La mission américaine à Van : récit de Miss Grace Higley Knapp, imprimée à titre privé aux états-unis (1915).

La première partie de ce récit, jusqu'à inclusivement la partie intitulée «  délivrance » a été transcrite presque mot à mot par Miss Knapp d'une lettre qu'elle écrivit à Van, le 24 mai 1915, au Docteur Barton ; elle a donc toute la valeur d'un témoignage fait sur le moment.

La période de la première occupation russe de Van est aussi décrite par deux lettres postérieures de Miss Knapp au Dr Barton, dont une longue, écrite par fragments le 14, le 20 et le 22 juin, et une autre datée du 26 juillet. Ces dernières contiennent beaucoup plus de détails que les paragraphes correspondants de son récit ; mais le détail se réfère principalement à des questions personnelles et aux soins donnés aux réfugiés musulmans. Comme ni l'un, ni l’autre de ces sujets n'avait un rapport direct avec le but du présent ouvrage, il nous a paru préférable de réimprimer le récit plutôt que les lettres en ce qui concerne ces paragraphes.

Il y a aussi une lettre, publiée dans le IIe rapport de « Women's Armenian Relief Fund » de Miss Louise Bond à Madame Orpin, écrite le 27 Juillet,presque à la veille de l’évacuation; mais cette lettre aussi est presque entièrement consacrée à des questions personnelles.

Pour la période de la retraite, il n'y a pas de lettre de la même époque, il y a seulement un Mémorandum sans date, par Miss Knapp, qui concorde mot pour mot avec la dernière partie de son récit actuel, du commencement de la section intitulée « Fuite » jusqu’à la fin.

 

LE THEATRE DU DRAME ET LES ACTEURS QUI Y ONT PRIS PART

 

Van était une des plus belles villes de la Turquie d'Asie, une ville avec des jardins et des vignobles, située sur le lac de Van, au centre d'un plateau entouré de magnifiques montagnes. La ville, entourée de murailles, contenant des magasins et la plupart des bâtiments publics, était dominée par le Château Fort ou Citadelle sur le roc, — un immense rocher s'élevant à pic de la plaine, couronné de créneaux anciens et de fortifications et ayant sur son flanc, du côté du lac, de célèbres inscriptions cunéiformes. Le quartier des « Jardins », ainsi nommé parce que presque chaque maison avait son jardin ou sa vigne, qui était en fait, le quartier arménien, s'étendait sur une distance de quatre milles à l'Est du mur d'enceinte et d'environ deux milles en largeur.

La ville de Van avait environ 50.000 habitants, dont les trois cinquièmes étaient arméniens et deux cinquièmes turcs. Les Arméniens étant progressifs et ambitieux, et d'autre part, en raison de leur supériorité numérique et leur proximité de la Russie, le parti révolutionnaire devenait une force avec laquelle il fallait compter. Trois de ses chefs les plus notoires étaient Vramyan, membre du Parlement Ottoman, Ichkhan, le plus adroit dans la tactique militaire, et Aram, dont nous aurons beaucoup à parler plus tard. Le Gouvernement consultait souvent ces hommes et semblait être avec eux en termes des plus amicaux.

L' « Enclos de la Mission Américaine » se trouvait sur le versant sud-ouest, au milieu du troisième des jardins, sur un léger monticule, de sorte que ces édifices étaient en évidence ; les constructions comprenaient : une église, deux grandes écoles, deux petites, une école de dentelles, un hôpital, un dispensaire et quatre résidences de missionnaires. Au sud-est et tout près se trouvait une large plaine. C'est ici qu'étaient les plus grandes casernes turques de la forte garnison de la ville ; il n’y avait rien entre ces casernes et les constructions de la Mission Américaine. Au nord et plus près, mais séparée par des rues et des maisons, se trouvait une autre grande caserne ; et plus au nord encore, a portée de fusil, se trouvait la colline de Toprak-kalé, surmontée d'une petite caserne, baptisée par les Américains la « Boîte à poivre ». A cinq minutes de marches de chez nous, vers l'est, se trouvait l'Orphelinat Allemand, dirigé par Herr Spörri, sa femme et sa fille (d'origine suisse) trois dames seules.

La colonie américaine, en 1914-15, se composait du Vétéran missionnaire Mrs. G. C. Raynolds (le Dr Raynolds se trouvait en Amérique depuis une année et demie, pour réunir les fonds de notre collège de Van, et n'avait pas pu retourner à cause de la déclaration de guerre) du Dr Clarence D. Ussher, qui dirigeait l'hôpital et les travaux médicaux ; de Mrs. Ussher, qui dirigeait l'industrie philanthropique de dentelles ; de Mr. et Mrs. Ernest A. Yarrow, dirigeant l'école des garçons et les travaux en général ; de Miss Gertrude Rogers, directrice de l'Ecole des Jeunes filles ; de Miss Caroline Silliman chargée de la section primaire des Kindergartens, dont deux Arméniens et un Turc ; de Miss Elisabeth Ussher, chargée de la section musicale, de Miss Louise Bond, la surintendante anglaise de l'hôpital ; et de Miss Grisel McLaren, notre missionnaire chargée des voyages. Le Dr. Ussher et Mr. Yarrow avaient chacun quatre enfants ; quant à moi-même, j'étais en visite, venant de Bitlis.

ENTRE LE DIABLE ET LA MER PROFONDE

Pendant la mobilisation et pendant l'hiver, les Arméniens avaient été pillés sans répit, sous prétexte de réquisition ; les riches avaient été ruinés et les pauvres dépouillés. Les soldats arméniens de l'armée turque étaient négligés, à moitié affamés, employés à creuser des tranchées et à des travauxserviles ; mais, pire que tout, on leur enlevait leurs armes et ils se trouvaient ainsi à la merci de leurs ennemis héréditaires, fanatiques, leurs compagnons d'armes musulmans. Il n'est pas étonnant que ceux qui pouvaient trouver la moindre chance d'y échapper, ou qui pouvaient payer la taxe d'exonération du service militaire, n'en aient profité.Beaucoup de ceux qui ne pouvaient ni s'échapper, ni se faire exempter,se refusaient. Nous sentîmes que le jour du règlement de compte viendrait bientôt, — un choc entre les forces opposées, ou une guerre sainte. Mais les révolutionnaires se conduisirent avec beaucoup de retenue et de prudence, modérant les jeunes têtes chaudes, faisant des patrouilles dans les rues pour éviter les rixes et engageant les paysansa endurer en silence ; car il valait mieux laisser brûler un ou deux villages sans en tirer vengeance, que de fournir une excuse à des massacres par quelque tentative de représailles.

Peu après que Djevdet Bey, un beau-frère d'Enver Pacha, le Ministre de la Guerre, devint Gouverneur Général du vilayet de Van, il quitta la ville pour aller se battre à la frontière ; lorsqu'il retourna au commencement du printemps, chacun sentit qu'il se passerait bientôt « quelque chose ». Et, en effet, cela devait se produire. Il demanda 3.000 soldats aux Arméniens. Ils étaient si désireux de maintenir la paix qu'ils promirent de satisfaire à cette demande. Mais à ce moment même il y eut des troubles entre Arméniens et Turcs dans la région de Chadakh et Djevdet Bey demanda à Ichkhan de s'y rendre pour rétablir la paix, accompagné de trois notables révolutionnaires. Ils furent tous les quatre traîtreusement assassinés en route. Ceci se passait le vendredi 16 avril. Il fit alors appeler Vramyan, sous prétexte de consulter ce chef, il le fit arrêter et l'envoya à Constantinople.

Les révolutionnaires sentirent alors qu'ils ne pouvaient en aucune façon se fier à Djevdet Bey, le Vali et que, par suite, ils ne pouvaient lui fournir les 3.000 hommes demandés. Ils lui dirent qu'ils lui en fourniraient 400 et paieraient graduellement la taxe d'exemption pour les autres. Il refusa d'accepter le compromis. Les Arméniens prièrent le Dr. Ussher et Mr. Yarrow de voir Djevdet Bey et de tenter de le calmer. Le vali fut intraitable. « Il fallait qu'il fût obéi ». Il était décidé à dompter cette «  révolte » à tout prix. Il punirait d'abord Chadakh et s'occuperait ensuite de Van; mais si entre temps les rebelles s'avisaient de tirer un seul coup de fusil, il mettrait à mort tous les hommes, les femmes et les enfants chrétiens.

On ne peut trop fortement proclamer qu'il n'y a pas eu de « révolte ». Ainsi, qu'il a été déjà dit, les révolutionnaires voulaient maintenir la paix, s'il avait dépendu d'eux de le faire. Mais depuis quelque temps une ligne de tranchées turques avait été secrètement creusée autour du quartier arménien des Jardins. Les révolutionnaires, décidés à vendre leur vie aussi cher que possible, préparèrent une ligne défensive de tranchées.

Djevdet Bey déclara qu'il voulait envoyer une garde de 50 soldats aux établissements américains. Il fallait que cette garde fût acceptée, ou que les Arméniens donnassent une déclaration écrite comme quoi cette offre leur avait été faite et qu'ils l'avaient refusée, afin de le dégager de toute responsabilité pour notre sécurité. Il réclamait une réponse immédiate, mais il finit par consentir à attendre jusqu'à dimanche, à midi.

La plupart de nos amis arméniens étaient d'avis que la garde devait être acceptée. Mais les révolutionnaires déclarèrent qu'une telle garde, dans un endroit si central, menaçait la sécurité des Arméniens et qu'ils ne lui permettraient jamais d'atteindre vivante nos établissements. Ils acceptaient une garde de cinq soldats, mais Djevdet ne consentait qu'à nous en donner cinquante ou rien. Nous étions réellement entre le diable et la mer profonde, car si des deux côtés les révolutionnaires et le vali tenaient parole, nous aurions été l'occasion d'une explosion de troubles, dans le cas où la garde nous aurait été envoyée ; tandis que si elle ne nous était pas envoyée, nous n'aurions aucune assurance officielle pour la sûreté des milliers de personnes qui se préparaient à chercher refuge dans nos établissements. Nous aurions été à blâmer dans les deux cas, si un malheur survenait. Lorsque le lundi le Dr. Ussher revit le vali, il semblait hésitant et demanda s'il devait envoyer la garde. Le Dr. Ussher le laissa décider lui-même, mais il ajouta que l'envoi d'une telle force pourrait hâter les troubles. La garde ne fut jamais envoyée. Djevdet Bey, d'autre part, avait demandé à Miss Mc Laren et à Schwester Martha, qui avaient soigné les malades de l'Hôpital Militaire Turc tout l'hiver, d'y continuer leur travail et elles y consentirent.

GUERRE ! «  ICHIM YOK, KEïFIM TCHOK ».

Le mardi 20 avril, à 6 heures du matin, quelques soldats turcs tentèrent de se saisir d'une des femmes d'une troupe de villageoises qui se rendaient à la ville. Elle se sauva. Deux soldats arméniens intervinrent et demandèrent des explications aux Turcs. Les soldats turcs tirèrent sur les Arméniens et les tuèrent. Les troupes turques ouvrirent alors le feu de leurs tranchées. Le siège avait commencé. Il y eut une fusillade tout le long du jour, et on entendit, de la partie de la ville entourée de murailles, dont les communications avec le quartier des Jardins étaient coupées, une canonnade continue dirigée de la Citadelle contre les maisons de la ville. Le soir on voyait des maisons en feu dans toutes les directions.

Tous les Arméniens du quartier des Jardins, — près de 30.000, car la population arménienne dans l'enceinte de la ville est peu nombreuse,— étaient rassemblés dans un espace d'environ un mille carré, protégés par quatre-vingts «  teerks » (maisons barricadées) outre les murailles et les tranchées. La défense des Arméniens disposait de 1.500 fusilliers bien exercés, ne possédant que 300 fusils. Leur approvisionnement en munitions était limité, de sorte qu'ils devaient les ménager ; ils ne faisaient usage que de pistolets lorsqu'ils le pouvaient et employaient toutes sortes de stratagèmes pour attirer le feu de l'ennemi et lui faire gaspiller ses munitions. Ils commencèrent à fabriquer des balles et des cartouches, en en produisant 2.000 par jour ; ils fabriquèrent aussi de la poudre et même, au bout de quelque temps, trois mortiers pour lancer des bombes. L'approvisionnement de matériaux pour ces fabrications était limité, et les méthodes et les outillages grossiers et primitifs ; mais les Arméniens étaient très heureux, pleins d'espoir et joyeux d'avoir réussi à tenir l'ennemi en échec. Voici quelques-uns des ordres donnés aux hommes : « Soyez propres ; pas de boissons ; dites la vérité ; ne maudissez pas la religion de l'ennemi. » Ils envoyèrent un manifeste aux Turcsleur déclarant qu'ils n'en voulaient qu'à un homme et non à leurs voisins turcs. Que les valis pouvaient venir et s'en aller, mais que les deux races devaient continuer à vivre ensemble et qu'ils avaient l'espoir qu'après le départ de Djevdet il pourrait y avoir des relations paisibles et amicales entr'eux. Les Turcs répondirent dans le même esprit, disant qu'on les obligeait à se battre. Une protestation contre ces combats fut effectivement signée par nombre de notables turcs, mais Djevdet ne voulut y prêter aucune attention.

Les Arméniens prirent et brûlèrent (les habitants réussirent cependant à se sauver) les casernes au nord de nos établissements, mais à part ceci ils ne prirent pas d'offensive de quelque importance. — leur nombre étant insuffisant. Ils se battaient pour leurs foyers, leurs existences, et nos sympathies ne pouvaient être qu'entièrement de leur côté, bien que nous nous efforcions de rester neutres. Nous ne permettions a aucun homme armé d'entrer dans nos établissements, et leur chef, Aram, afin de nous aider à maintenir la neutralité de notre établissement, défendit d'amener des soldats blessés à notre hôpital, quoique le Dr Ussher les soignât dans leur propre hôpital provisoire. Mais Djevdet Bey écrivit au Dr Ussher, le 23, que des hommes armés avaient été vus entrant dans nos propriétés et que les rebelles avaient préparé des tranchées près de chez nous. Si au moment de l'attaque un seul coup de fusil était tiré de ces tranchées, il serait « à son grand regret, forcé » de tourner ses canons sur nos établissements et de les détruire entièrement. Il nous en prévenait dans l'intérêt de notre sécurité. Nous répondîmes que nous maintenions la neutralité dans nos établissements, par tous les moyens en notre pouvoir. Et qu'il n'y a pas de lois nous tenant responsables de l'action de personnes ou d'organisations hors de nos propriétés.

Notre correspondance avec le vali se faisait par l'entremise de notre représentant officiel ; Signor Sbordone, l'agent consulaire italien, et notre facteur était une vieille femme portant un drapeau blanc. A son second voyage, elle tomba dans un fossé et comme elle en sortait sans son drapeau blanc, elle fut instantanément tuée à coups de fusils par des soldats turcs. Nous en trouvâmes une autre, mais elle fut blessée tandis qu'elle s'était assise à la porte d'un bâtiment dans nos propriétés. Aram déclara qu'il ne permettrait plus de correspondre jusqu'à ce que le vali eût répondu à une lettre de Sbordone, dans laquelle celui-ci avait prévenu Djevdet qu'il n'avait plus à compter sur une reddition des Arméniens, du moment que le combat avait pris le caractère d'un massacre.

Djevdet ne nous permettait pas de communiquer avec Miss Mc Laren à l'hôpital turc et refusait de répondre à nos questions sur son état de santé ; il écrivit cependant, après deux semaines, à Herr Spörri qu'elle et Schwester Martha s'y trouvaient bien et étaient en bonne santé. Le Dr Ussher avait connu le vali enfant et avait été toujours en des relations d'amitié avec lui, mais dans une lettre, adressée au banquier autrichien qui s'était réfugié dans la maison allemande, le vali écrivait qu'un de ses officiers avait fait plusieurs prisonniers russes et avait pris des canons, et qu'il les ferait parader devant « les fortifications de Sa Majesté le Dr Ussher », afin que lui qui, avec les révoltés, attendait toujours l'arrivée des Russes, pût les voir et être satisfait. Cette lettre se terminait par ces mots : « Ichim yok. Keïfim tchok » (« Je n'ai pas de travail, et je m'amuse beaucoup. ») Tandis qu'il n'avait pas de travail et s'amusait tant, ses soldats et leurs sauvages alliés les Kurdes, balayaient la contrée, massacrant, hommes, femmes et enfants, et brûlant leurs demeures. Les bébés étaient tués a coups de fusils dans les bras de leurs mères, déjeunes enfants étaient horriblement mutilés, les femmes étaient déshabillées et battues. Les villages ne s'attendaient pas à être attaqués ; beaucoup d'entr'eux ne firent aucune résistance ; d'autres résistèrent jusqu'à ce que leurs munitions fussent épuisées. Le dimanche 25, une première troupe des réfugiés des villages arriva dans la ville. Aux premières lueurs de l'aube, nous les entendions frappant, frappant, frappant à notre porte. Le Dr Ussher sortit en robe de chambre et pantoufles pour entendre leurs tristes récits et il envoya les blessés à l'hôpital où il les soigna pendant toute la journée.

LA PREMIÈRE AIDE DE LA MISSION DONNÉE AUX VICTIMES

Six mille Arméniens des Jardins avaient dans les premiers temps, cherché un refuge dans nos Etablissements, avec tout ce qu'ils possédaient au monde, — remplissant l'Eglise, les constructions des Ecoles et toutes les chambres disponibles dans la résidence des missionnaires. Une femme dit à Miss Silliman : « Que pourrions-nous faire sans cet asile ? « C'est le troisième massacre pendant lequel je me suis réfugiée ici. » Il fallut nourrir un grand nombre de ces gens qui étaient si pauvres qu'ils avaient vécu en achetant du pain au four (au jour le jour), avec le peu d'argent qu'ils possédaient, et qui maintenant étaient sans aucune ressource. Abriter ces gens, les soigner, les nourrir, les administrer et avoir des relations avec les révolutionnaires étaient autant de problèmes exigeant beaucoup de tact et d'habileté. Les Arméniens n'étaient pas à même d'y faire face sans une aide étrangère et ils se tournaient vers les missionnaires pour leur demander leur aide.

Mr. Yarrow a un don admirable d'organisation. Il réussit rapidement à faire tout marcher avec ordre, chacun travaillant dur, suivant ses aptitudes. Un Gouvernement régulier fut rapidement organisé pour toute une ville de 30.000 habitants, avec un maire, des juges, une police ; la ville n'avait jamais été si bien administrée. Des Comités furent formés pour s'occuper de toutes éventualités. Des céréales furent vendues ou données en contribution au fonds commun, par ceux qui en possédaient. Beaucoup d'entr'eux manifestèrent un esprit de générosité et de sacrifice. Un homme donna tout le blé qu'il possédait, en ne réservant qu'un approvisionnement d'un mois pour sa famille. On acquit un four public; des cartes de pain furent délivrées ; on ouvrit une cuisine pour la soupe et des rations journalières furent données à tous ceux réfugiés dans nos établissements, ainsi qu'à ceux du dehors qui avaient besoin de nourriture. Miss Rogerset Miss Silliman assurèrent un approvisionnement journalier de lait et employèrent quelques-unes des jeunes filles de leurs écoles à le faire bouillir et le distribuer aux petits enfants ; il y en eut jusqu'à 190 ainsi nourris. Les Boy-Scouts que Neville Ussher, âgé de 13 ans, avait aidé à organiser, faisaient maintenant un service de garde, protégeant les bâtiments contre les dangers de l'incendie, veillant à la propreté des habitations, transportant les blessés sur des brancards, signalant les malades et, pendant la quatrième semaine, distribuant du lait et des œufs aux enfants en bas âge et aux malades qui se trouvaient hors de nos établissements.

Notre hôpital, qui pouvait contenir en temps normal 5o lits, fut aménagé pour 167 malades, en empruntant des lits et en les plaçant sur le plancher dans tous les espaces disponibles. Les blessés en état de marcher ou d'être transportés à l'hôpital, venaient faire panser leurs blessures. Bien des opérations compliquées devaient être faites pour les mutilations infligées avec une sauvagerie inimaginable et une passion de torture. Le Dr Ussher, étant le seul médecin et chirurgien de la ville assiégée, n'avait pas seulement à soigner les malades de son hôpital, à traiter les réfugiés et les soldats arméniens blessés, mais aussi les malades de son dispensaire et les malades du dehors dont le nombre augmenta d'une façon effrayante. Parmi les réfugiés, le manque d'abri contre le froid, les privations, provoquèrent de nombreux cas de pneumonie et de dysenterie; tandis que la rougeole faisait rage parmi les enfants. Miss Silliman prit la direction d'une annexe pour la rougeole ; Miss Rogers et Miss Ussher aidaient à l'hôpital où Miss Bond et ses nurses arméniennes travaillaient jusqu'à l'extrême limite de leurs forces ; Mrs. Ussher, aidée de Miss Rogers, débordées, ouvrirent un nouvel hôpital dans une école arménienne qui, à cet effet, fut évacuée des réfugiés. C'étaient des luttes pour arriver à trouver des lits, des ustensiles, des aides et des vivres en quantités suffisantes pour les malades. En fait, tout ce travail supplémentaire médical et chirurgical était entravé par l'insuffisance des approvisionnements médicaux et chirurgicaux, car le convoi annuel avait été retenu à Alexandrette.

JOURS SOMBRES

Au bout de deux semaines, les gens restés dans le quartier turc trouvèrent moyen de nous envoyer un mot pour nous dire qu'ils tenaient bon et qu'ils avaient pris quelques-uns des bâtiments du Gouvernement, quoiqu'ils ne fussent qu'une poignée de combattants et qu'ils fussent canonnés nuit et jour. Environ 16.000 obus ou shrapnels avaient été lancés sur eux. Les obus de vieille fabrication s'enfonçaient dans le mur de briques crues de 3 pieds d'épaisseur, sans faire grand mal. Avec le temps, les murs tomberaient certainement, mais c'étaient les murs des étages supérieurs et les gens s'étaient réfugiés aux étages inférieurs, de sorte que trois personnes seulement y avaient trouvé la mort. Quelques-uns des « teerks », dans les jardins avaient été aussi canonnés sans grands dégâts. Il semblait que l'ennemi réservait son canon le plus lourd et ses shrapnels pour la fin. Trois obus tombèrent sur nos établissements la première semaine ; l'un sur le porche de la maison des Ussher. Treize personnes furent blessées par des balles sur nos propriétés, dont l'une mortellement. Nos constructions étaient placées à un point si central que les boulets des Turcs, passant à travers en sifflant, entrèrent dans plusieurs chambres, brisèrent les tuiles sur les toits et criblèrent l'extérieur des murs. Nous nous étions si bien habitués aux « Pop-pop-pop » des fusils et au bruit du canon que nous n'y faisions plus attention pendant le jour. Mais les violentes fusillades de la nuit nous énervaient.

Un homme échappé d'Ardjech nous raconta le sort de cette ville, la seconde du vilayet en grandeur et en importance, après Van. Le Kaïmakam avait appelé tous les chefs de corporations ensemble le 19 avril, et comme il avait toujours été en termes amicaux avec les Arméniens, ils eurent confiance en lui. Et une fois réunis, il les avait fait tous abattre par ses soldats.

Beaucoup des réfugiés des villages s'étaient arrêtés hors de la ville, au petit village Chouchantz, sur une colline voisine. Aram leur donna l'ordre de s'arrêter. Le 8 mai nous vîmes la place en feu et le monastère voisin de Varak fut incendié, avec ses anciens manuscrits d'une valeur inestimable. Ces villageois affluaient maintenant dans la ville. Djevdet paraissait avoir modifié sa tactique. Il fit entrer dans la ville les femmes et les enfants par centaines, afin d'affamer plus facilement la population. Par suite de la mobilisation précédente, l'approvisionnement de céréales dans le quartier des « Jardins » avait été très insuffisant dès le commencement, et maintenant que 10.000 réfugiés devaient recevoir une ration journalière — quoique cette ration fut à peine suffisante pour vivre — cet approvisionnement approchait rapidement de sa fin. Les munitions s'épuisaient également. Djevdet pouvait faire venir des hommes et des munitions des autres villes. A moins qu'une aide ne vint de la Russie, il était impossible que la ville pût tenir encore contre lui, et l'espoir d'un secours paraissait bien précaire, Nous n'avions aucune communication avec le monde du dehors ; un télégramme que nous avions préparé pour l'envoyer à notre Ambassade, n'avait jamais pu être expédié ; les révolutionnaires faisaient constamment des appels de secours aux volontaires russo-arméniens de la frontière, mais nous n'eûmes aucun indice qui pût nous faire croire que ces appels étaient arrivés à destinations. Nous savions qu'à la fin toute la population assiégée affluerait dans nos établissements, comme dernier refuge. Mais Djevdet, rendu furieux comme il l'était par cette résistance inattendue et prolongée, pouvait-il être amené à épargner la vie de l'un de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants ? Nous ne le croyons pas. Il pourrait offrir un abri aux Américains, si nous consentions à quitter nos établissements, mais ceci nous ne le voulions pas. Nous étions décidés à partager le sort de nos réfugiés. Et il ne semblait même pas improbable qu'il ne nous offrirait même pas un refuge, croyant, comme il semblait le croire, que nous soutenions les « rebelles ».

C'étaient vraiment des jours sombres. Notre petit cercle américain se réunissait deux soirs par semaine pour discuter les problèmes qui surgissaient chaque jour. Nous plaisantions et nous riions sur certains aspects de notre situation, mais comme nous entendions les fusillades à deux immeubles de distance de chez nous, nous savions qu'à tout moment la défense héroïque, mais qui allait en s'affaiblissant, pouvait être écrasée ; et nous savions qu'alors l'enfer serait lâché sur la ville grouillante de monde et sur nos bâtiments encombrés. Nous savions que nous serions témoins d'atrocités indescriptibles, perpétrées sur des êtres que nous aimions, et que nous les subirions peut-être nous-mêmes. Et nous chantions :

« Paix! paix profonde ; l'avenir nous est inconnu 1

« Nous connaissons le Christ et il est sur le trône ! » et nous priions Dieu qui seul pouvait nous délivrer de la gueule du lion.

Le samedi après-midi, il sembla qu'une lueur apparaissait dans les nuages, car on vit plusieurs barques s'éloignant de Van, et nous apprîmes qu'elles contenaient des femmes turques et des enfants. Toute la ville monta sur les toits, étonnée de ce qu'elle voyait et faisant toutes sortes de conjectures. Déjà une fois une telle fuite s'était produite, quand les Russes s'étaient avancés jusqu'à Saraï. Mais les Russes s'étaient retirés et les familles turques étaient revenues. Cet après-midi, le ciel s'assombrit de nouveau, le canon des grandes casernes de la plaine connu à tirer dans notre direction. Au commencement, nous ne pouvions croire que les coups étaient dirigés contre notre drapeau, mais aucun doute ne nous fut permis sur ce point. Sept obus tombèrent sur établissements, l'un sur le toit de la maison de Miss Rogers et de Miss Silliman, y faisant un grand trou. Deux autres bombes tombèrent sur le toit des écoles des garçons et des filles. Le Dimanche malin le bombardement recommença. Vingt-six bombes tombèrent sur nos établissements dans la matinée, jusqu'à midi.

Lorsque le bombardement devint violent, le Dr Ussher visitait des malades au dehors et Mrs. Ussher était également absente et se trouvait à son hôpital, de sorte que je courus de notre propre hôpital pour amener leurs enfants dans la partie de la maison la plus abritée, un étroit vestibule du premier étage. Là nous entendions le sifflement des shrapnels et nous attendions l'éclatement des obus. Une explosion assourdissante fit trembler la maison. Je courus à ma chambre et je la trouvai si pleine de poussière et de fumée que je ne pouvais pas voir à un pied de distance. Un obus avait traversé le mur extérieur de de trois pieds d'épaisseur, il avait éclaté projetant les balles qu'il contenait et son culot avait traversé le mur de séparation de la chambre voisin brisé une porte du mur opposé. Un obus entra dans une chambre de la maison de Mrs. Raynolds, tuant une petite fille arménienne. Dix autres obus tombèrent dans l'après-midi. Djevdet tenait sa menace de bombarder nos établissements et ceci prouva que nous n'avions pas à attendre de pitié de lui, au jour où il aurait pris la ville.1

La délivrance arriva à l'heure la plus sombre. Le calme succéda au bombardement. Au coucher du soleil une lettre nous parvint des occupants de la seule maison arménienne du quartier turc, qui avait été épargnée (parce que Djevdet y avait habité dans son enfance), nous annonçant que les Turcs avaient évacué la ville. On trouva les casernes situées sur la hauteur et au pied de Toprak-Kalé occupées par une garde si peu nombreuse qu'elle fut facilement maîtrisée et le feu mis à ces casernes, au milieu d'une très vive agitation. Il en fut fait de même de tous les « Teerks » turcs les uns après les autres. On vit ensuite la garnison de la grande caserne en sortir, une compagnie nombreuse de cavaliers qui s'éloignaient par dessus les collines, et ce bâtiment fut également brûlé après minuit. On y trouva de grands approvisionnements de blé et de munitions. Tout cela nous rappelait le septième chapitre du livre II des Rois.

Toute la ville était éveillée, chantant et se réjouissant pendant toute la nuit. Au matin, les habitants de la ville pouvaient circuler partout sans crainte. C'est alors que nous eûmes une première déception dans notre joie. Miss McLaren était partie. Schwester Martha et elle avaient été envoyées à Bitlis depuis quatre jours avec les malades de l'hôpital turc. Mr. Yarrow se rendit à l'hôpital. Il y trouva des soldats blessés, trop souffrants pour pouvoir voyager, qui y avaient été laissés sans nourriture et sans eau depuis cinq jours. Il y trouva des cadavres non enterrés. Il resta toute la journée dans cet horrible bâtiment, afin de protéger, par sa présence, ces créatures terrifiées, jusqu'au moment où il put avoir les moyens de les transporter à notre hôpital.

Le mercredi 19 mai, les Russes et les volontaires russo-arméniens vinrent à la ville. C'est leur approche qui avait mis les Turcs en fuite. Ceux-ci eurent cependant à livrer des combats importants dans les villages pour jeter Djevdet et ses renforts hors de la province. Des troupes venant de Russie et de Perse traversaient la ville, se rendant à Bitlis. Aram fut nommé gouverneur provisoire de la province, et pour la première fois depuis des siècles, les Arméniens eurent l'occasion de se gouverner eux mêmes. Les affaires reprirent. Les gens commencèrent à reconstruire leurs maisons incendiées et leurs magasins. Nous rouvrîmes les écoles de la Mission, excepté l'école de la ville turque, le bâtiment ayant été brûlé.

 

LES CHANCES TOURNÉES

Tous les Turcs de la ville n'avaient pas fui. Quelques vieillards, vieilles femmes et enfants étaient restés, beaucoup d'entre eux cachés. Les soldats arméniens, différents des Turcs, ne faisaient pas la guerre à de telles créatures. Il n'y avait cependant qu'un refuge où les captifs pouvaient être en sûreté contre la populace. Dans leur dilemme les Arméniens se tournèrent, comme d'ordinaire, vers les missionnaires américains. Et il en résulta qu'à peine les 6.000 réfugiés arméniens avaient quitté nos établissements, nous eûmes à prendre soin d'un millier de réfugiés turcs, dont une partie venait des villages que les volontaires russo-arméniens étaient en train d'occuper.

C'est avec les plus grandes difficultés que l'on put se procurer des vivres pour ces gens. La ville avait maintenant à nourrir une armée. On pouvait obtenir du blé provenant des approvisionnements laissés par les Turcs, mais pas de farine, et on ne put avoir de moulin pendant quelque temps. Les missionnaires ne trouvaient aucune aide dans une tâche aussi déplaisante pour les Arméniens, à l'exception de deux ou trois professeurs de l'école de la ville turque, qui maintenant n'avaient pas d'autre travail. Mr. Yarrow dut abandonner la plupart de ses autres occupations et employer en fait tout son temps à travailler pour nos protégés. Mrs. Yarrow, Miss Rogers et Miss Silliman administraient les médicaments et s'efforçaient de donner des bains à chacune de ces pauvres créatures. Mrs. Ussher fit faire des lits et se procura du lait et le distribua elle-même aux enfants et aux malades, leurs consacrant plusieurs heures par jour.

Les cosaques sauvages considéraient les femmes turques comme une proie légitime, et bien que le général russe nous eût donné une petite garde, il se passait rarement une nuit, aux cours des deux ou trois premières semaines, sans que le Dr. Ussher et Mr. Yarrow eussent à chasser des maraudeurs qui avaient escaladé le mur de clôture en trompant la vigilance de la garde.

L'effet sur ceux qui appartiennent à la religion de l'Islam ne fut jamais mieux mis en contraste avec le christianisme. Tandis que les réfugiés arméniens s'étaient mutuellement aidés et sacrifiés, ces musulmans se montrèrent absolument égoïstes, endurcis et indifférents aux souffrances des autres. Là où les Arméniens s'étaient montrés gais et pleins d'espoir et s'étaient attachés à la vie avec une admirable vitalité, les Mulsumans n'ayant pas foi en Dieu, ni d'espoir en une vie future et privés maintenant d'espérance dans la vie, mouraient comme des mouches de dysenterie, sans force et sans volonté de vivre.

La situation devint intolérable. Les missionnaires prièrent le général russe d'envoyer ces gens dans les villages avec une garde suffisante pour leur sécurité et des troupeaux pour les entretenir jusqu'à ce qu'ils fussent à même de tirer leur subsistance du sol. Il avait trop d'autres occupations pour pouvoir s'occuper de nous.

Au bout de six semaines, la Comtesse Alexandra Tolstoï (la fille du célèbre romancier), vint à Van et prit en main la charge de nos « hôtes », bien que ceux-ci restassent dans nos établissements. C'était une jeune femme simple, sensible et aimable. Nous lui fimes la surprise à l'anniversaire de sa naissance, de lui offrir le traditionnel gâteau avec des bougies, en la couronnant de fleurs. Elle déclara que jamais son anniversaire n'avait été célébré de façon aussi délicieuse. Elle travaillait dur. Lorsque ses fonds furent épuisés et qu'elle n'en reçut plus du dehors, ses aides russes étant d'autre part tombés malades, elle réussit là où nous avions échoué et décida le général à envoyer les Turcs hors de la ville, en prenant des dispositions pour assurer leur sécurité et leur subsistance.

 

LA PESTILENCE QUI MARCHE DANS L'OBSCURITé

Nos réfugiés turcs nous coûtèrent un prix effroyable. Au dernier jour du mois de juin, Mrs. Ussher, afin de sortir ses enfants, qui avaient la coqueluche, de l'atmosphère pestilentielle de la ville, — les amena à la ville d'Artamit, la villégiature d'été sur le lac de Van, à une distance de neuf milles. Le Dr. Ussher s'y rendit pour y passer la fin de la semaine, ayant un besoin absolu de repos. Le samedi soir, ils tombèrent tous deux très gravement malades. Aussi tôt que je l'appris, j'y allai aussi pour les soigner. Le lundi, Mr. et Mrs. Yarrow tombèrent aussi malades. Il ne restait plus que dix jours jusqu'à la date fixée pour la fermeture de l'hôpital en été, Miss Bond confia à ses nurses le soin de renvoyer les malades et alla elle-même soigner les Yarrow. Ceci me laissa sans aide pendant cinq jours. Puis, pendant les quatre jours suivants, deux infirmières arméniennes prenaient soin des malades pendant la nuit, tandis qu'un homme m'aidait pendant le jour. Miss Rogers était venue le jeudi, un jour après le commencement du traitement de ce qu'elle croyait être une attaque de malaria. Le vendredi elle tomba aussi malade. Il y avait enfin heureusement un bon médecin russe en ville, et il fut des plus fidèles dans les soins qu'il donna. La maladie était le typhus. Nous apprîmes plus tard qu'à la même époque, Miss Silliman qui était partie en permission pour l'Amérique le i5 juin, accompagnée de Neville Ussher, était tombée malade à Tiflis, d'une maladie que nous savons maintenant avoir été la même, sous une forme bénigne Le Dr. Ussher pouvait l'avoir contractée de ses malades du dehors mais les autres l'ont sans aucun doute contractée des réfugiés turcs.

Mrs. Yarrow fut dangereusement malade, mais elle traversa heureusement sa crise avant les autres. Miss Bond vint alors à Artamit, quoique Mr. Yarrow fût encore très souffrant, sentant que les Ussher avaient plus besoin d'elle, en raison de leur éloignement du docteur. Miss Ussher se chargea des enfants des Yarrow à Van ; Mrs. Reynolds, prit l'administration des affaires de la Mission.

La maladie de Mrs Ussher avait une forme de grande gravité et sa constitution délicate, usée par le surmenage des mois passés, ne pouvait résister. Elle entra dans la vie éternelle le 14 juillet.

Nous n'osions pas laisser soupçonner aux malades ce qui venait d'arriver. Le Dr. Ussher était trop malade alors, et même pendant deuxsemaines encore, pour qu'on pût lui apprendre sa terrible perte. Pendant les trois premiers mois qui précédèrent sa maladie, il avait été In seul médecin de Van et l'effet du surmenage et des insomnies se faisait durement sentir maintenant. Après que la crise du typhus fut passée, sa vie fut encore en danger pendant une semaine, par suite d'une complication de pneumonie. Puis, survint une autre complication qui n'ont pas rare après un typhus, ce fut un abcès dans la glande parotide, qui lui donna une longue période de faiblesse et de souffrances et menaça à un moment sa vie et sa raison et qui a eu des conséquences sérieuses, qui peuvent devenir permanentes. Mr. Yarrow fut si malade qu'on avait perdu tout espoir. C'est par un vrai miracle qu'il nous fut rendu.

 

LA FUITE

Dans l'entre-temps, l'armée russe avait lentement avancé vers l'ouest ; ses succès n'avaient pas été continuels, comme nous nous y attendions. En fait, les Russes semblaient combattre mollement et sans enthousiasme. Ce sont les volontaires russo-arméniens, toujours envoyés en tête de l'armée principale, qui soutenaient les plus lourds combats. Les Russes n'avaient pas encore pris Bitlis, qui n'est qu'à 90 milles de Van, à la fin de juillet. Soudain l'armée turque commença à avancer vers Van et l'armée russe battit en retraite.

Le vendredi 30 juillet, le général Nicolaïeff donna l'ordre à tous les Arméniens de la province de Van, ainsi qu'aux Américains et autres étrangers de prendre la fuite pour sauver leurs vies. Le samedi soir, la ville était à peu près vidée d'Arméniens et complètement dépourvue de tous moyens de transports. Presque tous nos professeurs, nos infirmières et nos employés étaient partis. C'était « chacun pour soi » et impossibilité de nous procurer des voitures ou chevaux pour notre propre fuite. Nous qui étions à Artamit avec un homme malade, nous aurions eu les plus grandes difficultés à nous rendre à temps dans la ville, si Mrs. Yarrow n'avait quitté son lit de malade pour aller chez le Général et le prier de nous envoyer des ambulances. Celles-ci arrivèrent après minuit.

Nous n'hésitâmes pas à prendre la décision de fuir. Notre expérience pendant le siège nous avait montré que notre qualité d'Américains ne nous protégerait pas contre les Turcs. Si nos deux hommes Mr. Yarrow et le Dr. Ussher n'avaient pas été dans l'impossibilité de nous donner la moindre aide, nous aurions pu discuter la question, mais dans l'état des choses, nous ne pouvions pas, nous femmes, assumer la responsabilité de rester et de garder nos malades avec nous ; et d'ailleurs, si même nous y étions restés, nous n'aurions pas trouvé de moyens d'existence dans une ville désertée.

Nous étions 15 Américains et nous avions à pourvoir à 10 Arméniens femmes et enfants.L'infirmier chef de l'hôpital, Garabed, un hardi et loyal compagnon lavait expédié sa mère et sa femme, pour nous aider à sortir de la contrée. Le cuisinier du Dr. Ussher, qui nous avait accompagné à Arlamit, quand commença la panique, avait été dans l'impossibilité de se procurer un moyen de transport pour sa femme malade. Nous avions le plus grand besoin de son aide pour notre voyage, mais cela nous donnait la charge d'une troisième malade. Nous avions trois chevaux, une charrette de livraison d'un épicier américain, hors d'état de faire un travail pénible sur de mauvaises routes de montagnes, et un petit char où trois personnes pouvaient prendre place. Nos deux autres charrettes étaient hors d'usage.

Nous priâmes le Général de nous donner des ambulances ; il le refusa catégoriquement ; il n'en avait pas dont il pût disposer. Mais il ajouta qu'il allait être remplacé dans un ou deux jours par le Général Trokin, que nous pourrions nous adresser à lui à son arrivée et que d'ailleurs le danger n'était pas immédiat. Quelque peu rassurés et ne sachant pas comment nous pourrions nous en tirer sans l'aide des Russes, nous ne nous pressâmes pas pour partir ce jour-là. Mais le lendemain, lundi, nous apprîmes que les volontaires qui s'efforçaient de maintenir ouverte la route de la Russie, ne pourraient pas résister plus longtemps, — il n'y avait pas de temps à perdre. Nous nous mîmes au travail.

L'un de nos professeurs, qui n'avait pas réussi à partir avant le lundi matin, prit aimablement un petit sac de vêtements pour chacun de nous sur son char à bœufs. Nous étendîmes nos châles et nos couvertures, dont nous aurions besoin en route, sur la charrette de livraison, avec l'intention d'y étendre nos trois malades. Garabed, qui de sa vie n'avait conduit un attelage, devait conduire deux de nos chevaux attelés à cette charrette. Mrs. Raynolds devait conduire le troisième cheval, attelé à la petite charrette, en y prenant les enfants et tout ce qu'elle pouvait contenir de vivres. Il n'était pas possible d'acheter aucune provision en route. Tous les autres devaient marcher, bien que Mrs. Yarrow et Miss Rogers vinssent de quitter leur lit de malade et que les enfants fussent tous âgés de moins de 12 ans. Nous mîmes des charges sur les vaches que nous devions emmener pour les malades et les enfants ; mais les vaches étaient réfractaires, elles jetèrent bas les charges et se mirent à courir affolées dans la cour, la queue en l'air, la tête basse, tandis que le cheval, brisant ses harnais, s'échappa également et mit en morceaux la petite charrette.

A ce moment psychologique, deux médecins de la Croix-Rouge Russe entrèrent à cheval dans notre cour ; voyant notre embarras, ils tournèrent bride et s'en allèrent, mais pour revenir peu après. Ils nous promirent, sous leur responsabilité, de nous prendre dans leur caravane de la Croix-Rouge. Grâces à Dieu !

Nous mîmes alors nos bagages sur la voiture de livraison ; nous mîmes les roues de la voitures brisée sur le corps d'une charrette sans roues et maintenant que nous pouvions emporter avec nous un peu plus que des vivres et de la literie, nous fîmes des paquets de tout ce qui nous semblait absolument nécessaire. Nous savions que nous ne reverrions plus ce que nous laissions en arrière et nous étions certains qu'avant de partir les soldats russes pilleraient nos maisons et peut-être même y mettraient le feu pour prendre de l'avance sur les Turcs.

La Croix-Rouge nous fournit deux ambulances, avec des chevaux et des conducteurs et un brancard placé entre deux chevaux pour le Dr. Ussher. On le transportait, quand nous campions la nuit, sous la tente des malades, tandis que la plupart d'entre nous dormait sur la terre, à la belle étoile.

Nous partîmes le mardi 3 août. Les Russes semblaient avoir reçu des nouvelles qui les inquiétaient ; et effectivement, le Général Trokin partit aussi dans l'après-midi du même jour, ainsi que nous l'apprîmes plus tard. Le lendemain, au coucher du soleil, nous entendîmes des coups de feu échangés par les Kurdes et les volontaires qui courageusement essayaient de les arrêter pour maintenir la route de la Russie ouverte aussi longtemps que possible. La fusillade semblait si proche que nous en étions impressionnés. Nous voyageâmes cette nuit-là jusqu'à a heures du matin pour atteindre Pergri, où nous devions être sinon en sûreté, du moins au-delà de la ligne le long de laquelle les Turcs pouvaient capturer les voyageurs. Il n'était que temps. Les troupes du Général Trokin qui n'étaient parties de Van que quelques heures après nous ne réussirent pas à arriver à Perghri et furent forcées de retourner et de prendre une route plus longue à travers la Perse. Si notre caravane à marche lente avait été forcée de faire de même, jamais nous n'aurions pu en sortir.

Dans l'après-midi de ce jour de jeudi, nous passâmes à gué une rivière large et profonde et nous entrâmes dans une vallée étroite. Les Kurdes commencèrent à tirer du haut des montagnes qui dominaient la vallée sur la caravane de la Croix-Rouge et sur les milliers de voyageurs à pied. Un homme de l'ambulance fut tué et d'autres blessés. Les conducteurs des ambulances et des brancards cravachaient leurs chevaux et les faisaient galoper follement. C'était une course pour la vie. La vue de ces milliers de gens angoissés, frappés de terreur, faisait une impression inoubliable. Le professeur qui avait pris nos sacs de vêtements jeta tout hors de son char à bœufs pour se sauver. Les Arméniens jetèrent beaucoup de nos bagages, chargés sur un char, afin de l'alléger et c'est ainsi que nous perdîmes la plus grande partie de ce que nous avions emporté.

Une fois sortis de la vallée, nous étions relativement en sûreté, nous rencontrâmes une force de volontaires et de cosaques qui entra dans la vallée pour combattre les Kurdes. Mrs. Raynolds avait voyagé dans la petite charrette. Après que le danger fut passé, elle tomba en voulant en descendre et se brisa la jambe au-dessous du genou. Les médecins de la Croix-Rouge la lui remirent aussitôt, mais elle souffrit horriblement durant le reste du voyage, sur les mauvaises routes, bien qu'elle fut couchée dans une de nos voitures d'ambulance. Elle ne pouvait servir à rien. Mr. Yarrow était aussi couché dans une ambulance qu'il lui était impossible de quitter nuit et jour, excepté lorsqu'on le transportait sous la tente de la Croix-Rouge, les dimanches.

Le vendredi tout le monde, excepté les quatre impotents et les petits enfants, marcha à pied à travers le mont Taparez. Le samedi nous gravîmes à pied également une haute montagne, du coucher du soleil jusqu'à 3 heures du matin. La caravane se sépara le dimanche à un camp delà Croix-Rouge, près du sommet du mont Tchingli, au pied du mont Ararat. Ici le Dr. Ussher subit deux graves opérations sur la figure sans anesthésie. Nous atteignîmes Igdir, lundi au coucher du soleil. Le Dr. Ussher fut transporté à un hôpital militaire pour officiers et les militaires l'envoyèrent à Tiflis le jeudi. Nous ne pûmes pas nous procurer de voiture avant le mercredi pour nous mener à la gare du chemin de fer d'Etchmiadzine. Nous arrivâmes le lendemain matin à Tiflis.

 

SAUVÉS MAIS PLONGÉS DANS L'AFFLICTION

Presque tous nous avions tout perdu, sauf les vêtements que nous portions et que nous avions portés jour et nuit pendant les dix jours de notre voyage. Il était peu étonnant que le premier hôtel où nous nous présentâmes n'avait aucune chambre disponible. Mr. Smith, le Consul américain fut très bon et fit tout ce qu'il put pour nous. Il se procura une chambre, dans un hôpital privé, pour Mrs. Raynolds et un lit dans l'hôpital de la ville pour le Dr. Ussher.

Le Dr. Ussher fut de nouveau en danger de mort, par suite d'une forte dysenterie, contractée en route. Il était physiquement tout à fait épuisé et avait l'apparence de son propre spectre.

La dysenterie était devenue épidémique parmi les vingtaines de mille réfugiés de la province de Van, venus de Transcaucasie. Même l'atmosphère semblait empoisonnée. Nos enfants étaient très malades et il nous semblait qu'ils ne pourraient pas guérir tant que nous n'aurions pas quitté Tiflis,

La fracture de Mrs. Raynolds ne se ressoudait pas. Elle semblait également souffrir d'un épuisement de tout son organisme ; elle restait couchée, patiente, indifférente à tout ce qui se passait autour d'elle, enfoncée peut-être dans les souvenirs du passé. Qui peut le dire ?

Le 24 août, nous fûmes surpris de recevoir une dépêche du Dr. Raynolds. Nous ne savions pas qu'il eût quitté l'Amérique et voilà qu'il était à Pétrograd. Il semble qu'il s'était mis en route pour venir à Van, aussitôt qu'il avait appris l'occupation russe. Il était accompagné de Mr. Henry White, qui devait enseigner dans notre collège. A Pétrograd, il avait appris de l'Ambassadeur que les missionnaires de Van étaient à Tiflis, mais il ne savait rien des motifs et il ignorait l'état de sa femme. Mrs. Raynolds eut une lueur de joie en apprenant que son mari venait la rejoindre ; puis les choses terrestres semblèrent de nouveau glisser indifféremment sur elle ; elle ne pouvait s'y attarder, même si elles concernaient l'arrivée d'êtres chers. Le vendredi 27 août son âme fatiguée trouva le repos. Deux jours après le Dr. Raynolds arriva pour apprendre que sa femme n'était plus, que sa maison était anéantie, l'œuvre de sa vie en ruines et ceux qu'il avait aimés, exilés ou dans la détresse.

Le mardi Mrs. Raynolds fut enterrée dans le cimetière allemand luthérien et autour d'elle se trouvaient réunis ceux pour qui elle avait vécu.

Le Dr. Raynolds et Mr. White décidèrent de partir avec nous en Amérique, rien ne leur restant plus à faire, et cette même semaine nous partîmes pour Pétrograd. Là, les directeurs américains des Etablissements qui correspondent à notre Y. M. C. A. se montrèrent très bienveillants et secourables pour nous. La ville était si pleine de réfugiés de Pologne, qu'il nous fallut, la première nuit, dormir sur des tables, dans les salles de l'Association ; mais le jour suivant nous réussîmes à trouver des chambres convenables. Les enfants se rétablirent et l'amélioration de la santé du Dr. Ussher fut tout simplement étonnante. Mr. Yarrow redevenait tout à fait lui-même, quoiqu'en réalité il n'eût pas tout à fait retrouvé ses forces.

Voyageant en chemin de fer le long du Golfe de Bothnie, nous restâmes quelques jours à Stockholm et nous nous embarquâmes pour Christiania le 24 septembre sur le vapeur danois le « Hellig Olav ».

Nous étions absolument sans nouvelles de nos différentes Missions en Turquie depuis la mi-avril et pour ce qui est de l'Amérique, nous n'en avions que les informations que nous avait apportées le Dr. Raynolds. A notre arrivée à New-York, le 5 octobre, nous apprîmes les massacres des Arméniens à Bitlis, perpétrés par Djevdet Bey dès qu'il y arriva, après avoir été chassé de Van. Nous apprîmes que Miss Ely y avait trouvé la mort en juillet, ainsi que mon frère, à Diarbékir, en août (i)2. Nous apprîmes aussi que Miss Mc Laren était malade du typhus à Bitlis, et plus tard qu'elle allait bien. Nous fûmes informés du massacre des Arméniens dans tout l'Empire turc, ainsi que de leurs déportations. Les réfugiés de Van furent, en comparaison, fortunés, en ce sens qu'ils ont pu s'échapper. De l'argent fut envoyé en Transcaucasie pour les secourir, un petit nombre d'entr'eux ont réussi à se procurer des passeports et à se rendre en Amérique.

suite

1) Le bombardement des bâtiments de la Mission est également décrit par Mr. Yarrow dans une interview publiée dans le New-York Times du 6 octobre 1915, au lendemain de son arrivée en Amérique. « Vingt-sept jours, 1.500 Arméniens déterminés ont tenu Van contre Turcs et Kurdes et pendant les trois derniers jours, ils furent bombardés avec des shrapnels d'un howitzer, apporté par une compagnie turque, commandée par un officier allemand. Je le vis moi-même pointer le canon.

Deux jours avant l'arrivée des Russes à Van, les Turcs bombardaient délibérément les constructions de la Mission. Celles-ci étaient en évidence et on ne pouvait pas s'y tromper : cinq drapeaux américains et un drapeau de la Croix- Rouge y étaient arborés pour les protéger. Le tir était si exact que les boulets brisèrent les mâts et abattirent les drapeaux.

2) — Voir doc. 13.