CHAPITRE IV
L'ALLEMAGNE MOBILISE L'ARMÉE TURQUE

En lisant les journaux du mois d'août 1914, qui décrivaient les mobilisations respectives des nations européennes, je fus frappé par l'admiration que manifestait la presse pour le magnifique élan avec lequel, du jour au lendemain, les populations civiles se transformèrent en armées. A cette époque, la Turquie ne participait pas encore à la guerre et ses représentants politiques affirmaient hautement leur intention de maintenir une stricte neutralité. Mais en dépit de ces déclarations pacifiques, les choses se passèrent à Constantinople de façon tout aussi belliqueuse que dans les autres capitales ; bien que la paix régnât, l'armée fut mobilisée. Simple mesure de précaution, nous fut-il dit.

Cependant, les scènes dont j'étais quotidiennement spectateur avaient peu d'analogie avec celles qui se déroulaient chez les peuples combattants. Le patriotisme martial des hommes, la patience et le dévouement sublime des femmes, peuvent donner parfois à la guerre un caractère d'héroïsme ; ici, l'impression générale pouvait se résumer ainsi : indifférence, misère. Chaque jour, diverses hordes ottomanes traversaient les rues ; des Arabes, nu-pieds, parés de leurs vêtements aux couleurs les plus vives, chargés de longs sacs de toile contenant la ration réglementaire de cinq jours, la démarche lourde et l'air ahuri, coudoyaient des Bédouins également démoralisés et qui (c'était manifeste) avaient été soudain arrachés au désert. Un assemblage varié de Turcs, Circassiens, Grecs, Kurdes, Arméniens et Juifs se bousculaient sous nos yeux. L'aspect de ces hommes trahissait leur enlèvement rapide, les uns à leurs fermes, les autres à leurs magasins ; la plupart ne portaient que des haillons et beaucoup d'entre eux paraissaient à demi-morts de faim ; ils étaient l'image du désespoir, de la soumission - rappelant celle du bétail - à un sort auquel ils savaient ne pouvoir se soustraire. Pas de joie à l'évocation de la bataille prochaine, ni la conscience du sacrifice à une noble cause ; non, jour après jour, ils passaient ainsi, à regret, sujets d'un empire déchu qui, dans l'ultime effort du désespoir, s'armait pour la lutte. Ces misérables soldats ne soupçonnaient guère quelle puissance les tirait ainsi des quatre coins de leur pays !

Nous-mêmes, le corps diplomatique, ne concevions pas alors la situation réelle. Nous apprîmes plus tard que l'ordre de cette mobilisation n'avait pas été donné en principe par Enver ou Talaat, ou le Cabinet turc, mais par le Grand état-Major de Berlin et ses représentants à Constantinople, Liman von Sanders et Bronssart, qui en dirigèrent pratiquement les diverses opérations. L'activité des Allemands se faisait sentir en toute chose. Dès que les armées germaniques eurent franchi le Rhin , on commença à installer un gigantesque poste de télégraphie sans fil, à quelques milles de Constantinople. Les matériaux furent envoyés d'Allemagne, en passant par la Roumanie, et les machines, travaillant assidûment de l'aube au coucher du soleil, étaient évidemment de même provenance. Naturellement, la législation internationale fût prohibé la création d'un poste semblable à l'usage d'un belligérant, dans un pays neutre comme la Turquie ; aussi fut-il annoncé officiellement qu'une compagnie allemande construisait cet appareil, pointé vers le ciel, pour le compte du Gouvernement turc, et sur l'emplacement d'une propriété appartenant au Sultan lui-même. Mais cette histoire ne trompa personne. Wangenheim parlait ouvertement et constamment de ce poste comme d'une entreprise allemande. « Avez-vous déjà vu notre sans fil ? me demandait-il. Venez, allons jeter un coup d' œil sur sa construction. »

Il proclamait avec fierté que c'était le plus puissant instrument du monde - assez puissant pour saisir les messages transmis de Paris par la Tour Eiffel - grâce auquel il serait en communication constante avec Berlin. Il cherchait si peu à dissimuler que c'était une possession allemande que, à plusieurs reprises, alors que les communications télégraphiques courantes furent suspendues, il m'offrit d'en faire usage pour expédier mes dépêches.

Cette installation était un symbole extérieur de l'union intime, bien que non avouée, existant alors entre la Turquie et Berlin. Il fallut quelque temps jusqu'à ce que ce poste fût complètement édifié, et dans l'intervalle Wangenheim se servait de l'appareil installé sur le Corcovado, navire marchand mouillé dans les eaux du Bosphore, en face de l'ambassade d'Allemagne, tandis que pour les sujets d'ordre pratique, il se contentait de téléphoner.

Les officiers allemands déployèrent, pendant cette mobilisation, un zèle presque égal à celui des Turcs eux-mêmes. Ils prenaient aux préparatifs un plaisir extrême ; en fait, ils paraissaient vivre les moments les plus heureux de leur existence ! Bronssart, Humann et Lafferts ne quittaient plus Enver, conseillant et dirigeant les opérations. A toute heure du jour, les uns ou les autres traversaient les rues de la ville comme la foudre, dans des automobiles monstres, réquisitionnées aux civils ; la nuit, ils envahissaient les restaurants et les lieux de plaisir, consommant de grandes quantités de Champagne - également réquisitionné - pour célébrer les événements. Une figure particulièrement théâtrale et tapageuse était celle de von der Goltz Pacha ! Tel un vice-roi, il parcourait chaque jour Constantinople dans une énorme automobile, sur les portières de laquelle flamboyait l'aigle germanique, marchant à une allure folle, éclaboussant tout sur son passage ; sur le siège de devant, un trompette lançait au passage de la voiture des avertissements bruyants et provocants, maugréant contre quiconque - Turc ou autre - avait le malheur de se trouver sur le chemin ! Les Allemands se considéraient les maîtres du pays et ne cherchaient pas à le dissimuler. De même que Wangenheim avait établi une «petite Wilhemstrasse dans son ambassade, de même les officiers installèrent un quartier général dépendant du Grand état-Major de Berlin ; ils avaient amené leurs femmes et leurs familles; je me souviens d'avoir entendu la baronne Wangenheim faire cette remarque « qu'elle tenait sa petite cour particulière ».

Toutefois, les Allemands étaient à peu près les seuls à trouver du plaisir à la mobilisation. La réquisition, qui accompagna celle-ci, n'était que le pillage à peine déguisé des civils. Les Turcs prenaient tous les chevaux, mules, chameaux, moutons, vaches et autres bêtes dont ils pouvaient s'emparer. Enver me confia qu'ils avaient de la sorte recueilli 150.000 animaux. Ils procédèrent sans aucune intelligence, ne se préoccupant pas de préserver la race ; par exemple, dans de nombreux villages, ils ne laissèrent que deux vaches ou deux juments. Ainsi dépeint, ce système eut pour conséquence inévitable de ruiner l'agriculture et, en fin de compte, d'affamer des centaines de milliers d'individus. Comme les Allemands, les Turcs estimaient que la guerre serait de courte durée et qu'ils récupéreraient rapidement les dommages causés par l'application de ces méthodes à leurs paysans. Le gouvernement n'agit pas avec moins d'imprudence et d'incompréhension quand il réquisitionna les approvisionnements des marchands et des boutiques ; il procéda à peu près comme un voleur de grand chemin, conscient de son métier ; or, parmi ces commerçants, il n'y avait aucun musulman ; la plupart d'entre eux étaient chrétiens, quelques-uns juifs. Non seulement les fonctionnaires turcs pourvurent aux besoins des armées et garnirent à l'occasion leurs poches personnelles, mais ils trouvèrent un plaisir religieux à saccager les établissements des infidèles. Ils entraient dans un magasin, prenaient pratiquement toute la marchandise rangée sur les rayons et donnaient simplement un morceau de papier en échange. Le gouvernement n'ayant jamais payé ce qu'il avait exigé pendant les guerres d'Italie et des Balkans, les marchands ne comptaient guère recevoir quoi que ce soit pour ces derniers « achats ». Plus tard, ceux d'entre eux qui avaient quelques attaches officielles ou exerçaient une influence politique obtinrent pourtant une compensation d'environ 70 % ; quant aux 30 % restant, qui connaît la bureaucratie orientale sait ce qu'il en advint !

Pour la majeure partie de la population, la réquisition était synonyme de ruine. Les produits saisis par l'armée, ostensiblement pour les besoins des soldats, prouvent que les méthodes employées ressemblaient singulièrement au brigandage. C'est ainsi que les officiers enlevèrent tout le mohair qu'ils purent trouver ; à l'occasion, ils emportèrent des bas de soie de femmes, des corsets, des pantoufles de bébés et j'ai connu un cas où ils approvisionnèrent l'intendance turque en caviar et autres friandises. Ils demandaient des couvertures à un marchand qui vendait de la lingerie féminine ; celui-ci n'en ayant pas en stock, les commissaires saisissaient la marchandise qu'il tenait et le commerçant la retrouvait plus tard dans des établissements rivaux. Les Turcs agirent de même dans beaucoup d'autres circonstances.

Le système prédominant consistait à saisir les biens-meubles, partout où c'était possible, et à les convertir en argent comptant ; je ne sais ce que devenait cet argent en dernier lieu, mais je suis sûr que nombre de fortunes privées furent édifiées d'après cette méthode.

Je fis remarquer à Enver que ces procédés barbares ruineraient son pays ; ce qui fut bientôt facile à vérifier. Sur une population de 4.000.000 d'adultes mâles, 1.500.000 furent finalement enrôlés et un million de familles laissées sans gagne-pain, toutes dans des conditions de dénuement extrême. Le gouvernement payait les soldats 25 cents par mois et donnait aux familles une allocation mensuelle d'un dollar 20. Comme résultat, des milliers d'individus moururent, par suite de privations, et un plus grand nombre encore fut débilité, en raison de l'insuffisance de nourriture..; j'estime que depuis le début de la guerre l'Empire a perdu un quart de sa population turque. Je demandai à Enver pourquoi il permettait que son peuple fût anéanti de cette manière mais pareilles souffrances ne l'impressionnaient pas. Il était fier d'avoir levé une armée importante presque sans argent, chose - il s'en vantait - qu'aucune autre nation n'avait pu faire avant lui. Dans ce but, il avait édicté des arrêts qui stigmatisaient l'embusquement comme désertion, entraînant par conséquent la peine de mort. Il adopta aussi un projet par lequel tout Ottoman pouvait être exempté en payant 190 dollars. Il considérait son oeuvre comme remarquable ; en réalité, elle lui fit goûter pour la première fois l'ivresse du pouvoir absolu et l'expérience lui fut des plus agréables.

Que les Allemands aient dirigé cette mobilisation n'est pas une question d'opinion : les preuves sont là. Il suffira, par exemple, de dire qu'ils réquisitionnaient des produits, sous leur propre nom, pour leurs besoins personnels. J'ai entre les mains la photographie d'une mesure semblable, appliquée par Humann, l'attaché naval allemand pour un chargement de tourteau. Ce document porte la date du 29 septembre 1914. « Le lot chargé par le vapeur Derindje, que vous mentionnez dans votre lettre du 26, dit cet acte, a été réquisitionné par moi, pour le Gouvernement allemand ».

Ceci démontre clairement qu'un mois avant l'entrée en guerre de la Turquie, l'Allemagne exerçait réellement l'autorité souveraine à Constantinople.

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