CHAPITRE XI
L'ALLEMAGNE OBLIGE LA TURQUIE A SE JOINDRE AUX BELLIGÉRANTS

Cependant tous nous avions les nerfs tendus à l'extrême, sachant que l'Allemagne multipliait ses efforts pour amener un casus belli. Souchon envoyait fréquemment le Goeben et le Breslau manouvrer dans la Mer Noire, espérant que la flotte russe les attaquerait, sans compter d'autres situations pendantes d'où pouvait sortir la guerre, telles que des escarmouches entre les troupes turques et russes à la frontière de Perse ou du Caucase, ou encore, lorsque le 29 octobre, des compagnies de Bédouins franchirent les confins égyptiens, où elles se heurtèrent à des détachements britanniques.

Ce même 29 octobre, j'eus une longue conversation avec Talaat, dans laquelle je lui exposai ces faits au nom de l'Ambassadeur britannique. « Je suppose, m'avait écrit Sir Louis Mallet, que ceci signifie la guerre ; vous pourriez en annoncer la nouvelle à Talaat et lui faire sentir les résultats possibles d'un acte aussi insensé. » Il avait déjà eu des difficultés avec la Turquie à ce sujet ; quand il avait protesté auprès du Grand Vizir, parce que les troupes turques étaient à proximité de la frontière égyptienne, l'homme d'état turc répondit nettement que son gouvernement ne reconnaissait « aucune frontière égyptienne », ce qui signifiait que l'Egypte elle-même était considérée comme territoire turc et l'occupation anglaise une usurpation temporaire. Lorsqu'à mon tour, je signalai à Talaat les faits en question, il contesta que des Bédouins ottomans eussent franchi la frontière, m'expliquant que les Turcs creusaient des puits dans la péninsule du Sinaï pour s'en servir, au cas où la guerre éclaterait avec l'Angleterre ; celle-ci les détruisant, les Bédouins étaient intervenus pour s'y opposer. Au cours de cette entrevue, Talaat me déclara franchement que la Turquie avait décidé de se ranger aux côtés des Allemands et de vaincre ou mourir avec eux. Il allégua les motifs que l'on connaît et ajouta que si l'Allemagne était victorieuse - ce dont il ne doutait pas - le Kaiser se vengerait sur la Turquie de lui avoir refusé son concours. Talaat admettait franchement que la peur (motif qui, je l'ai dit plus haut, inspire nombre de déterminations chez les Orientaux) poussait son pays à devenir l'alliée des Puissances Centrales. Il analysa la situation dans son entier avec calme, déclara que les nations ne pouvaient se laisser impressionner par des sentiments tels que la gratitude, la haine, ou l'affection ; le seul moteur de leurs actions devait être la politique impitoyable.

« En ce moment, continua-t-il, il est de notre intérêt de nous attacher au parti de l'Allemagne ; si, dans un mois, c'était notre intérêt d'embrasser celui de la France et de l'Angleterre, nous le ferions tout aussi volontiers. La Russie est notre plus grande ennemie et nous la redoutons. Si maintenant, tandis que l'Allemagne l'attaque, nous pouvons lui donner un bon coup de pied (sic), et la mettre hors d'état de nous nuire pendant quelque temps, il est de notre devoir de lui administrer ce coup de pied. »

Et me regardant avec un sourire à moitié mélancolique et à moitié provocant, il résuma toute la situation dans cette boutade : Ich mit die Deutschen [Moi avec les Allemands) dit-il dans son mauvais allemand.

Mais le Cabinet était si divisé qu'il fallut l'intervention des Allemands eux-mêmes pour jeter la Turquie dans la mêlée. Le soir qui suivit mon entretien avec Talaat, des nouvelles déplorables arrivèrent de Russie. Trois torpilleurs turcs étaient entrés dans le port d'Odessa, avaient coulé une canonnière russe, le Donetz, avec une partie de l'équipage, et endommagé deux dreadnoughts. Ils envoyèrent en outre par le fond le Portugal, navire français, tuant deux hommes, en blessant deux autres. Puis ils pointèrent leurs canons sur la ville et détruisirent une raffinerie; il y eut quelques victimes. Ces navires étaient commandés par des officiers allemands ; il y avait très peu de Turcs à bord, ceux-ci ayant reçu un congé, en l'honneur de la fête religieuse de Bairam. Un tel acte était une provocation pure et simple, accomplie de propos délibéré par les Allemands pour rendre la guerre inévitable. Les officiers commandant le General, comme me l'avait raconté mon ami, menaçaient constamment de commettre quelque folie semblable si la Turquie ne s'y décidait pas ; et bien, cette fois ils avaient tenu parole !

Quand cette nouvelle parvint à Constantinople, Djemal, le Ministre de la Marine, jouait aux cartes au Cercle d'Orient; cette agression, si elle représentait une action gouvernementale de la Turquie, ne pouvait avoir été entreprise sans ses ordres. Lorsqu'on vint le chercher à la table de jeu pour le mettre au courant, Djemal parut très surpris.

« Je n'en ai aucune connaissance, s'exclama-t-il ; cela a été fait à mon insu. »

Le soir du 29, j'eus une autre conversation avec Talaat ; il me tint le même langage, disant qu'il n'avait rien su au préalable concernant cette attaque et que l'amiral allemand Souchon en portait l'entière responsabilité. .

Que Djemal et Talaat aient été sincères en plaidant ainsi l'ignorance, je ne m'en porterais pas garant ; mon opinion est qu'ils s'attendaient à quelque provocation de ce genre. Mais il est certain que le Grand Vizir, Saïd Halim, fut réellement peiné. Lorsque Mr. Bompard et Sir Louis Mallet vinrent le trouver et lui demandèrent leurs passeports, il fondit en larmes ; il les pria de différer leur départ, les assurant que la chose pourrait être arrangée. Le Grand Vizir était l'unique membre du Cabinet qu'Enver et Talaat désirassent spécialement ménager ; comme prince de la maison r oyale d'Egypte et étant donnée sa grande fortune, sa présence dans le Conseil, comme je l'ai déjà fait remarquer, donnait à celui-ci un certain relief. Ceci explique probablement le message que je reçus alors. Talaat me pria de me rendre chez l'ambassadeur russe et de m'informer des compensations que la Turquie pouvait offrir pour satisfaire le Czar. Il y avait peu d'apparence que Talaat souhaitât sincèrement le succès de ma mission ; son but était simplement de montrer au Grand Vizir sa bonne volonté, et, de cette façon, de le retenir dans le Cabinet. Je vis M. Giers, mais ne le trouvai pas d'humeur conciliante ; les seules réparations capables de le satisfaire seraient le renvoi de tous les officiers allemands, tant de l'armée que de la flotte turques. Il avait reçu l'ordre de partir immédiatement et il l'exécuterait ; toutefois il attendrait assez longtemps en Bulgarie pour recevoir la réponse de la Turquie, et, si elle acceptait ses conditions, il reviendrait.

« La Russie, elle-même, s'arrangera pour que la flotte turque ne revienne pas dans la Mer Noire » conclut M. Giers d'un air farouche. Talaat vint me rendre visite dans l'après-midi, disant qu'il venait de déjeuner avec Wangenheim. Le Cabinet avait examiné la réponse russe, m'expliqua-t-il, le Grand Vizir désirait avoir les conditions de M. Giers par écrit ; pourrais-je m'y employer ? Garroni, l'ambassadeur italien, avait alors la charge des intérêts russes et je répondis à Talaat que ces négociations ne me regardaient plus et que tous arrangements ultérieurs devaient être réglés par son intervention.

« Pourquoi ne laissez-vous pas tomber votre masque de messager du Grand Vizir et ne me parlez-vous pas en votre nom personnel ? » demandai-je.

Il rit et répondit : « Eh bien ! Wangenheim, Enver et moi, nous préférons que la guerre éclate maintenant ».

Bustany, Oskan, Mahmoud et Djavid mirent immédiatement leurs menaces à exécution et donnèrent leur démission de membres du Cabinet, laissant ainsi l'autorité aux mains des Turcs musulmans. Le Grand Vizir, bien qu'il eût aussi promis de résigner ses fonctions, ne le fit pas ; il était excessivement prétentieux et vain et appréciait tellement les dignités de sa charge que, le moment de la décision finale venu, il ne put les abandonner. Le résultat net de l'entrée en guerre de la Turquie, en tant que politique intérieure, fut de livrer la nation entière au Comité Union et Progrès, qui contrôlait maintenant le Gouvernement pratiquement dans tous ses départements. Ainsi l'organisation idéale, créée pour procurer à ce pays les bienfaits de la démocratie, était devenue finalement un instrument de l'autocratie prussienne !

Brossons un dernier tableau de ces journées palpitantes. Le 30 au soir, je me rendis à l'ambassade britannique. Les résidents anglais accouraient déjà en grand nombre pour demander protection, et chacun était inquiet à l'idée des mauvais traitements en perspective, même du massacre possible des étrangers. Au milieu de la tension générale, quelqu'un garda un calme imperturbable : sir Louis Mallet. Je le trouvai assis dans les bureaux de la chancellerie, devant une immense cheminée, de grosses piles de documents rangées en demi-cercle autour de lui. Des secrétaires et des employés entraient constamment, les bras chargés de papiers, qu'ils ajoutaient aux monceaux accumulés déjà près de lui. Il prenait un acte après l'autre, le parcourait rapidement et presque invariablement le jetait au feu. C'étaient les archives de l'ambassade, vieilles probablement de plus d'une centaine d'années ; les travaux remarquables d'une longue suite d'ambassadeurs distingués y étaient consignés, c'étaient les annales des victoires diplomatiques remportées en Turquie par Stratford de Redcliffe, le Grand « Elchi » (comme le nommaient les Turcs) qui, pendant presque un demi-siècle, de 1810 à 1858, gouverna pour ainsi dire l'Empire turc dans l'intérêt de l'Angleterre. Les rapports d'autres ministres accrédités près de la Sublime Porte furent ensuite, un à un, livrés aux flammes. La longue histoire de l'influence britannique en Turquie était arrivée à sa conclusion ; une campagne de vingt ans, menée par le Kaiser, avait ruiné cette influence et l'ascendant allemand triomphait finalement ; le brasier, que sir Louis Mallet attisait constamment, était en réalité le bûcher funéraire du pouvoir évanoui de l'Angleterre en Turquie. En considérant ce diplomate plein de dignité et quelque peu pensif, entouré des splendeurs de l'ambassade britannique, je me représentai naturellement les Sultans s'inclinant jadis avec une crainte respectueuse devant la majesté de l'Angleterre, à une époque où la Prusse et l'Allemagne n'existaient guère que de nom. Cependant, comme en général les diplomates et officiers de sa nationalité, sir Louis était calme et plein de sang-froid. Assis devant le feu, nous discutions les détails de son départ ; il me donna une liste des résidents qui devaient partir, et de ceux désignés pour rester en Turquie ; enfin nous prîmes nos derniers arrangements, puisque je me chargeais des intérêts anglais.

Quelque douloureux que fût à beaucoup de points de vue cet écroulement de l'influence britannique en Turquie, l'honneur de la Grande-Bretagne et celui de son ambassadeur demeuraient intacts ; sir Louis Mallet n'avait pas, comme Wangenheim, acheté des fonctionnaires turcs ; il n'avait pas corrompu la presse turque, piétiné les derniers vestiges du code international, fraternisé avec une bande de démagogues enragés, et mené une campagne incessante de faux rapports et de mensonges contre son ennemi. Le jeu diplomatique, qui avait abouti à la défaite, était un de ceux pour lequel les hommes d'Etat anglais n'étaient pas qualifiés; il demandait des talents qu'un Wangenheim seul possédait, cette politique allemande qui, conformément à la maxime de Bismarck, est prête à sacrifier pour la Patrie « non seulement la vie, mais aussi l'honneur. »

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