Heinrich Vierbücher

Arménie 1915

Témoignage d'un officier allemand

La gorge du Diable

Les déportés des vilayets de Trébizonde et d’Érzéroum furent chassés par la vallée de l’Euphrate jusqu’à la gorge de Kémach, une entaille dans la montagne, particulièrement profonde, aux bords escarpés. Au fond de la gorge, l’eau du fleuve resserré coule en rapides. Les horreurs qui se sont produites là pour des centaines de milliers d’hommes sont l’image d’une cruauté et d’une sauvagerie impensables. On pourrait croire que la folie de plusieurs millénaires se soit encore une fois concentrée sur ce petit coin de terre maudit, tel un monstre géant s’écriant sous le soleil triomphant de juin : « Toute la culture n’est qu’un mince voile susceptible de se déchirer à tout moment sous la pression barbare de la brute à deux pattes ».

Dans son roman « Siranouch », le poète F.R. Nord a brossé un tableau si horrible des atrocités commises à Kémach qu’on le prendrait plutôt pour la production monstrueuse d’une fantaisie démentielle que pour le récit poétique d’événements réels. Et les sinistres productions des E.A. Poe et E.T.A. Hoffmann semblent bien pâles comparées à ce qui s’est passé en 1915 chez les alliés turcs de Guillaume II.

Les 8, 9 et 10 juin, d’immenses foules d’Arméniens quittaient la ville d’Érzingian, accompagnées d’une escorte militaire qui devait assurer un certain ordre au convoi composé d’hommes à pied et de centaines de chars à bœufs. On partait pour Kémach, le prochain chef-lieu d’arrondissement. Sur les dizaines de milliers de personnes qu’on fit passer par la vallée de l’Euphrate, rien qu’un petit nombre atteignit le lieu de destination. Dans la gorge, les soldats et les Kurdes sanguinaires, accourus des environs, se jetèrent sur les hommes sans défense, les pillèrent et les massacrèrent sauvagement dans une indicible soif de sang. Des montagnes de cadavres et de mourants furent précipités dans l’abîme béant sous le hurlement rauque des exécuteurs. Le fracas des corps brisés retentit entre les parois rocheuses, mêlé aux cris d’effroi et de douleur des victimes agonisant plus haut. Les hommes et les femmes virent leurs enfants et leurs époux taillés en morceaux, éventrés, saignés à blanc ; ils virent leurs cadavres fracassés gisant sur les arêtes rocheuses. Des mères, devenues folles à la vue de ces scènes diaboliques, se jetèrent elles-mêmes dans l’abîme meurtrier derrière leurs enfants et leurs époux. De pauvres créatures désespérées s’agenouillèrent devant les brutes, dégouttant de sang, les suppliant de les tuer au plus vite. D’autres demandèrent grâce ou jetèrent elles-mêmes leurs enfants dans le fleuve, où les cadavres s’amoncelaient en barrières sur les saillies des rives. Les flots impétueux claquaient sous la chute des corps inanimés. Et cela ne fut pas l’œuvre diabolique d’une heure, non ! durant trois jours, heure par heure, se poursuivit l’horrible tuerie, les intames massacres. Trois jours durant… et le soleil ne s’assombrissait pas ; dans les jardins somptueux d’Istanbul, aucun ouragan d’épouvante ne balayait les tables où trinquaient les alliés allemands et turcs ; et aux tables des habitués allemands du café, où les petits bourgeois faisaient surgir de leurs verres des images magiques, orientales, aucun râle d’enfant assassiné ne troublait les rêves mensongers engendrés par les vapeurs d’alcool… Et aucun homme d’état allemand ne fut averti par une voix nocturne l’incitant à crier aux oreilles des collègues du Bosphore qu’ils étaient des monstres à enchaîner. On prenait tout à la légère.

Dans son rapport du 31 mai 1915 adressé à Berlin, l’ambassadeur Wangenheim écrit : « Malheureusement les mesures sus indiquées sont inévitables, vu la situation politique et militaire de la Turquie… » Malheureusement ! Quel mot superbe !

Trois jours ! Les biens des hommes engloutis par l’Euphrate furent emmenés avec le~ chariots à bœufs demeurés sans maîtres. Et le quatrième jour, des troupes de la 86e brigade de cavalerie furent envoyées dans la gorge de Kémach, soi-disant pour châtier les Kurdes meurtriers. Cette noble troupe couronna l’œuvre sanglante en abattant impitoyablement les quelques survivants. Les pentes rocheuses étaient parsemées de cadavres gonflés qui remplissaient l’air d’une insupportable odeur pestilentielle.

Deux infirmières allemandes d’Érzingian rapportent ceci :

« Un gendarme se vanta d’avoir tué chaque jour dix à douze hommes, de les avoir jetés dans le fleuve et d’avoir enfoncé le crâne des enfants qui n’arrivaient pas à se sauver. Il racontait aussi qu’à chaque traversée de village les femmes étaient à nouveau violées. »

Et plus loin on lit :

« Le lendemain matin, très tôt, nous entendîmes passer les nombreux condamnés à mort. C’était un spectacle d’une indescriptible désolation. Beaucoup d’entre eux criaient : ’Sauvez-nous, nous deviendrons musulmans ou allemands ou ce que vous voudrez, mais, de grâce, sauvez-nous. Maintenant ils nous mènent à Kémach pour nous égorger. . .’. Lorsque nous nous approchâmes de la ville, nous vîmes venir beaucoup de Turcs à cheval qui s’emparaient d’enfants ou de jeunes filles. À l’entrée de la ville, près de la maison des médecins allemands, le convoi fit une courte halte avant de prendre le chemin de Kémach. Là, ce fut le véritable marché aux esclaves avec la différence qu’on ne payait rien. Les mères semblaient donner leurs enfants de bon gré, sachant que la résistance ne servirait à rien. »

Lorsque les deux infirmières de la Croix-Rouge quittèrent Érzingian deux jours plus tard, elles virent des scènes encore plus horribles…

« Dans un silence impressionnant, petits et grands jusqu’à la très vieille femme qu’on maintenait péniblement sur le dos d’un âne, tous, tous passaient pour être attachés les uns aux autres et précipités du haut du rocher dans les flots de l’Euphrate, dans cette vallée maudite de Kémach-Boghasi. Un cocher grec nous raconta comment cela se fit. Le cœur se frigorifiait d’horreur. Le gendarme chargé de notre protection rapporta : ’D’abord j’ai emmené à Kémach un transport de 3 000 femmes et enfants de Manachatun : Hep, gitdi, bitdi, tous partis, liquidés !’

Nous : ‒ “Si vous voulez les tuer, pourquoi ne le faites-vous pas dans les villages ? Pourquoi les rendre d’abord si misérables ?”

‒ “Où aurions-nous mis les cadavres ? Ils pueraient !” fut sa réponse. »

Arrêtons-nous un instant. Il y a mille ans, le tueur des Bulgares, Basile II, fit crever les yeux de 15 000 hommes. À cent cinquante d’entre eux on laissa un œil pour qu’ils puissent ramener leurs frères aveugles auprès du tsar des Bulgares, Siméon. On dit qu’en 978, le chef de tribu russe Swiatoslav fit empaler 40 000 personnes près d’Andrinople. Crassus fit crucifier des milliers d’esclaves qui s’étaient révoltés sous la conduite de leur chef Spartacus. Après la conquête de Jérusalem, Titus y fit des ravages monstres. Au « Champ du Sang », près de Frankenhausen, les princes allemands se livrèrent à d’atroces représailles sur les paysans vaincus. Mais cela s’est passé il y a 2 000, 1 000, 400 ans ; c’était la vengeance du vainqueur sur le vaincu, un règlement de compte dans le rude compte de la guerre, c’était… ce que l’autre aurait très probablement fait s’il avait vaincu. C’étaient des temps de guerre où « l’homme avait encore une valeur », celle d’être boucher ou d’être abattu. Mais l’extermination de tout un peuple avec l’exécution consciente des femmes et des enfants ‒ c’est un progrès pour lequel le passé barbare n’était sans doute pas « mûr ». Il faut penser aux méfaits d’un Pizarre au Pérou, à la guerre d’extermination de la race rouge par les blancs, aux chasses d’hommes des « chrétiens » Anglais en Tasmanie, en Nouvelle-Zélande, aux barbaries dans la guerre des Boers, à l’extermination par la soif des Héréros, pour entrevoir seulement ce qui s’est passé près de Kémach en 1915.

Malgré tous les efforts d’explication et l’insertion des facteurs : plaisir de tuer, rapacité, haine religieuse, despotisme, bêtise, il subsiste tant de choses incompréhensibles pour que la

tragédie de 1915 nous paraisse comme l’énigme la plus sanguinaire et la plus inquiétante de l’histoire.

Il restera toujours un facteur injustifiable et inexplicable, hors de toute logique, et ce reste est insupportable.

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