CHAPITRE II
LE « BOSS SYSTEM » DANS L'EMPIRE OTTOMAN
EN QUOI IL FUT UTILE A L'ALLEMAGNE

Talaat, le chef de ce groupe d'usurpateurs, était une remarquable personnalité ; sa vie et son caractère excitèrent naturellement mon intérêt, car j'étais depuis longtemps familiarisé avec le « Boss System » dans mon propre pays ; et je retrouvais chez lui plus d'une ressemblance avec les frustes, quoique capables, citoyens qui si souvent jadis avaient dirigé notre politique locale et même gouvernementale.

Les origines de Talaat étaient si obscures que de nombreuses histoires circulaient sur son compte. Les uns racontaient qu'il était un Bohémien bulgare, les autres l'appelaient un Pomak (on désigne sous ce nom un individu de sang bulgare, dont les ancêtres ont, il y a des siècles, embrassé la religion mahométane). Ainsi, d'après cette dernière explication qui, je crois, est la bonne, ce véritable maître de l'Empire Turc n'était pas turc du tout.

Je puis en outre affirmer qu'il se souciait fort peu du Mahométisme, car à l'instar de la majorité des chefs de son parti il faisait fi de toutes les religions. « Je déteste tous les prêtres, rabbis et hodjas », me dit-il un jour (hodja est le terme dont se servent les Mahométans pour désigner les ministres du culte). Je puis encore assurer que Talaat ne prêtait aucune attention à certaines injonctions de sa religion, notamment à celle concernant la boisson ; il était l'âme d'un club installé non loin de l'ambassade américaine, dont les réunions passaient pour être parfois bachiques.

Il n'est pas rare, en Amérique, de voir un simple prolétaire se révéler un habile politicien ; de même, Talaat avait débuté dans la vie comme facteur ; il s'était ensuite élevé au poste de télégraphiste à Andrinople, et il était extrêmement fier de ses humbles débuts. Je lui rendis visite chez lui deux ou trois fois, et bien qu'il fût alors l'homme le plus puissant de l'Empire Ottoman, sa maison était celle d'un homme du peuple, sommairement garnie de meubles bon marché, dont l'ensemble donnait l'impression d'un appartement de loyer modeste à New York. Son objet de prédilection était l'appareil télégraphique, grâce auquel il avait autrefois gagné sa vie ; je l'ai vu s'en servir pour appeler un de ses amis intimes.

Un soir, Talaat me dit qu'on lui avait versé le jour même son traitement de ministre de l'Intérieur. Après avoir payé ses dettes, ajouta-t-il, il ne lui restait que cent dollars pour toute fortune. Il aimait à passer la plus grande partie de ses loisirs avec les rustres qui composaient le Comité Union et Progrès ; dans l'intervalle, en dehors du ministère, il siégeait chaque jour au bureau du quartier général de son parti, dont il dirigeait personnellement le fonctionnement. En dépit de ses origines modestes, il avait acquis quelques-unes des qualités d'un homme du monde. Bien que, de par son éducation première, on ne lui eût jamais enseigné à manier une fourchette et un couteau, instruments complètement inconnus en Turquie parmi les basses classes, il pouvait assister aux dîners diplomatiques et représenter son pays avec une grande dignité et une parfaite aisance. J'ai toujours considéré comme un indice de ses talents instinctifs le fait, qu'en dépit de son peu d'instruction, il avait appris suffisamment de français pour soutenir convenablement une conversation en cette langue. Physiquement, il n'était pas moins remarquable ; sa puissante constitution, son dos large et carré, ses biceps durs comme le roc, amplifiaient la force mentale et la vigueur naturelle qui avaient facilité sa carrière. Pour discuter, il aimait à s'asseoir à son bureau, les épaules remontées, la tête rejetée en arrière et les poignets, deux fois aussi gros que ceux d'un homme ordinaire, fermement plantés sur la table. Il m'a toujours semblé qu'il faudrait un levier pour arracher ces poignets de la place où la force et l'esprit agressif de Talaat les avaient fixés. Maintenant, lorsque j'évoque son souvenir, je ne me rappelle pas tout d'abord son rire joyeux, son exubérante gaieté au récit d'une bonne histoire, sa façon de traverser la pièce d'une enjambée rapide, son impétuosité, sa volonté, sa cruauté ; toute la vie et la nature de l'homme se symbolisent, pour moi, dans ces poignets gigantesques.

Talaat, comme la plupart des hommes forts, avait ses accès d'humeur rébarbative et même parfois féroce. Un jour, je le trouvai assis à sa place habituelle, ses massives épaules remontées, les yeux enflammés, ses poignets plantés sur le bureau ; je pressentais toujours quelque difficulté lorsque je le voyais dans cette attitude. A chacune de mes demandes, Talaat, entre deux bouffées de sa cigarette, répondait invariablement : « Non, non, non. » Je me glissai près de lui : « Excellence, dis-je, il me semble que ces poignets sont cause de tout. Ne voudriez-vous pas les enlever de dessus la table ?» Le visage d'ogre de Talaat commença à se plisser, il leva les bras, se renversa et eut un rire semblable à un rugissement. Ma façon d'agir l'avait tellement amusé qu'il acquiesça à toutes mes requêtes.

Une autre fois, j'entrai dans son bureau, où se trouvaient déjà deux princes arabes. Le ministre était solennel, plein de dignité et me refusa toute faveur. « Non, je ne le ferai pas ». Non, je n'ai pas la moindre intention de le faire », me répondit-il. Je compris qu'il désirait impressionner ses hôtes princiers et leur montrer qu'il était devenu si important qu'il n'hésitait pas à « malmener» un Ambassadeur. Alors m'approchant de lui, je lui dis d'un ton tranquille : « Je vois que vous essayez d'en imposer à ces princes, mais il vous faut poser, posez plutôt avec l'Ambassadeur autrichien, il attend son audience. Mes affaires sont trop importantes pour qu'on s'en amuse. » Talaat se mit à rire. « Revenez dans une heure », me dit-il. Je revins, les princes arabes étaient partis et nous n'eûmes aucune peine à arranger les choses à ma satisfaction.

- Il faut que quelqu'un gouverne la Turquie, pourquoi pas nous ? me dit-il un jour. (La situation, en effet, en était arrivée à peu près à ce point). J'ai été grandement déçu, continua-t-il, de ce que les Turcs n'aient pas su apprécier nos institutions démocratiques. Je l'avais espéré autrefois et j'y ai travaillé ferme,mais ils n'y étaient point préparés. Il comprit que le premier venu, pour peu qu'il fût entreprenant, pouvait s'emparer du gouvernement et il voulut être cet homme. De tous les politiciens turcs que j'ai ren contrés, je le considérai comme le seul ayant vraiment des capacités innées, extraordinaires. Il avait un pouvoir dominateur intense, la faculté de penser rapidement et juste, et presque une divination surnaturelle des mobiles d'autrui. Sa franche gaieté et son sens de l'humour en faisaient d'autre part un admirable manieur d'hommes. Il fit preuve d'infiniment de sagacité dans ses efforts, après le meurtre de Nazim, pour saisir la direction de l'Empire bouleversé. Il ne s'en empara pas d'un seul coup, mais procéda, graduellement, en tâtant le terrain. Il comprit les points faibles de sa position, soupesa les forces qu'il aurait à combattre, telles que l'envie de ses collègues du Comité révolutionnaire qui l'avaient soutenu, l'opposition possible de l'armée, des gouvernements étrangers et des différentes factions qui composaient ce qui, en Turquie, passe pour être l'opinion publique. N'importe lequel de ces éléments aurait pu l'anéantir, politiquement et matériellement. Il savait qu'il s'était engagé dans un chemin dangereux et il s'attendait à disparaître de façon violente : « Je n'espère pas mourir dans mon lit », me dit-il. En devenant ministre de l'Intérieur, Talaat obtint le contrôle de la police et l'administration des provinces ou « vilayets » ; d'où un surcroît d'influence qui lui permit de consolider sa position dans le Comité. Il rechercha l'appui de tous les partis importants, en nommant peu à peu leurs représentants aux autres postes du ministère. Bien qu'il fût plus tard le promoteur responsable du masssacre de centaines de milliers d'Arméniens, à cette époque Talaat soutenait que le Comité était partisan de l'unification de toutes les races de l'Empire et, dans ce dessein,son premier Cabinet se composa d'un chrétien-arabe, d'un Deunme (individu de race juive, mais mahométan de religion) d'un Circassien, d'un Arménien et d'un Egyptien. Il fit ce dernier Grand Vizir, le poste le plus haut du Gouvernement, et qui correspond approximativement à celui de Chancelier de l'Empire Allemand. L'homme qu'il choisit pour ce rôle qui, en temps ordinaire, était le plus honorifique et le plus important de l'Empire, appartenait à une tout autre classe de la société que lui-même. Il arrive assez fréquemment, en Amérique, que des « Bosses » choisissent des personnages de rang élevé pour remplir les fonctions de maire ou même de gouverneur, des hommes dont l'honorabilité rejaillira sur leur faction et que cependant ils peuvent diriger. Ce fut pour des motifs de cet ordre que Talaat et ses collègues élevèrent Said Halim au poste de Grand Vizir. Said Halim était un prince égyptien, cousin du Khédive d'Egypte, fort riche et très cultivé. Il parlait anglais et français aussi couramment que sa propre langue et pouvait faire honneur à n'importe quelle société du monde. Mais sa vanité et son ambition n'avaient pas de bornes. Son plus grand désir était de devenir Khédive d'Egypte, désir (fui l'avait conduit à unir sa fortune politique à la clique qui gouvernait alors la Turquie. Il était le plus gros « commanditaire de leur entreprise » et en vérité avait beaucoup aidé les Jeunes Turcs à leurs débuts. En retour, ceux-ci lui avaient offert le plus haut poste de l'Empire, mais à la condition tacite qu'il n'essaierait point d'en exercer les véritables pouvoirs, se contenterait de jouir des honneurs et dignités de sa charge et se tiendrait prêt à prendre le poste (le Khédive, lorsque tous leurs desseins seraient réalisés.

Les préparatifs de guerre du Kaiser avaient, depuis des années,compris l'étude des conditions intérieures des autres pays ; une partie indispensable du programme impérial consistait à tirer parti de toutes les désorganisations existantes, pour mener à bien les projets de pénétration et de conquête allemands. On connaît l'oeuvre des agents de Berlin en France, en Italie et même aux états-Unis, en Russie où ils réussirent à changer le cours de la guerre. Il est évident que la situation de la Turquie, en 1913 et 1914, fournissait une occasion idéale pour des manoeuvres de ce genre et que l'Allemagne trouvait dans ce malheureux pays de réels avantages, ne subsistant nulle part ailleurs de façon aussi absolue. Talaat et ses collègues avaient besoin de l'Allemagne, presque autant que l'Allemagne avait besoin d'eux. Ils étaient tout à fait novices dans l'art de gouverner un empire ; leurs ressources financières étaient épuisées, leur armée et leur marine presque en dissolution ; ils étaient entourés d'ennemis qui sans cesse essayaient de leur nuire aux yeux de leurs compatriotes ; enfin les grandes puissances les considéraient en aventuriers besogneux, dont la carrière était condamnée à une courte durée. Soutenu au dehors, on pouvait se demander combien de temps le nouveau régime durerait. Talaat et son Comité désiraient l'appui de quelque puissance étrangère pour organiser l'armée et la marine, relever les finances du pays, les aider à reconstruire leur système industriel et les protéger contre les empiétements des nations environnantes. Profondément ignorants des pays étrangers, il leur fallait un conseiller habile pour les guider au milieu des intrigues internationales. Où pouvait-on trouver semblable protecteur ? évidemment, seule une des grandes puissances de l'Europe pouvait remplir ce rôle. Mais laquelle ? Dix ans avant, la Turquie se serait naturellement tournée vers l'Angleterre. Mais à ce moment les Turcs considéraient simplement que cette nation était celle qui les avait dépouillés de l'Egypte, et n'avait pas su empêcher leur démembrement après la guerre des Balkans. De concert avec la Russie, la Grande-Bretagne maintenant gouvernait la Perse, et ceci constituait une menace permanente contre leur empire asiatique, - du moins était-ce leur conviction. L'Angleterre retirait peu à peu les capitaux qu'elle avait en Turquie ; ses hommes d'Etat pensaient que les Ottomans étaient sur le point d'être définitivement chassés d'Europe, et toute la politique anglaise en Extrême-Orient reposait sur le maintien de l'organisation des Balkans, telle qu'elle avait été fixée par le traité de Bucarest, traité auquel la Turquie refusait de se conformer, ayant résolu de l'abolir. Avant tout, les Turcs en 1914 craignaient la Russie autant qu'ils l'avaient toujours redoutée depuis le règne de Pierre le Grand. Celle-ci était pour eux le vieil ennemi, le pays qui avait libéré la Bulgarie et la Roumanie, qui avait joué le rôle le plus actif dans le morcellement de leur patrie et qui se considérait déjà possesseur définitif de Constantinople. Cette crainte, je ne saurais trop le répéter, fut le facteur principal qui, primant les autres, amena la Turquie à se jeter dans les bras de l'Allemagne. Elle avait, pendant plus de cinquante ans, considéré l'appui de l'Angleterre comme sa meilleure sauvegarde contre une agression russe et maintenant la Grande-Bretagne était devenue l'alliée virtuelle de la Russie ! On croyait alors en Turquie, même parmi les chefs de clans, que ces deux puissances étaient parfaitement d'accord pour réserver à la Russie l'héritage de Constantinople et des Dardanelles.

Bien qu'en 1914, le Gouvernement de Pétrograd ne formulât point de telles prétentions, du moins ouvertement, le fait qu'il pressait la Sublime Porte sous d'autres prétextes rendait impossible à Talaat et à Enver de chercher un soutien de ce côté. L'Italie venait de s'emparer de la dernière province turque en Afrique : la Tripolitaine, et à cette époque occupait Rhodes et d'autres îles turques et caressait des desseins agressifs en Asie-Mineure. La France était l'alliée de la Russie et de la Grande-Bretagne ; elle étendait sans cesse son influence en Syrie où, en vérité, elle avait conçu de vastes projets de pénétration, à l'aide de chemins de fer, colonies et concessions. Les considérations de personnes jouèrent un rôle important dans le drame qui s'ensuivit. Les ambassadeurs de la Triple Entente dissimulaient à peine leur mépris pour les politiciens turcs au pouvoir et leurs méthodes. Sir Louis Mallet, l'ambassadeur anglais, était un gentleman cultivé et d'esprit élevé ; Bompard, l'ambassadeur français, était également agréable et de toute honorabilité; l'un et l'autre, de par leur tempérament, n'étaient pas qualifiés pour participer aux intrigues criminelles qui faisaient alors partie de la politique turque. Giers, l'ambassadeur russe, était un diplomate de l'ancien régime, hautain et dédaigneux ; il était extrêmement astucieux, mais il traitait les Jeunes Turcs dédaigneusement, manifestait presque un intérêt de propriétaire pour le pays, et semblait manier déjà le knout sur la tête de ce gouvernement honni. Il était visible que les trois ambassadeurs de l'Entente ne pensaient pas que le régime de Talaat et d'Enver durerait et qu'il valût la peine de s'y intéresser. De même que durant les six dernières années, plusieurs factions s'étaient élevées au pouvoir, puis étaient tombées, de même ils croyaient que cette dernière usurpation disparaîtrait au bout de quelques mois.

Mais il y avait alors à Constantinople un homme dénué de scrupules et ne reculant devant aucun moyen susceptible de servir ses projets : Wangenheim. Il vit clairement ce que ses collègues n'avaient fait qu'entrevoir, que Talaat et ses associés acquéraient en Turquie une autorité de jour en jour plus grande et que ceux-ci cherchaient quelque puissance influente, qui voulût reconnaître leur position et les aider à s'y maintenir. Afin de nous faire une idée précise de la situation, transportons-nous, pour un moment, dans un pays plus proche de nous.

En 1913, Victoriano Huerta et ses complices avaient réussi à imposer leur dictature au Mexique, par des moyens similaires à ceux que Talaat et son Comité avaient employés pour arriver au pouvoir suprême. De même que Huerta avait assassiné Madero, de même les Jeunes Turcs avaient tué Nazim; et dans les deux cas, le meurtre devenait une arme politique courante. Huerta dirigeait le Congrès mexicain et les institutions publiques, tout comme Talaat dirigeait le Parlement turc et les principaux départements d'état. Sous la domination de Huerta, le Mexique était un pays infiniment pauvre, sans ressources financières, sans industrie ni agriculture, semblable à la Turquie sous la loi de Talaat. Comment Huerta chercha-t-il à consolider sa propre situation et à relever son pays désorganisé ? Il n'avait qu'un moyen : s'assurer l'appui de quelque puissance étrangère. A cet effet, il essaya, à maintes reprises, de se faire reconnaître par les états-Unis ; mais ceux-ci, refusant d'avoir affaire à un meurtrier, il se tourna vers l'Allemagne. Supposons que le Kaiser ait répondu à cet appel : il aurait pu remettre de l'ordre clans les finances mexicaines, reconstruire les lignes de chemins de fer, relever l'industrie, moderniser l'armée et ainsi mettre la main sur le pays, qui devenait virtuellement une possession allemande.

Une seule chose empêcha le Kaiser de le faire : la doctrine de Monroë. Or cette doctrine n'existait pas en Turquie, et ce qui aurait pu arriver au Mexique n'est que le tableau grossier, mais exact, de ce qui se produisit dans l'Empire Ottoman. Et cependant, lorsque je jette un regard en arrière sur la situation, tout me semble si clair, si simple, si inévitable ! L'Allemagne se trouvait être, jusqu'ici, presque la seule grande puissance qui ne se fût point approprié quelque gros morceau du territoire turc, fait qui lui donnait un avantage considérable. De plus, ses représentants à Constantinople, grâce à leur manque de scrupules, par leur habileté et leur expérience, étaient plus aptes que ceux de toute autre contrée pour manouvrer cette situation difficile. Wangenheim n'était d'ailleurs pas le seul Allemand capable, déjà introduit dans la place. Je nommerai Paul Weitz, important pionnier du pangermanisme, qui fut pendant trente ans le correspondant de la Frankfurter Zeitung en Turquie. Il connaissait à fond les Turcs et les affaires du pays, avait ses entrées partout, même dans les endroits les moins accessibles et était sans cesse aux côtés de Wangenheim, à qui il prodiguait leçons, conseils et renseignements. Il y avait encore l'attaché naval allemand, Humann, (ils d'un célèbre archéologue allemand, né à Smyrne et qui avait passé presque toute sa vie en Turquie ; il parlait non seulement turc, mais pouvait encore penser comme les Turcs, dont il connaissait parfaitement la mentalité. De plus, Enver, l'un des deux principaux chefs du Comité, était l'ami intime de Wangenheim. Lorsque je songe à ce trio, à la fois habile et expérimenté : Wangenheim, Weitz et Humann, et à leurs adversaires : Mallet, Bompard et Giers, agréables gentlemen infiniment respectables, il me semble qu'il eût été impossible d'enrayer la marche des événements, qui se précipita alors, rapide et fatale, comme un simple phénomène de la nature.

Au printemps de 1914, Talaat et Enver, les représentants du Comité Union et Progrès, étaient en somme les maîtres de l'Empire ottoman et Wangenheim, en vue d'une guerre prochaine, n'eut alors qu'un désir : en faire les instruments de sa volonté.

En janvier 1914, Enver devint ministre de la Guerre. Il avait trente-deux ans et était d'origine modeste, comme du reste tous les chefs de la politique turque du moment ; son surnom populaire de « héros de la Révolution » explique pourquoi Talaat et le Comité lui avaient confié cette importante charge. Il jouissait d'une certaine réputation militaire, bien qu'il n'eût jamais, à ma connaissance, remporté de véritable succès stratégique. La Révolution de 1908, dont il avait été un des principaux leaders, avait coûté peu de vies humaines; il avait, en 1912, commandé contre les Italiens une armée en Tripolitaine, mais, en vérité, cette campagne n'avait rien eu de napoléonien. Il me raconta lui-même comment, dans la seconde guerre des Balkans, à la suite d'une nuit de marche, il s'était porté à la tête de ses troupes à la conquête d'Andrinople et comment les Bulgares, ayant abandonné la ville à son approche, il avait ainsi obtenu la victoire sans coup férir.

Un trait dominait chez lui : l'audace, qui devait le conduire fatalement au succès dans un pays aussi désorganisé que la Turquie. De décision prompte, toujours prêt à jouer sa vie et son avenir sur la réussite d'une simple aventure, il avait en effet jusqu'alors évolué dans une suite de crises, favorisé par la chance. Et bien qu'il fût cruel, sans merci, d'une volonté implacable, son beau visage aux traits réguliers, son corps petit mais vigoureux, ses façons agréables, rien enfin ne révélait sa véritable nature. De même, pour qui ne le voyait qu'en passant, il aurait été difficile de soupçonner l'ambition effrénée qui le poussait. Ses amis l'appelaient « Napoleonik », le petit Napoléon, surnom qui symbolisait parfaitement ses prétentions. Je me rappelle un soir, chez lui, l'avoir contemplé assis entre deux portraits, d'un côté celui de Napoléon, de l'autre celui de Frédéric le Grand, simple fait qui peut donner une idée de sa vanité ; il avait une admiration profonde pour ses deux héros, à la fois guerriers et hommes d'Etat et je crois qu'il aimait à penser que le destin lui réservait une carrière semblable à la leur. D'ailleurs la part active, qu'à vingt-six ans, il avait prise à la Révolution qui détrôna Abdul Hamid, l'amenait naturellement à se comparer à Bonaparte et il m'avoua, à maintes reprises, qu'il se savait « destiné à un grand avenir ». Il affectait de croire qu'il avait reçu la mission divine de ressusciter la gloire de la Turquie et d'en être lui-même le grand dictateur. Toutefois, comme je l'ai dit plus haut, son extérieur avait quelque chose de délicat et de presque efféminé. Il appartenait à ce type d'hommes qu'en Amérique on désigne parfois sous le nom de « bourreau des cours » et les femmes le qualifiaient couramment d' « irrésistible ». Pas une seule ride n'abîmait son visage, véritable masque qui ne trahissait ni ses émotions, ni ses pensées ; il était toujours calme, glacial, imperturbable. Mais il ne possédait certainement pas la faculté de pénétration de Napoléon, ce qu'il prouva par la façon dont il s'empara du pouvoir suprême et en alliant de bonne heure sa propre fortune à celle de l'Allemagne.

Depuis des années, ses sympathies étaient allées au Kaiser. L'Empire germanique, son armée et sa marine, sa langue, son gouvernement autocrate, tout enfin exerça un charme fatal sur ce fondateur de la démocratie turque. A la chute d'Abdul Hamid, Enver se trouvait en mission militaire à Berlin, où le Kaiser, qui avait de suite reconnu en lui un instrument capable de seconder ses projets en Orient, se l'attacha de différentes façons. Il vécut longtemps à Berlin, en qualité d'attaché militaire, ce qui le rapprocha encore davantage de l'Allemagne, de sorte que lorsqu'il revint à Constantinople il était presque plus Allemand que Turc. Il en parlait la langue couramment, copiait en tout ce qui était en usage sur les bords de la Sprée, jusqu'à porter la moustache légèrement relevée aux extrémités ; bref, le prussianisme l'avait conquis tout entier. Lorsqu'il devint Ministre de la Guerre, Wangenheim le flatta, le cajola, s'amusa de ses ambitions de jeune homme et dut sans aucun doute lui promettre l'appui absolu de l'Allemagne pour les réaliser. Au surplus, dans les entretiens privés, Enver ne cachait pas son admiration pour ce pays. Si bien que sa nomination au poste de Ministre de la Guerre fut virtuellement une victoire allemande.

Il décida sur-le-champ une réorganisation complète et radicale de l'armée. Il m'avoua qu'il n'avait accepté ce poste qu'à la condition d'être libre de ses actions et il entendait en profiter. Il y avait encore dans les rangs de l'armée un grand nombre d'officiers dont les inclinations penchaient plutôt vers l'ancien régime que vers les Jeunes Turcs ; plusieurs d'entre eux étaient en outre des partisans du ministre assassiné, Nazim. Sans hésiter, Enver en destitua deux cent soixante-huit et les remplaça par des Turcs, notoirement affiliés à l'Union et Progrès, et quelques Allemands. Toutefois, le groupe Enver-Talaat redoutait sans cesse une contre-révolution, qui les renverserait comme eux-mêmes avaient destitué leurs prédécesseurs. Combien de fois ne m'ont-ils pas répété que leurs propres victoires révolutionnaires leur avaient appris combien il était facile à un petit groupe d'hommes déterminés et énergiques de s'emparer de la direction d'un pays ! Ils n'avaient par conséquent pas l'intention, disaient-ils, de fournir à quelques officiers la possibilité d'organiser contre eux semblable coup d'état. La réforme audacieuse d'Enver ne fut pas sans alarmer Talaat ; mais le jeune ministre se montra inflexible et refusa de revenir sur son décret, bien que l'un des officiers destitués, Chukri Pacha, eût défendu Andrinople lors de la guerre des Balkans. De plus, il fît passer une circulaire parmi les officiers turcs, les avertissant qu'ils ne devaient attendre d'avancement que de lui seul, ce qu'ils n'obtiendraient au surplus qu'en se ralliant à la politique des Jeunes Turcs. Ainsi la prussification de l'armée ottomane commença par les mesures décrétées par Enver, bien que Talaat, son collègue, n'en fût point aussi enthousiaste. Celui-ci n'entendait point faire le jeu de l'Allemagne et travaillait d'abord pour le Comité et pour lui-même ; mais il ne pouvait réaliser ses projets sans le concours de l'armée, et c'est ainsi qu'il éleva Enver, qui pendant des années avait été son associé le plus intime dans la politique du Comité, au poste de Ministre de la Guerre. Puisqu'il lui fallait une armée puissante, dans ce dessein il se tourna vers l'Allemagne qui lui semblait capable de lui prêter assistance. Vers la fin de 1913, il organisa avec Wangenheim que le Kaiser enverrait une mission militaire pour réorganiser l'armée turque. Il me confia, qu'en demandant cette aide, il tirait avantage de l'Allemagne, quoique celle-ci crût au contraire qu'il ne serait qu'un instrument aux services de la mission. Il comprit parfaitement les dangers d'une telle réforme. Un député qui discuta avec lui la situation, en janvier 1914, m'a rapporté quelques détails de leur conversation, qui révèlent ce qui se passait alors dans l'esprit du Ministre. - Pourquoi abandonnez-vous la direction du pays à l'Allemagne ? demanda-t-il en faisant allusion à la mission militaire. Ne vous rendez-vous donc pas compte qu'elle a projeté de faire de la Turquie une colonie, une autre Egypte ? - Nous le savons parfaitement, répondit Talaat, mais nous savons aussi que nous sommes incapables de remettre sur pied notre Patrie, livrés à nos propres ressources. Par conséquent, nous allons profiter de l'enseignement technique et pratique que les Allemands peuvent nous donner. Nous leur demanderons de nous aider à réorganiser et à protéger la nation, jusqu'à ce qu'il nous soit possible de la gouverner par nous-mêmes, et alors nous leur dirons adieu et les remercierons dans les vingt-quatre heures (sic).Il était évident que la situation matérielle de l'armée turque trahissait le besoin d'un secours étranger, et elle symbolisait à mes yeux la situation de l'Empire tout entier, telle qu'elle était avant l'arrivée des Allemands. Lorsque je lançai les invitations à ma première réception, un grand nombre d'officiers turcs me demandèrent la permission d'y assister en habit de soirée, disant qu'ils n'avaient pas les moyens d'acheter ou de louer des uniformes ; on ne leur avait point versé leur solde depuis trois mois et demi, et comme le Grand Vizir, soucieux d'étiquette, insistait en faveur de la tenue militaire, plusieurs de ces officiers durent s'abstenir. Presque à la même époque, la nouvelle mission allemande pria le commandant du second Corps d'Armée défaire exécuter aux recrues les marches prévues réglementairement, et celui-ci aurait répondu que c'était impossible, ses hommes n'ayant pas de chaussures !Toutefois, je persiste à croire que Talaat, obstiné et rusé comme il se révéla plus tard, n'était pas l'instrument complaisant de Berlin. J'en eus d'ailleurs la preuve par un incident auquel je fus mêlé. Jusqu'ici je n'ai rien dit du rôle des états-Unis, au sujet des relations de la Turquie et des grandes puissances. En vérité, nous n'avions pas d'importants rapports d'ordre économique. Les Turcs nous regardaient comme un peuple d'idéalistes et d'altruistes, dépensant des millions dans un but purement philantrophique, tel que construire de splendides écoles dans leur pays, ce qui provoquait leur étonnement et peut-être leur admiration. Ils nous aimaient et voyaient en nous presque leurs seuls amis sincères. Mais nos intérêts en Turquie étaient insignifiants. La « Standard Oil Company », il est vrai, faisait de grandes affaires ; la Compagnie Singer vendait des machines à coudre aux Arméniens et aux Grecs. De notre côté, nous achetions leur tabac, leurs figues, leurs tapis et ramassions leur bois de réglisse. Là se bornaient nos relations commerciales ; tandis que quelques missionnaires et professeurs constituaient en somme nos véritables points de contact avec les indigènes. Ils savaient que nous n'avions pas l'intention de morceler leur pays ou de nous immiscer dans la politique des Balkans, fait qui pourrait, sans doute, expliquer que Talaat discutât avec moi de façon aussi libre le gouvernement de son pays. Au cours de ses entretiens, j'avais souvent exprimé le désir de leur rendre service, de sorte que lui et certains membres du Cabinet prirent l'habitude de me consulter. Peu après mon arrivée, je fis un discours à la Chambre de Commerce américaine de Constantinople devant Talaat, Djemal et autres influents leaders. Je leur montrai combien la situation économique de la Turquie était arriérée et leur conseillai pour l'améliorer de déployer autant de courage que de persévérance. Puis, je fis un tableau sommaire de l'Amérique après la guerre civile, et comparai nos états du Sud dévastés avec leur propre pays. Enfin, je leur racontai comment nous nous étions mis au travail et avions, par notre seule initiative, amené peu à peu notre contrée à sa prospérité actuelle. Mon discours sembla faire sur eux une profonde impression, surtout lorsque je déclarai, qu'après la guerre civile, les états-Unis avaient contracté de gros emprunts à l'étranger et avaient attiré des immigrants de toutes les parties du monde. Talaat parut tirer de mes indications une idée nouvelle. Il ne serait donc pas impossible que les états-Unis pussent lui fournir l'aide matérielle qu'il avait cherchée en Europe. J'avais déjà proposé qu'on envoyât un expert américain étudier les finances turques et j'avais, à ce dessein, fait allusion à Mr. Henry Bruère, de New-York ; idée que les Turcs accueillirent très favorablement, car, à cette époque, ils avaient le plus grand besoin d'argent. La France leur en avait fourni pendant des années et, au printemps 1914, ses principaux banquiers négociaient les conditions d'un emprunt. L'Allemagne les avait aussi aidés, mais à ce moment-là les cours de la Bourse de Berlin ne leur permettaient guère d'espérer un appui suffisant de ce côté.Finalement, vers la fin de décembre 1913, Bustany Effendi, un chrétien arabe et ministre du Commerce et de l'Agriculture, parlant anglais couramment (il avait été Commissaire général de la Turquie à l'Exposition Universelle de Chicago en 1893) vint me voir et me consulta au sujet d'un emprunt en Amérique. Il me demanda si je ne connaissais pas quelques financiers qui assumeraient l'entière responsabilité de réorganiser les finances turques. Sa requête était un véritable cri de détresse et j'en fus profondément touché ; comme je l'écrivis dans mon journal : « Ils me semblent acculés aux derniers expédients. »Or je n'étais arrivé que depuis six semaines et manquais évidemment d'informations pour recommander à des banquiers américains une affaire de cette importance. J'objectai donc à mon interlocuteur que ma proposition n'aurait de chance de succès à New-York que si elle était basée sur une connaissance approfondie des ressources matérielles de la Turquie.Talaat vint me voir quelques jours après et me suggéra l'idée de visiter l'Empire et d'étudier la situation moi-même. En outre, il me demanda s'il ne me serait pas possible de leur faciliter un emprunt provisoire qui leur permît de faire la soudure (sic), disant que le trésor turc était vide et qu'ils se contenteraient de 5.000.000 de dollars. Je l'assurai que je m'en occuperais et qu'en attendant, sur son désir, j'inspecterais le pays afin de réunir tous renseignements susceptibles d'intéresser les capitalistes américains. Puis, avec le consentement du département d'état, j'écrivis à mon neveu et associé : Mr. Robert-E. Simon, le priant de tâter le terrain auprès de certaines sociétés et banques de New York, en vue de faire à la Turquie un prêt subsidiaire à courte échéance. Mais les sondages de Mr. Simon révélèrent bientôt que l'entreprise ne semblait pas séduire la corporation de Wall Street. Toutefois il ajouta que Mr. C.-K.-G. Billings avait paru s'intéresser à cette affaire et que, si je le désirais, il viendrait jusqu'ici sur son yacht pour en discuter avec le Cabinet turc et moi-même. Quelques jours après, Mr. Billings s'embarquait pour Constantinople.L'annonce de son arrivée prochaine s'était rapidement propagée dans la capitale, et cette particularité qu'il venait à bord de son propre yacht semblait rehausser encore l'importance et l'éclat de cet événement. De plus, l'idée qu'un milliardaire américain était disposé à restaurer le trésor turc épuisé, et que cette aide n'était qu'un premier pas vers la réorganisation des finances par des capitalistes de New York, eut dans les ambassades étrangères une ré -percussion considérable. La nouvelle s'en répandit si vite, qu'en vérité je soupçonnai fort le Cabinet turc d'en être quelque peu responsable, soupçons d'ailleurs confirmés par une démarche tentée auprès de moi par le chef Rabbi Mahoum ; il se présentait, m'expliqua-t-il, au nom de Talaat.- Le bruit court, me dit-il, que les Américains vont prêter de l'argent à la Turquie et Talaat serait très heureux que vous ne fassiez rien pour le démentir.De son côté, Wangenheim manifesta une curiosité presque maladive ; le fait que l'Amérique viendrait au secours financier de l'Empire turc ne cadrait pas du tout avec ses plans, car à ses yeux la pauvreté du pays était un moyen précieux de le jeter dans les bras de l'Allemagne. Au cours d'une de ses visites, je lui montrai un livre de gravures, reproduisant les propriétés, collections et écuries de Mr Billings ; le tout parut le frapper vivement, non seulement les chevaux (il était lui-même cavalier émérite), mais aussi chacune des autres preuves tangibles de la grosse fortune de mon compatriote. Les jours qui suivirent, ce ne fut dans mon cabinet qu'un défilé d'ambassadeurs et de ministres me demandant gravement à voir ce fameux livre !A l'approche de Mr. Billings, Talaat commença à élaborer des projets de réception, me demandant mon avis au sujet des personnes à inviter aux dîners, déjeuners et réceptions. Comme d'habitude, Wangenheim s'arrangea pour devancer tout le monde, en me priant de l'avoir à déjeuner le jour même du débarquement de mon hôte, car il ne pouvait assister au dîner organisé pour le soir, de sorte qu'il fît la connaissance de Mr. Billings plusieurs heures avant les autres diplomates. Ce dernier lui avoua franchement qu'il s'intéressait beaucoup à la Turquie et qu'il se pourrait bien qu'il se chargeât de l'emprunt en question.Le soir, nous donnâmes un dîner en l'honneur de Mr. Billings et de ses amis, dîner auquel assistaient tous les membres influents du Cabinet turc. Nous avions auparavant, Talaat, Mr. Billings et moi, longuement parlé de cet emprunt, et c'est alors que le ministre nous apprit que les banquiers français venaient d'accepter, dans les dernières vingt-quatre heures, les conditions turques et que par conséquent son gouvernement n'avait pour le moment nul besoin de l'argent américain. Il accabla Mr. Billings d'amabilités, lui exprimant sa gratitude et prodiguant ses remerciements qui, à vrai dire, pouvaient être sincères, car l'arrivée du milliardaire avait enfin permis au Cabinet Jeune Turc de mener à bien ses négociations avec les financiers français.Au surplus, il manifesta sa reconnaissance d'une façon curieuse. Enver, membre du conseil le plus influent après Talaat, célébrait son mariage quand Mr. Billings arriva, car il avait si bien conquis la société turque que, malgré les humbles origines dont j'ai parlé ailleurs, il épousait une princesse de sang impérial. Un mariage dans ce pays n'est pas une petite affaire, et dure deux ou trois jours. Le lendemain du dîner offert à l'Ambassade américaine, Talaat nous convia tous, Billings et sa suite, à déjeuner au Cercle d'Orient et il insista pour qu'Enver fût présent à la réception. Il y vint en effet, écouta jusqu'au bout tous les discours, puis retourna à ses fêtes nuptiales.J'ai la conviction qu'aux yeux de Talaat, la visite Billings n'était qu'un épisode de leurs relations futures; en effet, si je fais un retour à propos de cette affaire, je vois clairement qu'il cherchait à sauver son pays et qu'il ne perdait pas de vue l'espérance d'y être aidé par les états-Unis. Il me parlait souvent de Mr. « Beelings » comme il l'appelait, et même après que la Turquie eût rompu avec la France et l'Angleterre et fût devenue tributaire de l'Allemagne, il aimait à évoquer le souvenir de cette entrevue; peut-être regardait-il aussi notre pays comme un suprême refuge, financièrement parlant, au cas où il viendrait à réaliser son projet de chasser les Allemands de la Turquie. Je ne suis pas moins persuadé que cette perspective l'encouragea à me rendre pendant la guerre de nombreux services, qu'il ne m'eût point rendus autrement. « Rappelez-moi au bon souvenir de Mr. Beelings », furent à peu près ses dernières paroles, lorsque je quittai Constantinople.

Ainsi cette visite en yacht qui, sur le moment, eut quelques côtés comiques, préserva plus tard, j'en suis sûr, nombre de vies humaines de la faim et du massacre.

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