CHAPITRE XII
LES TURCS ET LES RÉSIDENTS ENNEMIS

Peu après le bombardement d'Odessa, je décidai de traiter avec Enver cette question qui nous obsédait tous : comment le Cabinet allait-il se comporter vis-à-vis des résidents ennemis ? Les internerait -il ? Installerait-il des camps de concentration, les persécuterait-il avec la malignité allemande, leur appliquerait-il les procédés favoris des Turcs envers les chrétiens - la torture et le massacre ? Des milliers de ressortissants ennemis étaient alors fixés dans l'Empire ottoman ; beaucoup d'entre eux y avaient passé toute leur existence ; d'autres y étaient même nés. Tous ces individus, quand la Sublime Porte entra en guerre, avaient de bonnes raisons de s'attendre aux traitements les plus rigoureux ; et ce n'est pas exagéré de dire quo presque tous vivaient dans la crainte constante de l'assassinat. Les Dardanelles avaient été fermées, en sorte qu'il n'y avait pas à compter sur une aide extérieure ; les droits de Capitulations, en vertu desquels ils avaient été préservés depuis des siècles, étaient abrogés ; il ne se trouvait donc, en réalité, rien entre ces malheureux et l'extermination, si ce n'est le drapeau américain. L'état de guerre avait maintenant fait de moi, en ma qualité de représentant des états-Unis, le protecteur des sujets britanniques, français, serbes et belges. Je compris dès le début toute la difficulté de mon entreprise, placé d'une part en face des Allemands qui préconisaient leurs méthodes bien connues de répression et de brutalité, et de l'autre, vis-à-vis des Turcs, avec leur haine traditionnelle des chrétiens, et leur penchant naturel à maltraiter les faibles.

Toutefois je n'étais pas sans arguments et, résolu à les faire valoir, j'étais venu les soumettre à Enver. La Turquie souhaitait être bien jugée de l'autre côté de l'Atlantique, dans l'espoir qu'après la guerre, les financiers américains la soutiendraient. A cette époque, dans les milieux diplomatiques de Constantinople, on était persuadé que nous jouerions le rôle de médiateur ; si la Turquie comptait sur nous comme amis, me proposais-je de dire à Enver, il fallait qu'elle traitât les étrangers ennemis de façon civilisée. « Vous espérez retrouver votre prestige de puissance mondiale. Rappelez-vous que les nations civilisées vous surveilleront avec soin; votre position future dépend de votre conduite au cours de la guerre ».

Les Turcs cultivés, y compris Enver, devinaient qu'à l'étranger on les considérait comme un peuple ne respectant ni la sainteté de la vie humaine, ni les sentiments les plus délicats, et cette attitude les blessait vivement. Je rappelai à Enver qu'une opportunité magnifique d'anéantir toutes ces critiques s'offrait à ses compatriotes. « Le monde peut dire que vous êtes des barbares, plaidai-je, prouvez par la façon dont vous traiterez vos ennemis que c'est faux. Seulement de la sorte, vous pourrez vous soustraire pour toujours à l'ignominie des Capitulations. Montrez que vous êtes dignes d'être affranchis de cette tutelle. Soyez civilisés - soyez modernes ! »

En considérant ce qui se passait alors en Belgique et dans le nord de la France, l'emploi du mot « moderne » était assez malheureux. Enver en profita sur le champ. Jusque-là, il avait conservé son attitude habituelle calme et digne, et paraissait comme toujours attentif, imperturbable, presque indifférent. Maintenant, dans un éclair, sa contenance changea; il sourit cyniquement, se pencha en avant, abattit son poing sur la table, et s'exclama : « Modernes ! non, quelle que soit la manière dont la Turquie fasse la guerre, au moins nous ne serons pas modernes. C'est le plus barbare de tous les systèmes, nous tâcherons simplement d'être décents ! »

Naturellement j'interprétais ceci comme un acquiescement à mes désirs ; je connaissais assez la mentalité orientale pour savoir qu'une promesse ainsi faite n'était pas suffisante. Les Allemands circonvenaient constamment les fonctionnaires turcs, les persuadant d'adopter leurs méthodes favorites vis-à-vis des ennemis ; ils avaient, en effet, ressuscité de nombreux principes en honneur au temps des guerres de l'antiquité et du moyen âge ; l'un d'eux - et non des moins barbares - consistait à prendre quelques représentants de la population, de préférence des personnes distinguées et influentes, comme otages qui répondraient de la « bonne conduite » des autres. En ce moment, l'Etat-Major allemand pressait les Turcs de recourir à ce procédé. De même que les Allemands retenaient des non-combattants en Belgique, comme garantie de la « cordialité » des Belges et plaçaient devant leurs armées en marche des femmes et des enfants, ils prétendaient qu'en ce pays un certain nombre de sujets français et britanniques les protégeassent contre la flotte alliée. Je savais bien que leur influence sinistre s'exerçait sans relâche ; il était en conséquence nécessaire de combattre immédiatement, et si possible, de l'emporter dès le début. Je décidai que le départ des diplomates et résidents alliés serait un témoignage éclatant de mon influence personnelle. Si tous les Français et Anglais qui désiraient réellement quitter Constantinople le faisaient sans incident, j'estimais que cette démonstration imposerait une contrainte, non seulement aux Allemands, mais aux esclaves de la bureaucratie ottomane.

En arrivant à la gare principale, au lendemain de la rupture, je vis que ma tâche ne serait pas facile. J'avais pris des arrangements avec les autorités pour que deux trains fussent mis à ma disposition : l'un, pour les résidents anglais et français, qui devait partir à sept heures, et l'autre, pour les diplomates et leur personnel, dont le départ était fixé à neuf heures. Mais les choses ne se passèrent pas comme il avait été convenu. La gare n'était qu'une masse houleuse de gens excités et inquiets, que la police repoussait sans cesse ; la scène présentait un mélange indescriptible de soldats, de gendarmes, de diplomates et de fonctionnaires turcs, évoluant au milieu de nombreux colis et bagages. Un des personnages les plus marquants était Bedri Bey, préfet de police, un jurisconsulte politique qui avait été récemment élevé à cette position et en mesurait l'importance. C'était un ami intime et un dévoué partisan de Talaat, un de ses instruments les plus précieux ; membre influent du Comité Union et Progrès, il aspirait à faire partie finalement du Cabinet. Le trait dominant de son caractère était sa haine des étrangers et de leur influence ; à ses yeux, la Turquie devait appartenir exclusivement aux Turcs ; il détestait tous les autres éléments de la population ottomane, et était particulièrement irrité par le contrôle que depuis des années les ambassades européennes exerçaient sur les affaires domestiques de son pays. En réalité, peu d'hommes en Turquie avaient accueilli avec une joie aussi profonde l'abolition des Capitulations. Naturellement, pendant les quelques mois suivants, j'eus de nombreuses occasions de le voir ; il se trouvait constamment sur mon chemin, prenant un plaisir quasi-malicieux à contrarier chaque démarche que je faisais en faveur des étrangers. Son attitude était à la fois risible et froissante ; nous cherchions à nous duper réciproquement - moi, m'efforçant de protéger les Français et les Anglais, lui, suscitant de continuels obstacles à mes efforts. De fait, cette lutte dégénérait presque en duel personnel, entre la préfecture de police et l'ambassade américaine. Bedri était capable, instruit, très actif et n'était pas doué d'un mauvais naturel, mais il aimait à jouer avec un étranger sans défense. Son rôle, ce soir-là lui était particulièrement agréable. « Quelle est la cause de toute cette agitation ? lui demandai-je.

- Nous avons changé d'avis, dit-il (et sa contenance témoignait que ce changement ne lui déplaisait pas) ; nous laisserons partir le train destiné aux ambassadeurs et à leur suite. Mais nous avons décidé que les résidents non officiels ne s'en iraient pas ; le train qui devait les emmener restera ici.

Mon personnel et moi-même, nous avions travaillé péniblement pour assurer cette possibilité de retour à ces malheureux ; il n'était que trop évident qu'une influence quelconque contrecarrait mon initiative. Ce changement subit de plans produisait une confusion et une consternation extrêmes. A la gare, deux groupes de passagers se distinguaient, l'un pouvant s'en aller et l'autre obligé de demeurer là. Sir Louis Mallet et Mr. Bompard ne désiraient pas laisser leurs nationaux derrière eux, et ces derniers se refusaient à croire que le train, formellement promis par les fonctionnaires turcs, ne partirait pas ce même jour à un moment quelconque. Je me rendis immédiatement chez Enver, qui me confirma la déclaration de Bedri. La Turquie avait de nombreux ressortissants en Egypte, m'objecta-t-il, dont la situation causait de grandes inquiétudes. Avant que les résidents français et anglais fussent autorisés à quitter la Turquie, la protection des sujets turcs devait être assurée. Je n'eus aucune difficulté à régler ce détail ; sir Louis Mallet fit immédiatement les promesses nécessaires.

Néanmoins ceci ne suffit pas à résoudre la question ; en effet, ce n'était qu'un prétexte. Bedri continuait à s'opposer au départ du train ; l'ordre le retenant ici, dit-il, ne pouvait être annulé, sous peine de déranger l'horaire général, et de provoquer des accidents. Je reconnus là un simple subterfuge oriental, et je compris que l'ordre émanait de plus haut que le préfet ; cependant rien ne pouvait être fait en ce moment. Bedri ne laissa personne monter dans le train diplomatique avant que je ne l'eusse identifié moi-même. Je dus me placer à une petite porte, et examiner un à un tous les voyageurs. Chacun, qu'il appartînt ou non au corps diplomatique, essayait de se frayer un chemin par cette étroite issue et nous assistâmes à une bagarre, sur une plus petite échelle, du bon vieux temps à Brooklyn Bridge.

Les gens couraient dans toutes les directions, vérifiant les bagages, prenant des billets, discutant avec des fonctionnaires, consolant des femmes bouleversées et des enfants épouvantés, pendant que Bedri, calme et maître de lui, surveillait tout le pandemonium avec un sourire sarcastique. Des chapeaux furent perdus, des vêtements déchirés, et pour ajouter à la confusion, mon collègue Mallet se prit de querelle avec un fonctionnaire turc - la victoire demeura facilement à l'Anglais ; j'entrevis Bompard, l'ambassadeur français, secouant vigoureusement un agent de police. Une dame jeta son bébé dans mes bras, une autre me tendit un petit garçon et plus tard encore, alors que je me tenais à la porte, identifiant les heureux partants, un des secrétaires de l'ambassade britannique me choisit comme gardien de son chien !

Dans l'intervalle, sir Louis Mallet, emporté par la colère, refusa de partir.

« Je demeurerai ici, déclara-t-il, jusqu'à ce que le dernier de mes compatriotes ait quitté la Turquie ».

Je lui lis observer qu'il n'était plus leur protecteur ; moi, l'ambassadeur américain, j'assumais aujourd'hui cette responsabilité, et je pourrais difficilement en revendiquer le titre s'il demeurait à Constantinople.

« Il est certain, déclarai-je, que les Turcs ne me reconnaîtront pas le représentant des intérêts britanniques si vous restez ici. »

En outre, je suggérai qu'il demeurât à Dedeagatch quelques jours et y attendît l'arrivée de ses compagnons. Si je ne réussissais pas à les faire sortir du pays, il pourrait revenir. Sir Louis se rangea à regret à mon avis et monta dans le train. Quand il quitta la gare, je l'entrevis une dernière fois, assis dans son wagon réservé, presque enseveli sous une masse de malles, de petits sacs, de boîtes et de valises diplomatiques, entouré de ses collaborateurs, le chien de son premier secrétaire veillant sympa-thiquement sur lui. Les simples particuliers étrangers se morfondirent plusieurs heures à la gare, espérant qu'au dernier moment, ils seraient autorisés à partir ; Bedri, hélas ! demeura inexorable, et la situation de ces malheureux était presque désespérée ; la plupart n'ayant plus d'habitations à Constantinople se trouvaient pratiquement sans abri ; d'aucuns trouvèrent asile chez des amis pour la nuit ; d'autres purent se loger dans des hôtels.

Leur sort demeurait précaire, car il était manifeste, qu'en dépit des promesses officielles, la Turquie était résolue à les garder comme otages. Enver et Talaat me disaient bien avoir l'intention de poursuivre la guerre avec humanité, mais d'une autre part, leurs subalternes, tels que Bedri, se conduisaient do façon à réduire à néant toutes ces prétentions à la civilisation. La vérité, c'est que les fonctionnaires se querellaient à propos du traitement des ennemis, tandis que le Grand état-Major allemand assurait au Cabinet qu'il commettait une grande faute en se montrant conciliant vis-à-vis d'eux.

Finalement, je parvins à arranger leur départ pour le jour suivant. Bedri, plus accommodant passa cet après-midi à l'Ambassade, visant les passeports ; le soir, nous allâmes tous deux à la gare et fîmes partir sans incident le train pour Dedeagatch. Je donnais une boîte de candis- «délices turques » - à chacune des cinquante femmes et enfants du convoi ; toutes ces personnes étaient heureuses et ne cherchaient pas à cacher leur soulagement de quitter la Turquie. A Dedeagatch, elles rencontrèrent le corps diplomatique et la réunion qui s'accomplit, je l'appris plus tard, fut excessivement touchante. J'eus le plaisir de recevoir de nombreux témoignages de gratitude, en particulier une lettre signée par plus d'une centaine de ces malheureux nous adressant leurs remerciements, à Mrs. Morgenthau, au personnel de l'ambassade et à moi-même.

Quelques retardataires désiraient encore partir, et je me rendis le lendemain chez Talaat en leur faveur. Il était d'humeur particulièrement aimable. Le Conseil, m'annonça-t-il, avait examiné avec soin toute la question des sujet anglais et français en Turquie, et mes arguments l'avaient grandement influencé ; aussi avait-il été formellement décidé que les résidents ennemis pourraient demeurer ou non, à leur gré ; il n'y aurait pas de camps de concentration, les civils auraient toute latitude, comme en temps de paix, de s'occuper de leurs affaires particulières, et tant qu'ils se comporteraient loyalement ils ne seraient pas inquiétés. « Nous voulons prouver par nos procédés, ajouta Talaat, que nous ne sommes pas une race de barbares ». En compensation de cette promesse, il me demanda une faveur : celle de veiller à ce que la presse américaine, comme celle d'Europe, fît l'éloge de la Turquie en cette circonstance.

De retour à l'ambassade, je fis mander immédiatement Mr. Theron Damon, correspondant de l'Associated Press, le Dr Lederer, correspondant du Berliner Tageblatt et le Dr Sandler, qui représentait le Herald de Paris, et je leur donnai des interviews, louant l'attitude de la Turquie à l'égard des résidents étrangers. Je câblais également dans un sens favorable à Washington, Londres, Paris et à tous nos consuls. Les journalistes me quittaient à peine quand je reçus d'alarmantes communications. J'avais arrangé le départ d'un nouveau train, ce soir-là, et maintenant les Turcs refusaient de viser les passeports des voyageurs ! Ce brusque revirement, après la promesse formelle de Talaat, était naturellement troublant. Je me rendis de suite à la gare ; le spectacle dont j'y fus témoin augmenta ma colère contre le ministre de l'Intérieur ; une masse de gens éperdus remplissait l'enceinte ; les femmes pleuraient, tandis qu'un peloton de soldats, commandé par un petit freluquet (sic) de major, expulsait chacun de la gare à coups de crosse de fusils. Bedri, comme toujours, était là, et comme toujours, il se réjouissait manifestement de la confusion. Certains voyageurs, me dit-il, n'avaient pas payé leur impôt sur le revenu et, pour cette raison, n'auraient pas l'autorisation de partir. Je me déclarais personnellement responsable de ces paiements.

« Décidément vous avez réponse à tout, M. l'Ambassadeur, je n'ai plus qu'à m'incliner », dit Bedri en riant. Nous en conclûmes tous que mon offre avait réglé la question et que les choses se passeraient selon le plan primitif. Mais soudain, un contre-ordre annula encore le départ du train. Talaat s'étant engagé vis-à-vis de moi, je résolus de le voir et d'obtenir de lui-même la signification de tout ceci. Je sautai dans mon automobile et me rendis à la Sublime Porte, où il tenait habituellement son quartier général. N'y trouvant personne, je dis au chauffeur de me conduire directement à la maison du Ministre. Quelque temps auparavant, j'avais rendu visite à Enver dans son habitation privée et l'occasion présente me permit de comparer leurs deux manières de vivre. La différence était saisissante. J'avais trouvé Enver s'entourant de luxe, habitant l'un des quartiers les plus aristocratiques de la ville, tandis que je me dirigeais maintenant vers l'un de ses plus pauvres faubourgs ; nous arrivâmes dans une rue étroite, bordée de petites maisons grossières, en bois blanc ; une seule chose distinguait ce passage des autres, indiquant que le personnage le plus influent de l'Empire y avait sa résidence ; chaque issue était gardée par un sergent de ville, qui ne laissait passer personne incapable de fournir le motif et les preuves de sa visite. Ma voiture dut stopper comme les autres, mais, m'étant fait reconnaître, je fus promptement autorisé à poursuivre ma route. Contrastant avec le palais d'Enver, aux salles innombrables et au mobilier somptueux, l'habitation de Talaat était une vieille maison de bois, chancelante, à trois étages ; choix qui, je l'appris plus tard, faisait partie du programme politique de son propriétaire. Comme nombre de ses congénères turcs, il avait résolu de tirer tout le parti possible de sa situation d'homme du peuple et il savait qu'un étalage soudain de prospérité et d'ostentation affaiblirait son influence auprès du Comité Union et Progrès, dont la plupart des membres, comme lui-même s'étaient élevés des bas-fonds de la société. L'intérieur de l'habitation correspondait exactement à l'extérieur. Aucune prétention à la magnificence orientale ; des meubles bon marché ; quelques peintures grossière suspendues aux murs et un ou deux tapis usés dispersés sur le parquet ; sur une table en bois, bien en évidence, on remarquait un appareil télégraphique - jadis le gagne-pain de Talaat et aujourd'hui son moyen de communication avec ses collègues. Dans les conditions présente de perturbation du pays, il préférait télégraphier personnellement.

J'attendis quelques instants dans ce milieu l'arrivée du grand « Boss » (sic) de Turquie. A un moment donné, une porte s'ouvrit à l'extrémité opposée de la pièce et un personnage énorme, se traînant lourdement, prétentieusement vêtu, entra. Je fus frappé du contraste que présentait ce Talaat avec celui du Ministère, dont l'apparence m'était devenue si familière. Ce n'était plus le fonctionnaire aux vêtements européens et au mince placage de manières européennes ; l'homme que je voyais maintenant ressemblait à un véritable bohémien bulgare. Il portait le fez turc habituel ; ses Tonnes corpulentes s'abritaient dans d'épais pyjamas gris, d'où émergeait une figure ronde et souriante. Il paraissait d'humeur à la fois souriante et embarrassée, preuve qu'il connaissait bien le motif urgent m'ayant poussé à envahir sa retraite privée ; sa contenance était celle d'un méchant écolier impénitent. Il s'avança, s'assit en ricanant gentiment et commença à faire des excuses. La porte se rouvrit doucement et une petite fille hésitante fut poussée dans la pièce, apportant un plateau avec des cigarettes et du café, Je m'aperçus qu'une jeune femme, paraissant avoir vingt-cinq ans environ, se tenait derrière l'enfant, le pressant d'entrer. Ainsi, je voyais là la femme et la fille adoptive de Talaat ; j'avais déjà découvert que les femmes turques, qui ne vont jamais dans le monde, ne remplissent pas les fonctions de maîtresses de maison, sont extrêmement curieuses de connaître les hôtes de leurs maris, et aiment à les entrevoir subrepticement. évidemment, Mme. Talaat ne se trouva pas satisfaite par cette inspection préliminaire, car, quelques instants après, elle apparut à une fenêtre, juste en face de moi, mais complètement invisible pour son mari qui était placé dans la direction opposée, et y demeura plusieurs minutes, tranquille et attentive. étant à l'intérieur de la maison, elle ne portait pas de voile ; sa figure était belle et intelligente, et l'on devinait clairement qu'elle se réjouissait de contempler d'aussi près un ambassadeur américain.

« Voyons, Talaat, dis-je, sentant l'urgence de lui parler sans détour, ne sentez-vous pas combien vous agissez follement ? Vous m'annoncez, il y a quelques heures, votre résolution de traiter décemment les Français et les Anglais, vous m'avez prié d'en publier la nouvelle dans la presse américaine et étrangère; j'ai mandé immédiatement les journalistes, leur racontant comme vous vous conduisiez bien, et ceci sur votre demande ! Le monde entier lira cela demain. Maintenant vous faites de votre mieux pour neutraliser tous mes efforts en votre faveur ; vous avez manqué à votre première promesse. Avez-vous l'intention de tenir les autres ? Voulez-vous vous y conformer ou vous proposez-vous de changer constamment d'avis ? Or entendons-nous bien. Ce dont nous, Américains, nous nous glorifions particulièrement, c'est d'être fidèles à notre parole ; nous le faisons en tant qu'individus, aussi bien que comme nation. Nous refusons de traiter sur un pied d'égalité ceux qui n'agissent pas ainsi. Vous ferez bien de comprendre maintenant que nous ne pouvons conclure aucun arrangement réciproque, si je ne peux me fier à vous.

- Et bien, ceci n'est pas ma faute, répondit Talaat, mais celle des Allemands ; ils ont fait stopper le train. Le chef d'état-Major vient de revenir et fait grand tapage, disant que nous sommes trop conciliants à l'égard des Français et des Anglais et que nous ne devons pas les autoriser à partir ; au contraire qu'il faut les garder comme otages. Son intervention est cause du changement de plan. »

C'était bien ce que j'avais soupçonné; Talaat s'était d'abord engagé vis-à-vis de moi, puis Bronssart, chef de l'état-Major avait contremandé pratiquement ses ordres. Un tel aveu permettait la franche explication que je souhaitais depuis longtemps ; à cette époque, nos rapports étaient devenus si amicaux que je pouvais lui parler presque comme à mon propre fils.

- Allons plus loin, proposai-je ; dans vos relations avec les étrangers, vous avez besoin d'être conseillé, il faut décider si ce sera par moi où par l'état-Major allemand ; croyez-vous que vous ayez raison de vous mettre entièrement dans les mains des Allemands? Le moment peut venir où mon aide vous sera utile contre eux.

- Que voulez-vous dire par là ? interrogea mon interlocuteur avec une curiosité manifestement intense.

- Avant peu, vos alliés vous imposeront sûrement des obligations qui vous déplairont. Si vous pouvez objecter que l'ambassadeur américain s'y oppose, mon soutien peut vous devenir utile. De plus, vous savez que tous nous comptons sur la paix d'ici quelques mois ; vous n'ignorez pas qu'en réalité les Allemands ne tiennent pas à la Turquie, et vous n'avez certes aucun titre à la sympathie des Alliés. Il n'y ai qu'une nation à laquelle vous pouvez vous adresser comme à un ami désintéressé, c'est aux états-Unis.

L'argument était si juste que j'eus à peine besoin de l'étayer par de longs raisonnements; cependant, j'en possédais encore un autre qui porta davantage. La lutte entre le ministère de la guerre et les pouvoirs civils avait déjà commencé. Je savais que Talaat, bien que ministre de l'Intérieur et civil, était déterminé à ne rien sacrifier de son autorité à Enver, aux Allemands et aux représentants de l'armée. « Si vous laissez les Allemands gagner ce point aujourd'hui, continuai-je, vous serez pratiquement en leur pouvoir. Vous dirigez les affaires présentement, mais vous êtes toujours un civil. Permettrez-vous à l'armée, représentée par Enver et par l'état-Major allemand, de contrôler vos ordres? Il est évident que c'est ce qui est arrivé aujourd'hui. Si vous y consentez, vous verrez que, de ce moment, ils prendront la direction des événements. Les Allemands placeront ce pays sous la loi martiale ; que ferez-vous alors, vous civils ? »

Visiblement ma thèse impressionna Talaat, car il garda le silence quelques instants, pesant évidemment mes observations, puis il me dit d'un ton très décidé : « Je vais vous aider ».

Il s'approcha de sa table et commença à faire fonctionner son appareil télégraphique. Je n'oublierai jamais ce tableau : ce Turc énorme, assis là, en pyjamas gris et fez rouge, transmettant activement ses dépêches, sa jeune femme le contemplant par une petite fenêtre, et les derniers rayons du soleil couchant inondant la pièce. évidemment, le maître de la Turquie rencontrait des difficultés, et à mesure que le télégraphe enregistrait la discussion, il frappait les touches avec une irritation croissante. Il me confia que le major en surveillance à la gare, insistait pour avoir des ordres signés par Enver, - ceux par fil pouvant être facilement contrefaits. Talaat eut besoin de quelque temps pour découvrir Enver, puis tout le débat reprit apparemment à nouveau. Une nouvelle, télégraphiée à ce moment à Talaat, ruina presque ma cause. Ayant longuement et violemment tapé les touches de sa machine, son visage perdit son expression de gaieté et devint quasi-féroce ; il se tourna vers moi et m'expliqua :

« Les Anglais ont bombardé les Dardanelles ce matin et tué deux Turcs ! » Puis enchaînant, il continua : « Nous avons l'intention de tuer trois chrétiens pour chaque musulman massacré ».

Je crus un instant que tout était perdu. La physionomie de Talaat ne reflétait qu'un sentiment, - la haine. Plus tard, en lisant le rapport de Cromer sur les événements des Dardanelles1, je constatai que le Comité britannique stigmatisait de faute cette attaque prématurée, qui dévoilait aux Turcs les plans des Anglais. Je peux témoigner que ce fut une faute, pour une autre raison, car il s'en fallut de peu  que ces quelques coups de canon ne détruisissent mes laborieuses combinaisons de départ des résidents étrangers. Talaat était furieux,et j'eus quelque peine à regagner le terrain perdu ; finalement, je réussis à l'apaiser. Il balançait manifestement entre l'envie de punir les Anglais et son désir de faire prévaloir sa propre autorité sur celle de ses rivaux. Heureusement, ce dernier motif l'emporta. A tout hasard, il était résolu à montrer que c'était lui le « boss » (sic).

Nous passâmes ainsi plus de deux heures, mon hôte involontaire cessant de temps à autre de télégraphier pour me communiquer les dernières informations politiques. Djavid, le ministre des Finances, avait démissionné, mais promettait de travailler avec eux dans la coulisse ; on avait obtenu du Grand Vizir que, malgré ses menaces, il conservât sa charge. Entre deux nouvelles, il m'assura que les ennemis fixés à l'intérieur du pays ne seraient pas inquiétés tant que Beyrouth, Alexandrette, ou tout autre port non fortifié ne seraient pas bombardés, mais en cas d'attaques on exercerait des représailles sur les Français et les Anglais. Sa conversation prouvait qu'il n'aimait pas spécialement les Allemands ; ils sont arrogants, insolents, dit-il, s'immiscent constamment dans les questions militaires et nous traitent avec mépris.

Enfin nous prîmes les derniers arrangements en vue du départ du train. Talaat avait souvent changé d'humeur pendant cette longue entrevue, se montrant tour à tour maussade, aimable, barbare et complaisant. Il y a un côté du caractère turc que les Occidentaux ne comprennent pas, c'est le sentiment profond de ce peuple pour « l'humour » ; Talaat lui-même appréciait un bon mot et une histoire comique. Maintenant qu'il avait rétabli nos relations amicales et s'était acquitté de sa promesse, il recouvra sa gaieté.

- Vos protégés peuvent partir à présent, dit-il en riant, « il est temps d'acheter vos candis, monsieur l'Ambassadeur ! »

Cette dernière remarque était une allusion aux petits cadeaux que j'avais offerts la nuit précédente aux femmes et aux enfants.

Je retournai immédiatement à la gare où je trouvai les voyageurs désolés assis à l'entour, dans l'attente d'une parole d'espoir. Quand je leur dis que leur départ était assuré pour le soir même, ils m'accablèrent sous l'expression de leurs remerciements et de leur gratitude.

suite

1) Voir : Rapport de la Commission parlementaire anglaise, dans l'expédition des Dardanelles d'après les documents officiels anglais, publié par Testis. Payot, éditeur.