Deir-el-Zor. - lettre datée du 12 juillet 1915 de Schwester L. Mohring, missionnaire allemande, décrivant son voyage de Bagdad aux passes de l'Amanus. Publiée dans le journal allemand Sonnenaufgang, de septembre 1915.

A Deïr-el-Zor, une grande ville dans le désert, située à environ six jours de voyage (en voiture) d'Alep, nous avons trouvé le grand Khan rempli d'Arméniens. Toutes les chambres, les terrasses, et les galeries étaient occupées par des Arméniens. La plupart étaient des femmes et des enfants, mais il y avait aussi un petit nombre d'hommes accroupis partout, où ils pouvaient trouver un peu d'ombre. Aussitôt que j'appris que c'étaient des Arméniens je m'approchai d'eux et leur adressai la parole ; c'étaient des gens de Fournouz, un village voisin de Zéïtoun et de Marach. Entassés, comme des troupeaux, ils paraissaient extrêmement tristes ; lorsque je m'informai s'il y avait des enfants de notre orphelinat à BM. on m'amena une protégée de la sœur O., Martha Karabachian. Elle me fit le récit suivant de ce qui s'était passé :

« Un jour des gendarmes étaient venus à Fournouz et avaient arrêté un grand nombre d'hommes pour les enrôler dans l'armée. Ni eux, ni leurs familles ne savaient où on les emmenait. On donna au reste des habitants quatre heures pour quitter leurs maisons, en leur permettant d'emporter ce qu'ils pouvaient et d'emmener même les animaux de bât. Ils durent partir dans le délai prescrit, sous l'escorte de soldats (zaptiehs) sans savoir où ils allaient ni s'ils reverraient jamais leur village. Au début, tant qu'ils furent dans les montagnes et qu'ils eurent quelques provisions, cela n'alla pas trop mal. On leur avait promis de l'argent et du pain, et ils en reçurent, en effet, les premiers jours ; autant qu'il m'en souvient, c'était trente paras, (15 centimes), par tête et par jour; mais bientôt ces rations furent supprimées et ils n'eurent plus que 150 grammes de boulgour, blé préparé pour la cuisson) par tête et par jour. C'est ainsi que les Fournouzlis (habitants de Fournouz,) après quatre semaines de marche très pénible arrivèrent à Deïr-el-Zor, via Marach et Alep. Ils y étaient déjà depuis trois semaines, enfermés dans un Khan et ils n'avaient aucune idée de ce que l'on ferait d'eux. Ils n'avaient plus d'argent et les provisions fournies par les Turcs étaient tombées à presque rien. Depuis des jours ils n'avaient pas eu de pain. Dans les villes ils avaient été enfermés pendant la nuit, avec défense de parler aux habitants. C'est ainsi que Martha n'avait pu obtenir la permission à BM. d'aller à l'orphelinat. Elle m'a dit tristement : « Nous avions deux maisons à Fournouz et nous dûmes tout abandonner; on les a données maintenant à des mouhadjirs (des émigrants musulmans d'Europe). » Il n'y avait pas eu de menace A Fournouz et les Zaptiehs même les avaient bien traités. Ils avaient souffert surtout de la faim et de la soif, au cours de leur marche à travers désert brûlant. Ces Yaïladjis ou montagnards, comme ils s’appelaient eux-mêmes, souffrirent deux fois plus que d'autres de lachaleur. Les Zaptiehs qui les escortaient me dirent alors que depuis les massacres, les Arméniens nourrissaient une telle haine contre les Turcs que ceux-ci en avaient toujours peur. On avait l'intention, maintenant, disaient-t-ils, d'employer les Arméniens à construire des routes et de les amener ainsi graduellement à Bagdad. Et lorsqu'on leur en demandait la raison, les Zaptiehs expliquaient que c'était parce que les Arméniens étaient de connivence avec les Russes. Les Arméniens déclaraient eux-mêmes qu'ils ne savaient pas la raison de leur expulsion.

Le lendemain, à la halte de midi, nous arrivâmes dans un grand camp d'Arméniens. Les pauvres gens s'étaient construit des tentesprimitives en peaux de chèvres, à la manière des Kurdes, et s'y reposaient. Mais la majorité d'entr'eux étaient couchés sur le sable brûlant sans aucune protection contre les ardeurs du soleil. Les Turcs avaient accordé un jour de repos à cause du grand nombre des malades. Il est tout à fait impossible de concevoir quelque chose d'aussi désolant qu'une telle foule en plein désert, dans ces conditions. A leurs vêtements, on comprenait que ces malheureux avaient été des gens aisés et maintenant la misère était gravée sur leurs figures. « Du pain, du pain ! » était leur cri universel. C'étaient des gens de Guében qui avaient été expulsés avec leur pasteur. Ce dernier me dit qu'il y avait chaque jour, de cinq à six morts parmi les enfants et les malades. On venait d'enterrer, le jour même, la jeune mère d'une petite fille de neuf ans, qui maintenant se trouvait seule au monde. On me supplia d'emmener cette enfant avec moi à l'orphelinat. Le pasteur fit exactement le même récit de ce qui était arrivé à Deïr-el-Zor que la petite fille. Ceux qui ne connaissent pas le désert ne peuvent pas se représenter la misère et la détresse de tout ce monde. Le désert est montagneux, mais presque entièrement sans ombre. Pendant des journées de marche, la route passe à travers de rochers et est très pénible. En venant d'Alep on a toujours l'Euphrate à sa gauche, qui suit son cours dans l'argile, mais qui cependant n'est pas assez proche pour qu'on puisse y puiser de l'eau.

Les pauvres gens étaient donc condamnés aux intolérables souffrances de la soif. Rien d'étonnant qu'un si grand nombre d'entr'eux tombent malades et meurent.

Comme c'était la halte du midi, nous aussi nous déballâmes nos provisions, nous préparant à manger. Ce matin là nous avions eu du pain et du thé. Notre repas de midi consistait, une fois encore, en du pain dur des arabes, du fromage et une boite de sardines. Nous avions en outre une bouteille d'eau minérale. Notre repas n'était pas trop somptueux et cependant, il n'était pas facile de manger quoi que ce soit en présence de cette foule désespérée et mourant de faim. Nous leur donnâmes tout ce que nous pouvions et chacun de mes trois compagnons me mirent, silencieusement, un médjidié (3 fr. 95) dans la main pour ces malheureux. Un sac de pain de Bagdad aussi dur que de la pierre fut reçu avec une extrême gratitude. « Nous allons le tremper dans l'eau, dit une mère radieuse, et les enfants pourront le manger. » Une autre scène me revient à la mémoire qui donnera une idée de leur dénuement. Un de mes compagnons jeta une bouteille vide. Un vieillard se jeta sur elle et demanda la permission de la prendre et nous combla de remerciements pour ce bienfait. Il alla alors jusqu'au fleuve, lava la bouteille et la rapporta remplie d'une eau boueuse, la tenant dans ses mains comme un trésor, et nous remerciant de nouveau. Il avait maintenant do l'eau à boire pour son voyage.

Accompagnés de leurs souhaits nous nous remîmes en route bien attristés par cette misère qui pesait lourdement sur nous. Lorsque nous arrivâmes le soir à un autre village, nous rencontrâmes encore un autre convoi du même genre. Cette fois c'étaient des habitants de Zéïtoun Ils avaient les mêmes souffrances indicibles et exprimaient les mêmes plaintes de la chaleur, du manque de pain, et des persécutions des arabes.

Une petite fille qui avait été enlevée dans l'orphelinat de Beyrouth par les Diaconesses de Kaiserswerth nous raconta ses épreuves en bon allemand.

« Pourquoi Dieu le permet-il? Pourquoi devons-nous souffrir ainsi ? Pourquoi ne nous ont-ils pas tués sur le coup ? Telles étaient ses lamentations. Dans la journée, nous n'avons pas eu d'eau pour les enfants et ils pleurent torturés par la soif. La nuit, les arabes viennent nous voler nos effets de literie et nos vêtements. Ils nous ont enlevé des filles et ont outragé des femmes. Si nous ne pouvons pas nous traîner plus loin sur la route, nous sommes battus par les Zaptiehs. »

Ils nous dirent aussi que d'autres femmes s'étaient jetées à l'eau pour échapper à leur honte et que des mères avec leurs enfants nouveaux-nés avaient fait de même parce qu'elles ne voyaient pas d'autre fin à leurs souffrances. Tout le long de la route du désert, il y avait une pénurie de vivres, — même pour nous qui avions de l'argent pour en acheter —, à cause du grand nombre de soldats turcs qui passaient et se reposaient dans les Khans. A Zéïtoun aussi personne n'avait été tué. Ils ne pouvaient pas citer un cas.

L'Arménien est attaché à son sol natal. Tout changement de climat l'affecte profondément et il n'y a pas de plus grande privation pour lui que le manque d'eau claire et fraîche. C'est pourquoi la vie dans le désert est pour lui intolérable. Une mort rapide avec toute sa famille semble à une mère un sort préférable à celui de sentirla mort d’inanition venir lentement pour elle et ses enfants.

A mon arrivée à Alep, on me demanda aussitôt des nouvelles des Arméniens et comment ils parvenaient à se nourrir.

On avait fait tout ce qu'on avait pu pour eux et des représentations avaient été faites au gouvernement. Tout ce que l'on avait pu obtenir était de former une Ligue Arménienne de secours que le gouvernement de Constantinople aussi bien que le Vali d'Alep avait sanctionné. La Colonie Arménienne d'Alep ouvrit aussitôt une collecte parmi ses membres et elle secourut les pauvres et les gens sans abri, leur distribuant du pain, des vivres et des vêtements.

Dans les montagnes de l'Amanus, au deuxième jour de notre voyage, après être partis d'Alep, nous rencontrâmes encore des Arméniens. Cette fois c'étaient des gens de Hadjine et des environs. Ils nous expliquèrent qu'ils allaient à Alep, mais ils ne savaient rien de plus. Us n'étaient en route que depuis neuf jours et ils ne demandaient pas de secours. Comparés aux autres, ils se trouvaient dans l'aisance. Ils avaient chariots transportant leurs meubles, des chevaux, des poulains, des bœufs, des vaches et même des chameaux. Le convoi traversant la montagne semblait sans fin et je ne pouvais m'empêcher de me demander combien de temps leur prospérité durerait? Ils étaient encore dans leurs montagnes natales et ils ne soupçonnaient pas les horreurs du désert. Ce fut ma dernière rencontre d'Arméniens, mais de tels spectacles sont inoubliables et je les publie ici avec un pressant appel de secours. Beaucoup d'Arméniens peuvent être coupables et peuvent expier les fautes qu'ils ont commises, mais les pauvres femmes et enfants ont droit à notre assistance.

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