Heinrich Vierbücher

Arménie 1915

Témoignage d'un officier allemand

Le « Sultan rouge » et le « Sultan noir-blanc-rouge »

Abdul HamidDes rapports étroits entre l’Allemagne et la Turquie ne s’étaient établis qu’au XIXe siècle. Frédéric II, le Grand, écrivait encore à son ambassadeur à Constantinople : « Excitez moi les Turcs contre les Russes et ne faites l’économie d’aucun thaler ! »

En 1836, Frédéric Guillaume III envoya le capitaine d’État-Major Helmut von Molkte pour plusieurs années comme officier-instructeur au Bosphore. Molkte devint le héraut des futures affaires militaires turco-allemandes. Se rendant à l’inauguration du Canal de Suez, le prince héritier Frédéric fit une visite au sultan Abdul Aziz, le plus grand des dépensiers. Le prince prussien se conduisit avec autant de « tact » que la plupart des Hohenzollern.

Il exploita la grande politesse du sultan pour se faire offrir, pour la cause évangélique, un terrain à Jérusalem qui avait appartenu autrefois à l’ordre de Saint-Jean. « Notre Fritz » nota jans son journal intime : « Le grand vizir était totalement surpris lorsque je lui soumis cette affaire, mais grâce à son empressement et aussi à celui du sultan à témoigner de la gentillesse à notre roi, l’entreprise réussit. » Plus entreprenant encore a été Guillaume II qui, déjà en 1889, se flattait d’être l’empereur voyageur, car il avait fait un voyage en Orient. Il savait à merveille se faire offrir des cadeaux par le « Sultan rouge » Abdul Hamid, si bien que les milieux influents d’Istanbul, une fois la première euphorie passée, considérèrent ce voyage comme une sorte de razzia.

En compensation des cadeaux reçus et des concessions faites, Guillaume envoya à son homologue turc des officiers qui commencèrent la réorganisation de l’armée ottomane. En offrant ces services, il semblait être guidé par une amitié quelque peu étrange.

En l’année 1894, l’écuyer-chef allemand du sultan fut subitement rappelé à Berlin parce qu’il s’était refusé d’envoyer des rapports réguliers sur les incidents à la cour du sultan, dans l’armée et au ministère des affaires étrangères. Lorsqu’en 1898 Guillaume II revint à Constantinople, ses discours furent d’autant plus grandiloquents que l’enthousiasme était moins fervent que neuf ans plus tôt. À cette occasion il offrit une lampe en argent pour la tombe de Saladin à Damas et se nomma « l’ami de 300 millions de Musulmans ». Il fit don à la capitale turque d’une fontaine sur laquelle Abdul Hamid fit graver :

« L’ami fidèle de sa majesté le sultan Abdul Hamid Khan II,

Le plus illustre joyau d’une illustre famille impériale, Sa majesté, l’empereur Guillaume II, à l’apogée

Du bonheur, empereur allemand, sans pareil,

A embelli Constantinople en y mettant les pieds,

Comme hôte du roi des Ottomans.

Cette fontaine a été érigée en souvenir de sa visite,

Et l’eau claire qui en coule est le symbole de la pureté de

L’amitié entre les deux monarques.

Que cette fontaine demeure éternellement le monument de cette amitié. »

Mais qui était Abdul Hamid ? Une des plus sombres figures de l’histoire. Des atrocités eurent lieu dès l’année de son couronnement en 1876.

Abdul Aziz fut assassiné dans son palais de Théragan. Son successeur, Mourad V, fut détrôné après cinq mois de règne et enfermé pour folie. Très probablement Abdul Hamid a ces deux faits sur la conscience.

Il tint enfermé son propre frère Mehmet Reschad (le sultan de la guerre mondiale) durant 34 ans !

Il suffisait que quelqu’un fût soupçonné d’être en relation avec Abdul Aziz pour qu’il le fit disparaître. Il est difficile de trouver un terme pour caractériser l’état d’âme de ce tyran sanguinaire. Abdul Hamid était le fils d’une femme arménienne du harem. Et c’est cet homme qui a donné à plusieurs reprises, et en dernier lieu en 1909, l’ordre direct de massacrer les Arméniens.

L’un des plus éminents hommes de l’état turc, le libéral Midhat Pacha, avait donné une constitution au pays en 1877. Abdul abolit cette constitution, bannit Midhat au Hedjaz où il le fit assassiner en 1883. Pour être tout à fait sûr de sa mort, il se fit apporter la tête de Midhat à Constantinople. Abdul devait être possédé d’un véritable délire de persécution. Il portait toujours plusieurs révolvers sur lui. Ayant continuellement peur pour sa vie, il menaçait tout courtisan qui lui paraissait suspect.

Dans son propre tribunal du palais, on torturait avec des méthodes si raffinées qu’on extorquait souvent des « aveux » paraissant suffisants pour justifier l’exécution. Lors d’une promenade dans son jardin de Yldiz-Kiosk (« tente étoilée »), il rencontra un jardinier qui se redressa d’un geste brusque pour lui faire une profonde révérence. Abdul Hamid en fut si effrayé qu’il abattit le pauvre diable.

Pour se rendre aux fêtes officielles, le sultan roulait toujours à une vitesse folle de peur d’être assassiné. L’importation de produits chimiques explosifs était strictement interdite. C’est ainsi que les pharmaciens n’avaient pas le droit d’utiliser du chlorate de potasse, car à la cour impériale on pensait que cela pouvait servir à la fabrication de bombes. Une conspiration supposée d’étudiants de l’école militaire fut réprimée avec une incompréhensible cruauté. On fit dire aux jeunes gens que le sultan leur avait accordé un voyage en mer à l’étranger pour compléter leur formation. Durant la traversée, on fit couler de nuit le paquebot et il n’y eut aucun rescapé.

Dans de nombreux cas on usait de poison pour supprimer ceux qui ne plaisaient pas.

Aussi longtemps que ce despote fut au pouvoir, une grande capitale comme Constantinople n’eut pas droit au téléphone. Pendant ses 34 années de règne, la censure prit des proportions telles qu’elle paraissait être une folie, mais c’était une folie volontaire, jaillie de l’esprit malfaisant de l’ami de Guillaume II.

Même l’usage de certains mots était interdit. Une Bible américaine fut confisquée à cause du mot « Macédoine » qui se trouve dans une lettre de Paul. D’après la loi turque, il fallait que ce soit « les vilayets de Salonique et Monastir ». L’utilisation des mots : « constitution », « liberté », « attentat », « tyrannie », « anarchie », « révolution », « Dauphin », « Arménie », « Bosnie », aurait été suicidaire, au sens propre du mot. L’assassinat du Président français Sadi Carnot, du Chah de Perse Nasreddin et du roi serbe Alexandre ne devait pas être communiqué. Il fallait écrire que ces hommes étaient morts de mort naturelle.

Et Guillaume II était l’ami fidèle de l’homme au nom et sur l’ordre duquel se passaient ces choses extravagantes !

En effet, il nous paraîtrait plus juste de citer le nom de « notre » Guillaume avec autant de droit que celui d’Abdul Hamid II dans une « histoire des folies des tyrans ». – Qu’on relise Zedlitz-Trützschler !

Visitant un jour le château des Hohenstaufen et le fort de Kastelmonte, Guillaume II dit à sa suite : « Quand on pense à tout ce que ce grand empereur a fait !. .. Si je pouvais vous faire fouetter et décapiter comme lui, moi aussi j’en ferais davantage. »

Cet homme qui, étant encore dauphin, a livré des secrets d’état allemands à l’empereur de Russie, cet homme qui attendait, lors d’une grève, que la garnison de Berlin fasse fusiller au moins 500 grévistes, l’homme du « Saut de la panthère », du discours des Huns, de la dépêche de Krüger, le coupable de l’échec de toutes les tentatives d’entente anglo-allemandes, l’homme qui savait tout mieux que les plus grands spécialistes, qui traitait de gamins des fonctionnaires haut-placés, l’homme dont les notes marginales furent une des causes de déclenchement de la guerre – cet homme était le digne ami d’Abdul Hamid !

Ils avaient ceci de commun que ni l’un ni l’autre ne supportaient la moindre critique et qu’ils aimaient jouer la comédie.

Cependant ils étaient différents dans leurs rôles. L’empereur de la Corne d’Or se plaisait dans le rôle de l’intrigant hypocrite et sanguinaire, du malfaiteur éternellement tourmenté par sa mauvaise conscience, tandis que le sultan de la Spree jouait des rôles de héros, avec un pathos de mauvais goût. L’un était Macbeth, Franz Moor, l’empereur Claude, l’autre un mélange de Tartarin, Don Quichotte et Lohengrin. Chez Abdul Hamid le jeu était d’une gravité sanglante, chez Guillaume c’était de la comédie qui, prise au sérieux, devint fatale pour la moitié du monde.

Lorsque les rois sont pris de folie, les peuples en subissent les conséquences.

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