CHAPITRE PREMIER
UN SUPER-ALLEMAND A CONSTANTINOPLE

Au moment où j'entreprenais de rédiger les « Souvenirs de mon Ambassade à Constantinople », les visées ambitieuses de l'Allemagne en Turquie et en Extrême-Orient avaient, semblait-il, été couronnées de succès. Les Puissances Centrales avaient réussi à désagréger la Russie, à transformer la Baltique et la mer Noire en lacs allemands, à se frayer un nouvel accès en Orient par la voie du Caucase. L'Allemagne imposait alors sa domination à la Serbie, à la Bulgarie, à la Roumanie et à la Turquie ; elle pouvait considérer sa conception d'un nouvel empire germanique, s'étendant de la mer du Nord au golfe Persique, comme pratiquement réalisée. L'univers sait maintenant, s'il ne l'avait pas clairement compris en 1914 que l'Allemagne a précipité la guerre pour détruire la Serbie, saisir le contrôle des nations balkaniques, transformer la Turquie en état vassal et ainsi édifier un vaste empire oriental, qui aurait été la base d'une souveraineté mondiale illimitée.

Si je jette les yeux sur la carte résultant des triomphes allemands, militaires et diplomatiques, de cette époque, tout ce que j'ai pu observer à Constantinople acquiert une importance significative. Je vois désormais que les événements de ces vingt-six mois étaient reliés les uns aux autres, comme les péripéties d'une histoire définie ; les divers individus qui se mouvaient sur la scène réapparaissent comme les acteurs d'un drame soigneusement et magnifiquement monté. Je saisis pertinemment comment l'Allemagne avait échafaudé tous ses plans de suprématie universelle et que le pays, où j'avais été accrédité comme ambassadeur américain, devait servir de base à l'entière structure politique et militaire de l'objectif impérial. Si l'Allemagne ne s'était pas assuré, dès les premiers jours de la guerre, la soumission de Constantinople, il n'est pas invraisemblable que les hostilités eussent cessé quelques mois après la bataille de la Marne. Par un étrange destin, je fus précisément attaché à ce grand quartier général d'intrigues au moment même où les desseins du Kaiser, minutieusement poursuivis depuis un quart de siècle, étaient près d'aboutir au succès final.

Dans le but de soumettre la Turquie et de transformer ses armées et territoires en instruments de l'Allemagne, l'Empereur s'était fait représenter à Constantinople par un ambassadeur idéalement doué pour cette besogne. Le simple fait, que Guillaume avait personnellement choisi le baron von Wangenheim pour ce poste, démontre qu'il avait exactement mesuré les qualités humaines nécessaires à l'accomplissement de cette vaste entreprise diplomatique. L'Empereur l'avait de bonne heure distingué, comme devant être l'artisan par excellence de sa volonté ; il l'avait plus d'une fois convoqué à Corfou pendant ses vacances, et là, nous pouvons en être sûrs, ces deux esprits congénères avaient passé nombre de jours à discuter les chances de réussite des ambitions allemandes dans l'Est.

La première fois que je rencontrai Wangenheim, bien qu'à peine âgé de quarante-quatre ans, il avait derrière lui vingt-cinq années de carrière, avait résidé à Pétrograd, Copenhague, Madrid, Athènes et Mexico, avait encore rempli les fonctions d'attaché à Constantinople avant d'y venir comme ambassadeur. Il connaissait également bien tous les pays, y compris les états-Unis, (sa première femme était d'ailleurs américaine) ; pendant qu'il était ministre à Mexico, il avait intimement pénétré notre pays et, dès ce moment, acquis une profonde admiration pour notre énergie et notre développement, admiration qu'il professait ouvertement. Muni du bagage indispensable au diplomate, il parlait avec autant d'aisance l'allemand, l'anglais et le français. Enfin il possédait à fond l'Orient, où il avait noué d'étroites relations avec les principaux hommes politiques. Physiquement, il est l'une des plus frappantes personnalités que j'aie jamais approchées. Lorsqu'étant enfant, je vivais en Allemagne, la Patrie était généralement symbolisée sous les traits d'une belle et puissante femme, un genre d'éblouissante Walkyrie, Quand je me figure la moderne Allemagne, la massive, corpulente silhouette de Wangenheim se présente naturellement à mon esprit ; sa haute taille (plus d'un mètre quatre-vingts), sa solide charpente, ses épaules de colosse d'où émergeait sa tête droite et arrogante, le feu de son regard : l'image de toute sa personne débordante de vie et d'activité me rappelle l'Allemagne - ici s'arrête ma comparaison - non l'Allemagne que j'ai connue, mais celle dont les ambitions démesurées ont frappé le monde entier d'horreur. Et chaque mot ou geste de Wangenheim ne révélait que trop bien cette tendance. Le pangermanisme animait toutes ses pensées et dirigeait toutes ses actions. La déification de son Empereur était le seul instinct religieux qui l'entrainât. L'aristocratique, et même autocratique, organisation de la société allemande, qui résume le système prussien, était à ses yeux une chose digne de vénération et d'adoration ; étant donné ce point de départ, l'Allemagne était inévitablement destinée, croyait-il, à gouverner le monde. Le grand propriétaire Junker représentait pour lui la perfection du genre humain. « Je me mépriserais, me dit un jour son ami le plus intime, si j'étais né dans une ville. »

Pour Wangenheim, l'humanité se divisait en deux classes : les gouvernants et les gouvernés, et il ridiculisait la pensée que ceux-là pussent jamais être recrutés parmi ceux-ci. Je me rappelle avec quelle onction et quel enthousiasme il avait coutume de décrire l'organisation foncière allemande par caste, telle que l'avait conçue l'Empereur ; comment celui-ci avait voulu que les grands domaines ne fussent point transférables, sans son assentiment, et avait de même arrangé que leurs possesseurs, ou héritiers présomptifs, ne pussent se marier sans son consentement. « Dans ces conditions, disait Wangenheim, nous conservons la pureté de race de nos dirigeants et la préservons de toute mésalliance. » Comme tous ceux de son rang social, il vénérait le système militaire prussien. Sa magnifique prestance attestait qu'il avait lui-même servi dans l'armée ; et suivant la pratique allemande, il considérait toutes les circonstances de la vie d'un point de vue militaire. J'en eus une fois un curieux exemple, lorsque je lui demandai pourquoi le Kaiser n'allait pas aux états-Unis. « Il le désirerait beaucoup, répondit-il, mais ce serait très dangereux. La guerre pourrait éclater pendant son voyage de retour et l'ennemi se saisir de lui. » Je protestai que cela ne saurait survenir, car le Gouvernement américain ferait escorter son hôte par ses navires de guerre et aucune nation ne s'aviserait, en s'aliénant les états-Unis, d'en faire les alliés de l'Allemagne. Mais il resta convaincu que les risques de guerre rendaient une telle visite impossible.

De lui, plus que d'aucun autre représentant diplomatique de l'Allemagne, dépendait le succès des aspirations germaniques à la domination mondiale. Il ne vint d'ailleurs à Constantinople que dans ce but. Depuis plus de vingt ans, le Gouvernement Allemand avait entretenu avec l'Empire Ottoman les meilleures relations ; durant le même laps de temps, le Kaiser avait préparé la guerre générale et, dans cette prévision, avait arrangé que la Turquie jouerait un rôle décisif, car si l'Allemagne ne se ménageait pas l'alliance turque, il y avait peu de chance de succès pour elle dans une conflagration européenne. En s'unissant à la Russie, la France avait groupé de son côté, en cas de guerre avec l'Allemagne, une population de 70 millions d'habitants. Pendant plus de vingt ans, l'Allemagne s'est efforcée diplomatiquement, sans y parvenir, de détacher la Russie de la France. Il n'y avait qu'un moyen pour elle de rendre cette alliance sans valeur : s'adjoindre la Turquie. Avec cette nation à ses côtés, elle pouvait fermer les Dardanelles, la seule ligne de communication praticable entre la Russie et ses alliés d'Occident. Cette simple action privait l'armée du Tsar de munitions, ruinait économiquement la Russie en arrêtant ses exportations de grains - sa principale source de richesse - et par conséquent l'isolait de ses partenaires dans la guerre mondiale. Aussi la mission de Wangenheim consistait-elle à gagner la Turquie à la cause allemande, dans le grand conflit en expectative.

Wangenheim croyait, en cas de réussite, recevoir la récompense qu'il ambitionnait depuis des années : être chancelier de l'Empire. Son habileté à nouer de personnelles relations d'amitié avec les Turcs lui donnait un grand avantage sur ses rivaux, car il combinait précisément la force, la persuasion, le naturel et la brutalité nécessaires à ceux qui ont à manier le caractère oriental. J'ai fortement insisté sur ses qualités prussiennes; pourtant il n'était pas Prussien de naissance, mais par éducation, étant originaire de Thuringe; il joignait aux traits saillants de la mentalité de cette race, - l'ambition, l'impulsion - quelques-unes des caractéristiques plus douces, que nous prêtons aux Allemands du Sud. Il avait une remarquable qualité, pas prussienne du tout : le tact. La plupart de ses succès lui vinrent du fait qu'il sut dissimuler ses moins sympathiques tendances et ne montrer que le côté insinuant de sa nature. Il ne dominait pas tant par la force brutale, que par un mélange de fermeté et d'amabilité; extérieurement il n'était pas un matamore, ses manières étaient plus conciliantes que coercitives ; il attirait par son aménité, non par « son poing ganté de fer ». Pour nous qui le connaissions bien, nous comprenions que derrière toutes ses avances se cachait une terrible ambition, n'admettant ni scrupules, ni limites. Toutefois l'impression première n'était pas celle de la brutalité, mais celle d'une excessive matérialité et d'une nature généreuse. En réalité, il savait allier le jovial enthousiasme de l'étudiant à la rapacité du fonctionnaire prussien et au laisser-aller de l'homme du monde. Je le vois encore, assis au piano, improvisant d'après quelque beau thème classique, puis soudain tapant à tour de bras la plus échevelée des chansons à boire d'étudiant, ou quelque banale mélodie populaire. Je me le rappelle aussi, jouant au polo, éperonnant sa splendide monture, la poussant aux efforts les plus rapides - jamais assez rapides pour ses ambitions sportives. En vérité, dans toutes ses actions, importantes ou futiles, perçait le même esprit d'acharnement. Aussi bien, quand il flirtait avec les belles Grecques de Pera, ou passait des heures autour des tables de baccara du Cercle d'Orient, ou pliait les représentants officiels de la Turquie à sa volonté, selon les intérêts de sa Patrie, toute sa vie n'était qu'un jeu, qu'il fallait risquer plus ou moins insouciamment, car la chance favoriserait l'audacieux, le téméraire, capable d'acheter le succès ou la défaite sur un simple coup de dé. Et le jeu le plus important de tous - celui sur lequel était « misé », suivant l'expression de Bernhardi, « l'empire du monde ou l'écroulement » - celui-là Wangenheim ne le jouait pas languissamment, encore que ce fût le simple devoir qui lui avait été assigné. Pour employer l'expression allemande, il était tout feu, tout flamme, pleinement conscient que de ses talents dépendait l'exécution d'une tâche grandiose. En parlant de lui, je me sens encore affecté par l'énergie de son tempérament, car j'ai su tout le temps que - ainsi que le gouvernement qu'il servait si loyalement - il était foncièrement inhumain, impudent, cruel. Il était content d'accepter toutes les conséquences de sa politique, quelque hideuses qu'elles pussent être, ne considérant que le but à atteindre ; et avec le réalisme et la logique qui sont si caractéristiquement allemands, il écartait les sentiments d'humanité et de décence capables d'entraver ses succès. Il avait fait sien le fameux précepte de Bismarck : « qu'un Allemand doit être prêt à sacrifier au Kaiser et à la Patrie, aussi bien sa vie que son honneur. »

De même que Wangenheim symbolisait l'Allemagne, de même son collègue Pallavicini personnifiait l'Autriche. Le trait saillant de celui-ci était un brutal égotisme, alors que Pallavicini au contraire était calme, affable, parfaitement bien élevé. L'un se tournait toujours vers l'avenir, l'autre vers le passé. Si Wangenheim combinait à merveille le mélange de commercialisme et de médiéval appétit de conquêtes, qui constitue la Weltpolitik1 prussienne, Pallavicini était un diplomate de l'école de Metternich. « L'Allemagne veut ceci », aurait proclamé Wangenheim, s'il eût fallu trancher une importante question : « Je consulterai mon département », eût dit le circonspect Pallavicini, dans une occasion similaire.

L'Ambassadeur autrichien, avec ses moustaches grises retroussées, sa démarche raide, même légèrement hautaine, ressemblait à l'aristocrate de l'ancien régime du répertoire classique. Je pourrais comparer Wangenheim avec le représentant d'une grande entreprise commerciale, prodigue dans ses dépenses et réalisant ses bénéfices par le faste de ses réceptions ; tandis que son collègue aurait été celui d'une maison fière de son passé et entièrement satisfaite de sa vieille réputation. Le même plaisir que l'envoyé de Guillaume II prenait à édifier les plans du pangermanisme, Pallavicini le trouvait dans les finesses et obscurités de la technique diplomatique. Il représentait son pays à Constantinople depuis de nombreuses années et était le doyen du corps diplomatique, dignité dont il était extrêmement fier, faisant ses délices de remplir les honneurs de sa position ; nul ne le surpassait dans l'art de ménager l'ordre des préséances aux dîners de cérémonie, car il n'y avait pas un seul détail d'étiquette qu'il ne connût sur le bout du doigt. Par contre, pour ce qui concernait les affaires d'état, il n'était plus que le jouet de Wangenheim ; vis-à-vis de celui-ci, sa situation semblait, en vérité, celle d'un diplomate plus ou moins soumis à la volonté d'un plus puissant allié. Dans cet ordre de choses, son rôle, par rapport à son collègue, était modelé sur celui de son pays vis-à-vis de l'Empire Allemand. Dans les premiers mois de la guerre, l'allure de ces deux hommes refléta à merveille les succès et insuccès respectifs de leurs patries ; à chacune des nouvelles victoires allemandes, l'attitude de Wangenheim devenait de plus en plus arrogante et insupportable, tandis que Pallavicini, au fur et à mesure des revers de son pays, se faisait plus petit, plus effacé.

La situation à Constantinople, en ces mois critiques, semblait avoir été expressément créée pour donner, à un homme de l'envergure de Wangenheim, l'opportunité de développer toutes les ressources de ses talents. Depuis dix ans, l'Empire Ottoman subissait les ravages de la dissolution et était arrivé maintenant à un tel état de décrépitude, qu'il était une proie facile pour la diplomatie allemande. Si l'on veut bien comprendre cette situation, il convient de se rappeler qu'il n'y avait, à cette époque, aucun gouvernement régulièrement établi en Turquie,car les Jeunes Turcs n'étaient pas un gouvernement : ils étaient, en réalité, un parti irresponsable, une sorte de société secrète qui, par intrigue, intimidation et assassinat, s'était emparée du pouvoir. Lorsque je parle des Jeunes Turcs en ces termes, je dissipe peut-être quelques illusions qui furent les miennes, car, avant de les voir à l'oeuvre, je m'étais fait des idées bien différentes sur eux. Remontant aussi loin que 1908, je me rappelle combien mes sympathies républicaines étaient, chaudement éveillées à la lecture des nouvelles de Turquie; nous étions informés qu'un groupe de jeunes révolutionnaires était descendu des montagnes de Macédoine, avait marché sur Constantinople, avait déposé le sanguinaire sultan Abdul Hamid et avait institué un régime constitutionnel de gouvernement. La Turquie, d'après ces sensationnelles relations de journaux, était devenue une démocratie, avec un parlement, un ministère responsable, le suffrage universel, l'égalité de tous les citoyens devant la loi, la liberté de parole et de la presse et toutes les autres garanties essentielles à l'existence d'une libre république. Qu'un parti turc eût de longues années lutté pour obtenir de telles réformes, je le savais bien, et que ses ambitions se fussent réalisées, cola me semblait indiquer après tout qu'une telle chose était un progrès humain possible. La longue période de massacres et de désordres de l'Empire Ottoman était apparemment close; le grand assassin Abdul Hamid, banni, avait été relégué à Salonique dans la solitude, et son frère, le sympathique Mohammed V était monté sur le trône, comme premier souverain constitutionnel.

Telles avaient été les prémices de la Révolution ; mais lorsque j'arrivai à Constantinople, en 1913, de nombreux changements étaient survenus. L'Autriche s'était annexée deux provinces turques, la Bosnie et l'Herzégovine; l'Italie s'était emparée de Tripoli; la Turquie avait supporté deux guerres contre les états Balkaniques et avait perdu toutes ses possessions d'Europe, à l'exception de Constantinople et d'un minuscule hinterland. Les tentatives de régénération de l'Empire Ottoman, qui avaient inspiré la Révolution, avaient évidemment avorté et je découvrit bientôt qu'après quatre années de gouvernement soi-disant démocratique, la nation était plus avilie, plus appauvrie et plus démembrée qu'elle ne le fut jamais auparavant. En réalité, cet insuccès remontait à une époque plus lointaine que mon arrivée, et il était, dans la longue histoire des luttes politiques, la plus complet et le plus décourageant de tous. J'ai à peine besoin d'en indiquer en détail les causes. Ne critiquons pas trop âprement les Jeunes Turcs, car cela ne peut être mis en doute, au début ils furent sincères. Dans un discours prononcé à Salonique, en juillet 1908, au square de la Liberté, Enver Pacha, que le peuple regardait comme le chevaleresque jeune leader de l'insurrection contre l'a tyrannie séculaire, avait éloquemment déclaré ceci :

« Aujourd'hui, le gouvernement despotique a disparu. Nous sommes tous frères. Il n'y a plus désormais en Turquie ni Bulgares, Grecs, Serbes, Roumains, Musulmans, Juifs : sous le même ciel bleu, nous sommes tous fiers d'être Ottomans. »

Cet exposé représentait l'idéal Jeune Turc, quant à la nouvelle forme de gouvernement de leur patrie ; mais cet idéal, il était en dehors de leur pouvoir de le transformer en réalité. Les races, qui avaient été maltraitées et massacrées des siècles durant, ne pouvaient d'un jour à l'autre nourrir des sentiments fraternels pour leurs tortionnaires. Les haines, jalousies et dissentiments religieux d'autrefois divisaient encore la Turquie en un mélange confus de clans opposés. Par-dessus tout, les funestes dernières guerres et la perte de la majeure partie de l'Empire avaient détruit le prestige de la jeune démocratie. Il y avait au surplus bien d'autres raisons d'insuccès, qu'il est inutile actuellement d'approfondir.

Si les Jeunes Turcs avaient cessé d'exister comme force positive de régénération, ils existaient toujours comme rouage politique. Leurs chefs : Talaat, Enver et Djemal avaient depuis longtemps renoncé à tout espoir de réformer leur pays, mais ils s'abandonnaient à un insatiable appétit de pouvoir personnel. Au lieu de trouver une nation de presque 20.000.000 d'habitants, se développant suivant un programme libéral, jouissant du suffrage universel, édifiant ses industries et son agriculture en prenant pour base l'éducation, l'hygiène et le progrès publics, je découvris que la Turquie consistait simplement en une agglomération d'esclaves opprimés, inanimés, ignorants et pauvres, avec, à leur tête, une chétive, faible oligarchie ; oligarchie qui s'était préparée à user d'eux de la manière qui satisferait le mieux les intérêts de ses représentants. Et ceux-ci étaient précisèment les hommes qui, quelques années auparavant avaient doté leur patrie d'un régime constitutionnel ! On ne saurait imaginer chute plus stupéfiante, du plus noble idéalisme au plus abject matérialisme.

Talaat, Enver et Djemal étaient les chefs ostensibles ; mais derrière eux se trouvait le Comité « Union et Progrès » composé d'environ quarante membres. Ce Comité se réunissait secrètement, préparait les élections et réservait les emplois publics à ses créatures ; il avait son siège à Constantinople, et son chef suprême, qui lut consacrait toute son activité, transmettait ses ordres à ses subordonnés. Ces fonctionnaires, à leur tour, gouvernaient le parti et la contrée, suivant les préceptes du Boss2 de nos cités américaines, à l'époque de notre plus notoire corruption politique. L'entière organisation fournissait ainsi une splendide illustration de ce que nous désignons souvent sous le nom de « invisible government ». Ce genre de contrôle irresponsable a fleuri autrefois dans nos villes, parce que les citoyens ne s'occupaient que de leurs propres affaires et négligeaient la chose publique. Mais en Turquie, d'une part les masses étaient profondément ignorantes pour apprécier la valeur d'un régime démocratique, et d'autre part la ruine et les vicissitudes générales du pays avaient laissé la nation pratiquement sans gouvernement, par conséquent une proie facile pour une, bande d'aventuriers résolus : le Comité Union et Progrès, avec Talaat Bey à sa tête, furent ces tristes héros. Indépendamment des quarante membres siégeant à Constantinople, des sous-comités furent organisés dans toutes les villes importantes de l'Empire ; leurs adhérents se réunissaient secrètement, prenaient les décisions nécessaires et en confiaient l'exécution à ceux de leurs partisans qui remplissaient la plupart des emplois publics. Ces individus, comme les chefs réguliers de nos administrations aux mauvais jours de notre politique métropolitaine, « prenaient les ordres » et les transmettaient à leurs subordonnés. Personne ne pouvait obtenir une situation officielle quelconque, sans appartenir à l'un de ces comités.

Je dois cependant convenir que je suis injuste pour la clique de nos corrupteurs américains, en les comparant avec le comité turc « Union et Progrès ». Talaat, Enver, Djemal avaient ajouté à leur système un détail qui ne figurait pas au programme de nos politiciens : celui de l'assassinat et de l'exécution sommaire. Ils avaient conquis leur pouvoir sur les autres factions en usant de ce procédé.

Le coup d'Etat en question eut lieu le 20 janvier 1913, un peu moins d'un an avant mon arrivée. A cette époque, un groupe politique, dirigé par le vénérable Kiamil Pacha, comme Grand Vizir, et Nazim Pacha, comme ministre de la Guerre, contrôlait le gouvernement ; il représentait ce que l'on appelait le « Parti libéral », lequel s'était surtout signalé par son inimitié contre les Jeunes Turcs. Ces hommes avaient subi la désastreuse guerre des Balkans; en janvier, ils s'étaient trouvés acculés à accepter les avis des grandes puissances européennes et avaient dû abandonner Andrinople à la Bulgarie. Les Jeunes Turcs, sur leur garde depuis six mois, cherchaient une opportunité de ressaisir le pouvoir : la reddition projetée d'Andrinople la leur fournit. Andrinople, était une importante cité, dont la cession était considérée par le peuple turc comme une nouvelle étape de sa décadence nationale. Talaat et Enver réunirent hâtivement deux cents adeptes et s'avancèrent vers la Sublime Porte, où le ministère siégeait. Nazim, entendant le tumulte, vint jusqu'au vestibule ; il affronta courageusement la foule, une cigarette aux lèvres, ses mains enfoncées dans ses poches.

- Allons ! qu'y a-t-il, dit-il jovialement, quelle est la raison de ce bruit ? Ne savez-vous pas qu'il dérange nos délibérations ?

Les mots étaient à peine sortis de sa bouche qu'il tombait : une balle avait atteint un organe vital.

La foule, conduite par Talaat et Enver, s'ouvrit alors un passage jusqu'à la salle du Conseil. Kiamil, le grand Vizir, pressé de toutes parts - il avait plus de quatre-vingts ans - fut contraint de démissionner sous peine de subir le même sort que Nazim.

Comme l'assassinat avait été le moyen grâce auquel nos gens s'étaient emparés du pouvoir suprême, ainsi l'assassinat resta leur instrument pour s'y maintenir. Djemal, en outre de ses fonctions, était gouverneur militaire de Constanti-nople, et de ce chef avait le contrôle de la police ; dans ce rôle, il développa tous les talents d'un Fouché et remplit si bien sa mission que tout individu, conspirant contre les Jeunes Turcs, dut se retirer à Paris ou Athènes. Les quelques mois qui précédèrent mon arrivée avaient été un véritable règne de terreur. Les Jeunes Turcs avaient détruit le régime d'Abdul Hamid, mais adopté les méthodes favorites du Sultan pour faire taire l'opposition. Au lieu d'avoir un Abdul Hamid, la Turquie découvrait maintenant qu'elle en ivait plusieurs : les arrestations et déportations se comptaient par vingtaines, et la pendaison des délinquants politiques - c'est-à-dire en contravention avec la horde gouvernementale - n'était qu'un banal incident.

La faiblesse du Sultan faisait la partie belle au Comité. Il faut se rappeler que Mohammed V n'était pas seulement Sultan, mais aussi Calife; non seulement le souverain temporel, mais aussi le chef de l'église mahométane. De ce fait, il était l'objet de la vénération de millions de dévots musulmans : cela aurait suffi pour donner, à tout homme résolu, dans sa situation, assez d'influence pour libérer la Turquie du joug de ses oppresseurs. Je présume que ceux-là même qui ont eu le plus de sympathie pour lui, ne le dépeindront jamais sous les traits d'un homme énergique, d'un maître impérieux. C'est un miracle que dans les circonstances où le destin s'était appesanti sur lui, il n'ait pas été complètement annihilé. Son frère était Abdul Hamid, celui que Gladstone appelait le « Grand Assassin », un homme qui gouverna par l'espionnage et l'effusion de sang et qui n'avait pas plus de considération pour ses propres parents que pour ses malheureux sujets Arméniens. Un de ses premiers actes avait été, en montant sur le trône, de chambrer son successeur éventuel dans un palais, de l'environner d'espions, de limiter sa société à celle de son harem et de quelques fonctionnaires de sa suite et de suspendre constamment sur sa tête la crainte d'être assassiné. L'éducation de Mohammed V avait été sommaire; il ne parlait que sa langue maternelle et ses seuls moyens d'apprendre quoi que ce soit touchant le monde extérieur étaient la lecture occasionnelle d'un journal turc. Aussi longtemps qu'il acceptait ce régime, l'héritier présomptif ne courait aucun risque ; mais il savait que le premier signe de révolte - ou même de curiosité trop intempestive quant aux événements - serait le signal de sa mort. Aussi complète que fût cette séquestration, elle ne détruisit pas ce qui était au fond une bienveillante et sympathique nature, en entière opposition avec celle que nous prêtons au « Terrible Turc ». C'était un vieillard paisible et accommodant, que tout le monde aimait et qui, j'en suis persuadé, ne nourrissait de mauvais sentiments pour âme qui vive. Incapable de gouverner son Empire, car il n'avait pas été préparé à remplir une tâche aussi ardue, il se contentait de jouir des prérogatives de sa souveraineté, conscient d'être un descendant direct du grand Osman.

Il ne pouvait donc s'opposer aux desseins de ceux qui luttaient alors pour régir la Turquie. En échangeant son maître Abdul Hamid contre Talaat, Enver et Djemal, le commandeur des Croyants n'avait guère amélioré sa situation personnelle ; le comité Union et Progrès le tenait, comme il tenait d'ailleurs le reste de la Turquie - par intimidation. Ses leaders lui avaient montré l'étendue de leur pouvoir en détrônant Abdul Hamid, en l'enfermant dans un palais; et le pauvre Mohammed vivait naturellement dans la crainte continuelle d'un traitement analogue. En vérité, ils lui avaient déjà donné un échantillon de leur puissance, et si le Sultan avait tenté dans cette occasion d'affirmer son indépendance, la conclusion de l'épisode n'avait que trop bien prouvé qui était le maître. Un groupe de treize « conspirateurs » et autres criminels, - quelques-uns réels, le reste de simples délinquants politiques - avaient été condamnés à être pendus ; parmi eux se trouvait le gendre impérial. Avant l'exécution de la sentence, Mohammed devait signer les arrêts de mort; il supplia qu'on le laissât pardonner à son parent, n'élevant aucune objection pour viser les sentences des douze autres condamnés. Le souverain nominal de 20.000.000 de sujets se traîna à genoux devant son ministre, mais aucune supplication n'affecta la détermination de celui-ci. C'était une occasion, jugea Talaat, de déterminer une fois pour toutes qui était le maître : le Sultan ou le Comité. Quelques jours plus tard, la mélancolique figure de l'illustre supplicié se balançait à l'extrémité d'une potence, aux yeux de la population, et témoignait visiblement que Talaat et le Comité régissaient les destinées de l'Empire turc. Après cette tragique velléité d'indépendance, Mohammed n'essaya plus jamais de s'immiscer dans la conduite des affaires : il savait ce qui était arrivé à Abdul Hamid et craignait pour lui-même un sort pire.

A l'époque à laquelle j'arrivai à Constantinople, le Sultan était ainsi entièrement sous la coupe des Jeunes Turcs ; on le considérait communément comme un « Iradé-machine », terme équivalent à celui qui nous sert à qualifier un individu de « tampon mécanique ». Ses devoirs d'état consistaient simplement à présider certaines cérémonies officielles - telle que la réception des ambassadeurs, - à apposer sa signature sur les documents que Talaat et ses associés lui soumettaient à cet effet.

C'était, on en conviendra, un profond changement dans les institutions gouvernementales de la Turquie, dans ce pays où, depuis des siècles, le Calife était un monarque absolu, dont la volonté seule avait force de loi et qui avait centralisé entre ses mains tous les pouvoirs. Non seulement le souverain, mais aussi les membres du Parlement, étaient les humbles créatures du Comité, ayant été pratiquement choisis par lui, ne votant que d'après les injonctions des « bosses » les plus influents. Ceux-ci avaient en outre réussi à confier les principaux emplois publics à leurs affidés et cherchaient à saisir les derniers postes qui, pour diverses raisons, échappaient à leur contrôle.

suite

1) En allemand dans le texte ; politique mondiale. N. d. T.

2) Patron (familier). Sorte d'agent électoral, trafiquant de son influence sur les ouvriers ou autres personnes dépendant de lui, pour faire élire le candidat de son choix, dont il se sert ensuite pour ses propres intérêts. N. d. T.