes directes sont loin d’être les seules à en bénéficier. Les faits aberrants auxquels il se rapporte - crimes contre l’humanité, violations massives des droits de l’homme, infractions graves aux règles du Droit international humanitaire, etc - étendent le dol à l’ensemble de la société et confèrent à chacun de ses membres légitimité pour l’invoquer, l’exercer et présenter des recours.

Le droit à la vérité a en outre une dimension éthique incontournable puisque, en dernière analyse, il vise à restaurer la dignité des victimes et à prévenir la répétition des faits et circonstances dont elles ont pâti. Sous cet angle, le principal objectif de la reconstitution du passé est d’empêcher qu’il ne se reproduise. Cela explique que l’obligation d’enquêter pour rétablir la vérité se transmette aux gouvernements successifs d’un Etat, même ceux qui n’ont aucune responsabilité dans les violations en question, selon le principe de la continuité juridique de l’Etat. C’est pourquoi, dans la pratique, les lois d’amnistie ou de pardon ne sont compatibles avec le droit international que dans les cas où elles ont été précédées d’action pour actualiser le droit à la vérité, la justice et la réparation.

Le droit à la justice

Il va sans dire que l’exercice de ce droit imprescriptible et auquel il ne peut être dérogé présuppose le fonctionnement adéquat des tribunaux. Et il est pleinement complémentaire du droit à la justice puisque la vérité est une composante de la justice. Et que la justice a le devoir d’établir la vérité, que ce soit pour donner réalité au droit à la vérité ou pour concrétiser le droit à la justice.

En outre, s’agissant de crimes d’une telle gravité, le procès pénal agit comme un mécanisme de réaffirmation de valeurs fondamentales vu son immense contenu pédagogique pour la population. Les expériences nationales et internationales montrent à quel point la lutte pour la vérité s’est consolidée au fil du temps. L’œuvre réalisée par les Commissions dites de la Vérité et l’action des tribunaux internationaux en font également foi.

Il est chaque jour plus difficile d’imaginer qu’une société puisse se considérer comme mûre si elle feint d’ignorer des aspects fondamentaux de sa propre histoire. Le caractère inexorable de la connaissance de la vérité nous permet d’affirmer, dans une perspective historique, que vérité, justice et réparation sont les composantes inéludables d’une société démocratique, et que, loin de l’affaiblir, elles contribuent au contraire à la nourrir et la consolider.

Leurs sources légales, sociologiques et historiques transforment le droit à la vérité en l’une des principales conquêtes du mouvement pour les droits de l’homme au XXème siècle, comme le rappellent les Principes fondamentaux pour la lutte contre l’impunité : “Chaque peuple a le droit inaliénable de connaître la vérité sur les événements passés (…) La connaissance par un peuple de l’histoire de son oppression appartient à son patrimoine et, comme telle, doit être préservée par des mesures appropriées (…) Ces mesures ont pour but de préserver de l’oubli la mémoire collective”.

Commémorer le génocide arménien nous permet de retracer l’image de l’humanité tout au long d’un siècle et de la peindre à deux moments distincts et opposés. D’abord le silence, la vérité cachée, l’interdiction de prononcer en public le mot « génocide » associé au mot « Arménien ». Et aujourd’hui, finalement, la vérité nue, lacérée et blessée par des décennies de dénégation et d’hostilité mais qui, finalement, renaît comme l’expression d’une nouvelle conquête transformée en droit inaliénable des personnes et des peuples à édifier leur histoire sur les bases de la vérité et la justice.

* Leandro Despouy est président de la Cour des Comptes de l’Argentine et Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’Indépendance du Pouvoir judiciaire.

Publié le 24 Avril 2006 dans la Tribune des Droits humains

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