CHAPITRE V
CONTRAIREMENT AUX CONVENTIONS INTERNATIONALES
LE GOEBEN ET LE BRESLAU FRANCHISSENT LES DARDANELLES

Le 10 août, je me rendis en chaloupe au-devant du Sicilia, petit navire italien qui venait de Venise ; son arrivée m'intéressait spécialement, car il amenait à Constantinople ma fille et mon gendre, Mr. et Mrs. Maurice Wertheim et leurs trois petites fille». Notre rencontre fut plus animée encore que je ne m'y attendais. Je trouvai les passagers très émus, ayant assisté la veille à un combat naval dans la mer Ionienne.

« Nous déjeunions hier sur le pont, m'expliqua ma fille, quand je vis apparaître à l'horizon deux curieux bâtiments. Je courus chercher mes jumelles et je distinguai deux grands navires de combat, le premier surmonté de tours bizarres de caractère exotique, l'autre un cuirassé ordinaire. Nous restâmes en observation, quand nous vîmes apparaître un autre vaisseau, suivant les deux premiers à toute vitesse. Il se rapprocha de plus en plus, puis les canons grondèrent, des colonnes d'eau jaillirent, tandis que de petits nuages de fumée blanche se détachaient sur le ciel. Je fus quelques instants avant de comprendre la nature du spectacle qui s'offrait à mes yeux ; soudain la vérité m'éclaira : nous venions d'assister à une action navale. Les bâtiments se déplaçaient constamment, tout en continuant à avancer rapidement ; enfin les deux grands virèrent de bord et se précipitèrent furieusement sur leur ennemi, ensuite ils parurent changer d'avis et rebroussèrent chemin. A son tour, le dernier combattant modifia sa direction et nous rejoignit paisiblement, ce qui m'inquiéta d'abord un peu, mais il n'arriva rien ; il tourna autour de nous et nous pouvions distinguer ses marins excités, noirs de fumée, ricanant simplement ; ceux-ci posèrent plusieurs questions à notre capitaine, puis leur embarcation s'éloigna et finalement disparut. Notre commandant nous expliqua alors que les deux grands navires étaient allemands, qu'ils avaient été surpris dans la Méditerranée et essayaient, pour échapper à la flotte britannique qui les pourchassait, d'atteindre Constantinople. Les avez-vous aperçus? continua ma fille, où est à votre avis la flotte britannique ? »

Quelques heures plus tard, je rencontrai par hasard Wangenheim. Quand je lui racontai ce qu'avait vu Mrs. Wertheim, il parut très agité et manifesta le plus vif intérêt. Aussitôt après le déjeuner, il se rendit à l'ambassade américaine avec Pallavicini et demanda une entrevue à ma fille. Les deux ambassadeurs s'assirent solennellement devant Mrs. Wertheim, à laquelle ils firent subir.- poliment il est vrai - un interrogatoire des plus minutieux : « Je n'ai jamais autant senti mon importance »,me confia-t-elle plus tard. Ils ne laissaient échapper aucun détail, désiraient savoir combien de coups de canon avaient été tirés, quelle était la direction prise par les navires allemands, ce que chacun avait dit à bord, et ainsi de suite.

Cette visite sembla procurer aux diplomates alliés un soulagement et une satisfaction considérables, car ils quittèrent la maison, exultant presque, agissant comme s'ils étaient délivrés d'un lourd souci. Et ils avaient certes raison de triompher. Ma fille leur avait ingénument communiqué les nouvelles qu'ils souhaitaient le plus ardemment apprendre. Le Goeben et le Breslau avaient échappé à la flotte britannique et faisaient vapeur dans la direction des Dardanelles ! Car c'étaient eux que Mrs. Wertheim avaient vus aux prises avec un éclaireur britannique !

Le lendemain, une affaire de service m'appela à l'ambassade allemande ; l'excitation de Wangenheim me prouva vite que les questions bureaucratiques ne l'intéressaient pas. Je ne l'avais jamais vu aussi nerveux, ni aussi agité. Il ne restait pas assis deux minutes, bondissait à tout instant de sa place, courait à la fenêtre et regardait anxieusement dans la direction du Bosphore, où il pouvait apercevoir le Corcovado, son poste particulier de T. S. F., à environ trois quarts de mille de distance ; son visage était en feu et ses yeux brillaient ; il parcourait la pièce à grands pas, parlant un instant d'une récente victoire allemande, s'interrompant pour me donner un léger aperçu des plans du Kaiser, puis glissait de nouveau vers la fenêtre, pour surveiller le Corcovado.

- Quelque chose vous préoccupe, dis-je en me levant. Je m'en vais, je reviendrai à un autre moment.

- Non, non, protesta-t-il violemment. Je veux que vous restiez ici. C'est aujourd'hui un grand jour pour l'Allemagne ! Attendez quelques minutes et vous apprendrez une nouvelle sensationnelle, en liaison intime avec le rôle de la Turquie dans la guerre.

Il quitta hâtivement le portique et s'accouda à la balustrade. Au même moment, je vis une petite chaloupe quitter le Corcovado et se diriger vers le bassin de l'ambassade. Wangenheim descendit rapidement, s'empara de l'enveloppe que lui tendait un matelot et, un instant après, il faisait de nouveau irruption dans la pièce.

- Nous les tenons ! me cria-t-il. - Qui ? demandai-je.

- Le Goeben et le Breslau ! Ils ont franchi les Dardanelles !

Il agitait son message de T. S. F. avec l'enthousiasme d'un collégien dont le camp a remporté la victoire au football. Puis, réprimant momentanément son allégresse, il vint solennellement à moi, leva plaisamment l'index, fronça les sourcils et poursuivit : « Vous comprenez naturellement que nous avons vendu ces vaisseaux à la Turquie ! Quant à l'amiral Souchon, ajouta-t-il avec un autre clignement d'oil, il entrera au service du Sultan ! »

L'exultation de Wangenheim n'était pas due uniquement à des motifs patriotiques ; l'arrivée de ces navires, c'était le triomphe de sa carrière de ministre, la première victoire diplomatique remportée en fait par l'Allemagne, Depuis des années il ambitionnait, louablement, le poste de Chancelier Impérial et il se conduisait maintenant en homme qui voit son but atteint. Le voyage du Goeben et du Breslau était son oeuvre personnelle ; en se concertant avec le Cabinet turc, il avait préparé leur entrée dans les Dardanelles et les avait guidés par sans fil à travers la Méditerranée. Enfin, en les amenant sans incident jusqu'à Constantinople, il scellait définitivement l'alliance germano-turque. Toutes les intrigues et les machinations qu'il avait ourdies, trois années durant, arrivaient en ce jour à leur conclusion logique.

Je doute que deux vaisseaux aient jamais joué un rôle semblable dans l'Histoire. A ce moment, nous ne nous en rendions pas tous compte, mais des événements ultérieurs ont pleinement justifié la satisfaction exubérante de Wangenheim. Le Goeben était un puissant croiseur de .bataille dernier type ; le Breslau était moins grand, mais il filait à une vitesse excessive, ce qui rendait son emploi précieux dans ces eaux ; pendant les quelques mois qui précédèrent la guerre, ils croisèrent dans la Méditerranée, si bien que la déclaration les y surprit, chargeant des marchandises à Messine. Que ces bâtiments, tous deux plus rapides qu'aucun navire français ou anglais de la flotte méditerranéenne, se soient trouvés si près de la Turquie quand éclata la guerre, m'a toujours paru autre chose qu'une simple coïncidence. Le choix du Goeben était particulièrement heureux, car ce bateau était venu à Constantinople deux fois auparavant et ses officiers, comme l'équipage, connaissaient parfaitement les Dardanelles. L'attitude de ces navires, quand fut connue la déclaration de guerre, caractérise l'esprit dans lequel la flotte allemande ouvrit les hostilités : chantant et vociférant, les hommes portèrent leur amiral en triomphe et se livrèrent à une véritable orgie teutonne. On a raconté depuis que l'amiral Souchon conserve, comme un souvenir touchant de cette scène, son uniforme blanc maculé par les mains sales de ses marins. En dépit de la joie que causaient à leur commandement les batailles en perspective, la situation de ces bâtiments demeurait précaire ; ils ne pouvaient se mesurer avec les grandes forces navales britanniques et françaises, qui rôdaient à travers la Méditerranée ; ils étaient loin de leurs bases primitives ; le grave problème du charbon et le fait que l'Angleterre était maîtresse de toutes les importantes stations maritimes ne leur permettaient de se mettre à l'abri nulle part. Plusieurs destroyers italiens les avaient surveillés à Messine, faisant respecter la neutralité, et leur rappelant qu'ils ne pouvaient séjourner plus de vingt-quatre heures dans le port. L'Angleterre avait placé des vaisseaux dans le golfe d'Otrante, à la jonction de l'Adriatique et de la mer Ionienne, pour les arrêter, au cas où ils chercheraient à fuir dans le port autrichien de Pola. La flotte britannique montait également la garde à Gibraltar et à Suez, les seules issues offrant apparemment chance d'évasion. Il n'y avait donc pour eux qu'un endroit où trouver un accueil sûr et amical : Constantinople. L'Amirauté britannique écarta évidemment cette hypothèse, la jugeant impraticable. A cette époque, au début d'août, la législation internationale était encore universellement respectée. La Turquie était un pays neutre, et, malgré les preuves innombrables de la domination allemande, elle semblait vouloir garder ce rôle. Le traité de Paris signé en 1858, de même que celui de Londres conclu en 1871, interdisaient l'accès des Dardanelles aux vaisseaux de guerre, sauf avec permission spéciale du Sultan, permission qui ne pouvait être accordée qu'en temps de paix. En pratique, le Gouvernement l'avait rarement donnée, excepté pour des cérémonies officielles. Lever, dans les conditions existantes, l'interdiction en question eût été virtuellement un acte peu amical de la part du Sultan, et permettre au Goeben et au Breslau de demeurer dans les eaux turques plus de vingt-quatre heures, n'aurait signifié rien moins qu'une déclaration de guerre. Peut-être n'est-il pas surprenant, qu'aux premiers jours d'août 1914, quand l'Allemagne n'avait pas encore fait connaître officiellement que la « législation internationale » n'existait plus, que les Anglais aient considéré ces traités comme des barrières fermant les Dardanelles et Constantinople aux navires allemands. Comptant sur l'inviolabilité des règlements internationaux, la flotte britannique avait occupé chaque point par dû ces bâtiments allemands eussent pu s'échapper pour se mettre en sûreté, - excepté l'entrée des Dardanelles. Si, au contraire, dès la déclaration de guerre, elle eût détaché une puissante escadre dans cet endroit, d'une importance primordiale, combien l'histoire de ces trois dernières années eût été modifiée !

« Sa Majesté compte que le Goeben et le Breslau réussiront à se frayer un passage ! » Tel fut le sans fil transmis à ces vaisseaux à Messine, le 4 août, à 5 heures du soir. Les vingt-quatre heures de séjour autorisées par le gouvernement italien étaient près d'expirer. En dehors du port, dans le canal d'Otrante, attendaient les croiseurs de bataille britanniques, lançant de faux radios aux Allemands, leur enjoignant de s'enfuir à Pola. Pavillons flottant et tambours battant, officiers et équipage surexcités par les discours et les libations, les deux navires prirent le large à toute vitesse, en amont du canal et dans la direction de la flotte britannique. Le Gloucester, petit vapeur-éclaireur, demeura en contact permanent avec eux, télégraphiant constamment leurs mouvements à l'escadre principale. Tout à coup, quand ils eurent doublé le cap Spartivento, le Goeben et le Breslau firent retentir l'air de toutes les vibrations discordantes que purent envoyer leurs sans fil, emplissant l'espace d'un vacarme tel que le Gloucester ne put expédier aucun message intelligible. Puis, les deux croiseurs mirent cap au sud et se dirigèrent vers la mer Egée. Le courageux petit Gloucester demeura dans leur sillage et, comme le raconte ma fille, engagea même audacieusement le combat. Quelques heures plus tard, l'escadre britannique suivit, mais sans résultat, les navires allemands qui, bien que moins puissants dans la bataille,étaient beaucoup plus rapides.

Même alors, l'amiral anglais s'imagina probablement avoir déjoué les plans de l'Allemagne : les fuyards pourraient arriver les premiers aux Dardanelles, mais à cet endroit le code international se dressait en travers du chemin et interdisait l'entrée !

Pendant ce temps, Wangenheim avait remporté sa première grande victoire diplomatique. Du Corcovado, poste de télégraphie sans fil du Bosphore, il envoyait à l'amiral Souchon les nouvelles les plus agréables. Il lui disait d'arborer pavillon turc en atteignant le Détroit, car ses croiseurs appartenaient maintenant à la flotte ottomane et n'étaient plus de ce fait soumis aux prohibitions internationales habituelles ! Ils ne s'appelaient plus le Goeben et le Breslau : en magicien oriental, Wangenheim venait d'en faire le Sultan Selim et le Medilli. En réalité, l'ambassadeur allemand avait profité très intelligemment de la situation pour passer un marché factice.

Comme je l'ai dit plus haut, au moment où la guerre éclata, la Turquie avait deux dreadnoughts en construction en Angleterre. Ces navires n'étaient pas de propriété exclusivement officielle ; leur achat était une entreprise suscitée par l'enthousiasme populaire. Grâce à eux, la Turquie devait attaquer la Grèce et libérer les îles lie la mer Egée, et l'argent de leur construction provenait de souscriptions publiques. Des agents avaient péniblement recueilli ces petites cotisations, de maison en maison ; on avait organisé en outre des fêtes et des foires et, dans leur exaltation, les femmes turques vendirent leurs cheveux au profit du trésor commun. Ainsi, ces deux bâtiments incarnaient le fruit d'une grandiose manifestation patriotique, rare chez les Ottomans, si rare même que d'aucuns y découvraient la main du Gouvernement. Au moment de la déclaration de la guerre, la Turquie payait les dernières sommes dues aux chantiers navals, et l'équipage turc arrivait en Angleterre pour chercher les bâtiments terminés ; mais peu avant l'instant fixé pour leur livraison, le Gouvernement britannique intervint et les mit à la disposition de l'Amirauté.

Il est incontestable que l'Angleterre avait légalement, comme moralement, le droit d'en user ainsi ; il n'est pas douteux non plus que, s'il se fût agi de toute autre nation, son procédé n'eût provoqué aucun ressentiment. Le peuple turc ne comprenait pas ces distinctions ; il ne voyait qu'une chose : il avait deux navires en Angleterre, dont la construction représentait pour lui de lourds sacrifices d'argent, et l'Angleterre s'en était emparée ! Même sans pression extérieure, les Turcs auraient ressenti quelque amertume de ce fait : or, il y eut pression et non des moindres. Cette transaction offrit à Wangenheim une magnifique occasion de déployer ses talents. La presse turque se répandit en attaques violentes contre l'Angleterre, qui toutes émanaient de l'ambassade d'Allemagne. Wangenheim entretenait constamment les leaders turcs de la perfidie anglaise. Il fit entendre que sa patrie, l'amie fidèle de la Turquie, lui offrait une compensation au sujet de cette capture « illégale » : il suggéra l'achat du Goeben et du Breslau (qui, peut-être dans l'anticipation de cette éventualité, rôdaient alors dans les eaux méditerranéennes) et leur incorporation dans la flotte turque, en remplacement des navires saisis. Le jour même où ces vaisseaux entrèrent aux Dardanelles, le Ikdam, journal turc, publiait à Constantinople un rapport triomphant sur cette « vente », qu'une énorme manchette qualifiait de « grande victoire du Gouvernement Impérial ».

Ainsi la manoeuvre de Wangenheim obtint un double résultat : elle posa l'Allemagne en amie de la Turquie et elle fournit le subterfuge requis pour ouvrir les Dardanelles aux vaisseaux et leur permettre d'y séjourner.

Ceci abusa les classes les plus ignorantes de la nation et procura au Cabinet turc un motif plausible à opposer aux objections des diplomates de l'Entente ; mais, par ailleurs, aucune personne intelligente ne s'y laissa prendre. Le Goben, et le Breslau pouvaient changer de nom, et les marins allemands arborer le fez turc, nous étions tous conscients, dès le début, que cette vente était une feinte. L'idée que la Turquie pût acheter ces vaisseaux modernes devait sembler plaisante à ceux qui connaissaient la situation financière du pays. Du reste, on ne les incorpora jamais à la flotte ; celle-ci, au contraire, leur fut annexée. Une poignée de marins turcs fut pendant un certain temps placée à bord, pour sauver les apparences ; toutefois, les officiers et l'équipage allemands demeurèrent en fonctions actives. Wangenheim, dans ses entretiens avec moi, ne fit jamais mystère que ces navires ne fussent propriété allemande. « Je ne m'attendais pas à signer des chèques aussi importants », remarqua-t il un jour, faisant allusion aux dépenses relatives au Goeben et au Breslau, qu'il appelait toujours « nos vaisseaux ». De même, Talaat m'expliqua longuement qu'ils ne leur appartenaient pas. « Les Allemands le prétendent, me dit-il en riant de sa manière spéciale. En tout cas, je suis bien aise pour nous qu'ils soient ici ; après la guerre, si les Allemands sont victorieux, ils n'y penseront plus et nous les laisseront. S'ils sont battus, ils ne pourront pas nous les reprendre. »

Le gouvernement impérial ne chercha pas réellement à faire passer cette vente pour bona fide, ; au moins, alors que le ministre grec à Berlin s'élevait contre cette transaction, la qualifiant de peu amicale vis-à-vis de son pays - il oubliait naïvement l'achat récent par la Grèce de vaisseaux américains ! - les fonctionnaires allemands l'apaisèrent en admettant sotto voce que les véritables propriétaires résidaient toujours en Allemagne. Mais quand les ambassadeurs de l'Entente protestèrent sans interruption contre la présence desdits navires, les fonctionnaires turcs prétendirent qu'ils faisaient partie intégrante de la flotte nationale ! Les officiers allemands et l'équipage s'amusaient franchement de cette burlesque prétention ; ils prenaient un plaisir spécial à se vêtir d'uniformes turcs et à porter le fez, offrant ainsi au monde la preuve tangible que ces loyaux soldats du Kaiser étaient maintenant les fidèles sujets de Sa Majesté ottomane.

Un jour, le Goeben remonta le Bosphore, stoppa en face de l'ambassade russe et jeta l'ancre. Les officiers et les hommes s'alignèrent sur le pont, bien en vue de l'ambassadeur ennemi. Ils enlevèrent solennellement leurs fez, et les remplacèrent par des casquettes allemandes. L'orchestre joua : Deutschland über Ales, Die Wacht am Rhein et autres chants nationaux que les matelots reprenaient en chour, à pleine voix. Après avoir offert pendant une ou deux heures une telle sérénade à l'infortuné Giers, les officiers et les hommes retirèrent leurs casquettes allemandes et remirent leurs fez. Le Goeben leva l'ancre et mit cap au sud vers son poste d'attache, tandis que le diplomate russe gardait dans l'oreille l'écho mourant des hymnes de guerre germaniques !

J'ai souvent envisagé quelques-unes des conjectures possibles, si les croiseurs de bataille anglais, qui poursuivirent le Breslau et le Goeben, jusqu'à l'entrée des Dardanelles, n'avaient pas été trop loyaux pour violer le code international. Supposons que, forçant le détroit, ils aient attaqué et coulé leurs adversaires dans la mer de Marmara. Certes ils auraient pu agir ainsi, et conscients de tout ce que nous savons maintenant, ces procédés eussent été légitimes. Il est probable que l'anéantissement des navires eût empêché l'entrée en guerre de la Turquie ; car leur possession imposait, le moment venu, l'union des armées turques aux armées allemandes. La flotte du Sultan devenait, de ce fait, plus puissante que la flotte russe de la mer Noire et mettait celle-ci dans l'impossibilité d'attaquer Constantinople. Ainsi le Goeben et le Breslau assuraient pratiquement aux forces turco-allemandes le contrôle de la mer Noire. De plus, ils pouvaient facilement tenir en respect Constantinople, et offraient à la marine allemande toute facilité, l'occasion échéante, de terroriser les Turcs.

L'historien impartial, qui analysera cette guerre et ses conséquences, constatera, j'en suis convaincu, que le passage du Détroit par ces navires allemands riva la destinée de la Turquie à celle de l'Allemagne et décida du sort de l'Empire turc. Certains membres du Cabinet turc sentirent ceci, même alors. La rumeur courut - bien que je ne garantisse pas l'authenticité de cette anecdote - que la séance ministérielle où fut prise cette importante décision, manqua d'harmonie. Le Grand Vizir et Djemal s'élevèrent, paraît-il, contre cette vente « fictive » et demandèrent qu'elle fût réelle. La discussion ayant atteint son point culminant, Enver, qui faisait le jeu de l'Allemagne, annonça qu'il avait déjà pratiquement réalisé la transaction. Dans le silence qui suivit sa déclaration, ce jeune Napoléon tira son pistolet et le posa sur la table. « Si quelqu'un ici désire contester cet achat, dit-il tranquillement et d'un ton glacial, je suis prêt à lui répondre. »

Quelques jours plus tard, comme le Goeben et le Breslau prenaient définitivement position dans le Bosphore, David Bey, ministre des Finances, rencontra un juriste belge distingué, alors à Constantinople.

« J'ai de terribles nouvelles à vous communiquer, lui dit l'homme d'état turc. Les Allemands ont pris Bruxelles. »

Le Belge, de stature colossale, mesurant plus de six pieds, posa doucement sa main sur l'épaule du petit Turc :

« J'ai de plus terribles nouvelles encore pour vous-même, dit-il en désignant dans le canal le Goeben et le Breslau. Les Allemands se sont emparés de la Turquie. »

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