Djébel-Moussa. — La défense de la montagne et sauvetage des défenseurs par l'escadre française. Récit d'un témoin oculaire, le Rév. Dikran Andréassian, pasteur de l'église protestante arménienne de Zeïtoun.

 

Ce récit fut écrit, après l'arrivée des réfugiés en Egypte, traduit en Anglais par le Rev. Stephen Trowbrigde, secrétaire de la Croix-Rouge Américaine au Caire, communiqué par le traducteur à l’Editeur du Journal arménien « Ararat » àLondres et publié par ce dernier dans son numéro de novembre 1915.

Depuis le jour où la Turquie a commencé la guerre, les habitants de Zéïtoun se sont demandés anxieusement si les Turcs traiteraient les habitants arméniens de ce district montagneux avec quelque nouvelle forme de cruauté et d'oppression. Zéïtoun est — il faut que nous disions maintenant était — une ville de 7.000 habitants, tous Arméniens, entourée de plusieurs villages, chrétiens eux aussi, au centre du Taurus.

J'ai desservi pendant un an l'église arménienne protestante de Zéïtoun, et le récit suivant est une expérience personnelle.

Au printemps (1915), le Gouvernement prit une attitude menaçante envers Zéïtoun, appelant les anciens et les notables de la ville, et commença un système d'inquisition, renforcée de bastonnade. Des accusations absurdes furent portées contre les Arméniens dans le but de leur extorquer de l'argent. Pendant ce temps, arrivaient environ 6.000 hommes de troupes régulières dans les casernes au-dessus de la ville. Une première tentative pour prendre d'assaut le monastère arménien échoua, causant certaines pertes aux Turcs. Les jeunes gens qui l'occupaient se défendirent vaillamment, et ce fut seulement quand le monastère fut attaqué par l'artillerie de campagne qu'il put être pris.

Cinquante des principaux habitants de Zéïtoun furent sommés de se rendre à la caserne, « pour conférer avec le Commandant. » Ils furent immédiatement mis en prison, et l'on fit appeler leurs familles. Chacun attendait anxieusement leur retour, mais on apprit qu'on les avait expédiés à une destination inconnue. Quelques jours plus tard, un autre groupe plus nombreux de familles reçut l'ordre d'aller à la caserne et fut, séance tenante, chassé avec des menaces et des malédictions vers un lointain exil. C'est ainsi que trois ou quatre cents familles furent renvoyées, sans vivres, à pied, par des routes écartées dans la montagne, quelques-unes du côté de Koniah, vers le Nord-Ouest, d'autres dans le Sud-Est, vers les plaines chaudes et malsaines do la Mésopotamie.

Jour par jour, nous voyons les différents quartiers de la ville dépouillés de leurs habitants, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus qu'un petit groupe. En plus de mes fonctions comme pasteur, j'avais la direction de l'orphelinat de la Mission. Un matin, l'officier en chef me fit appeler et me dit de faire immédiatement mes préparatifs de départ. « Et, ajouta-t-il, votre femme partira aussi, de même que les enfants de l'orphelinat. » Nos « préparatifs » furent vite faits, car on ne nous permis d'emporter que bien peu de choses. En sortant, mon cœur saignait à la vue de notre chère église, vide et déserte. Le reste de nos 7.000 concitoyens descendaient ainsi de la vallée, s'en allant en exil ! Nous avions vu des massacres, mais ceci, nous ne l'avions encore jamais vu ! Un massacre est au moins vite fini, mais cette longue angoisse est presque plus qu'on ne peut supporter.

La première journée de marche nous épuisa tous. Dans la nuit alors que nous étions couchés en plein air, des muletiers turcs nous prirent les quelques ânes et mulets que nous avions. Le lendemain, en piteuse condition, les enfants avec les pieds meurtris, nous atteignîmes Marach. Grâce à l'instante requête des missionnaires américains, l'ordre fut donné par le Gouverneur, à moi et à ma femme, de retourner à ma ville natale, Yoghan-Olouk, près de la mer, à douze milles d'Antioche ; mais cela seulement parce que ma femme et moi n'étions pas nés à Zéïtoun. Mon cœur était déchiré entre mon désir de partager le bannissement de mes paroissiens et celui de mettre ma femme dans une sécurité relative dans la maison de mon père, mais l'ordre ayant été donné, je n'avais pas le choix et force me fut d'obéir.

A Aïntab nous trouvâmes la communauté arménienne dans la plus grande anxiété ; mais l'ordre de départ n'y était pas encore donné. Des bruits couraient que les villages du littoral étaient menacés, mais nous crûmes préférable de continuer le voyage dans la direction du sud malgré les grandes difficultés.

Notre dernière étape était à travers une vallée historique, la fertile plaine d'Antioche. C'est là que Chrysostome avait prêché dans la ferveur du début de son ministère, avant d'être appelé à Byzance : c'est dans une chapelle isolée, sur le penchant de la montagne, qu'il se retirait pour la prière et la communion avec Dieu. Dans mon enfance, j'avais souvent contemplé avec admiration et respect les ruines de la chapelle de Saint-Chrysostome. C'était dans cette même Antioche que Barnabas et Paul travaillèrent avec tant d'énergie spirituelle ; et c'est d'ici qu'ils partirent pour leur tâche solennelle de répandre la foi chrétienne. La voie romaine le long de laquelle ils marchèrent d'Antioche à Sélefké, est encore visible dans la vallée au-dessous de ma ville natale, et les quais de pierre où les vaisseaux romains mettaient à la voile, à Sélefké, n'ont pas été entièrement détruits par les orages et les tremblements de terre des siècles passés.

Antioche, jadis si brillamment défendue par les croisés, est depuis longtemps sous le joug des Turcs et les minarets de l'Islam sont dix fois plus nombreux que les clochers des Eglises. En avril 1909, les congrégations tant protestantes que grégoriennes, y subirent une des plus cruelles persécutions de l'histoire.

Les habitants de la ville Yoghan-Olouk sont une population simple et industrieuse. Depuis bien des années, leur principal travail a été de faire des peignes de bois dur ou d'os. Beaucoup de nos hommes sont d'habiles sculpteurs sur bois. Dans les villages environnants, on cultive le ver à soie et l'on tisse la soie sur des métiers à mains. Nos gens sont très attachés à leurs églises, et depuis que les missionnaires américains ont ouvert des écoles, presque tous nos enfants ont appris à lire.

Chaque maison est entourée de mûriers, et de magnifiques vergers couvrent les pentes en terrasses qui descendent vers le sud et l'ouest. Des voyageurs qui connaissent l'Italie méridionale nous disent que les villages près de Naples ressemblent beaucoup aux nôtres. A l'est, derrière nous, s'élève la large croupe rocheuse de Moussa-Dagh (c'est-à-dire le mont de Moïse). Chaque gorge et chaque rocher de notre montagne bien-aimée sont connus de nous, hommes et garçons.

Je cite simplement ces détails pour vous faire connaître quelque chose de la vie bienheureuse et paisible, qui a été si brutalement bouleversée par ce dernier effort des Turcs pour anéantir notre race.

Douze jours après que nous étions arrivés chez moi une affiche officielle du Gouvernement Turc à Antioche était placardée sur les murs des six villages de Moussa-Dagh, donnant ordre de se préparer dans les huitjours au bannissement. Vous pouvez à peine vous imaginer la consternation et l'indignation qu'elle causa. Nous restâmes debout toute la nuit discutant ce qu'il valait mieux faire. Il nous semblait presque sans espoir de résister au Gouvernement, et cependant la perspective de nos familles dispersées dans un désert lointain, parcouru par les tribus arabes, fanatiques et sans foi, était si effroyable que hommes et femmes nous fûmes d'avis de refuser d'obéir, bravant ainsi la colère du Gouvernement. Tous, cependant, ne partagèrent pas notre manière de voir. Ainsi Haroutioun Nokhoudian, le pasteur de Beytias, vint à la conclusion que ce serait folie de résister et que la dureté de l'exil pourrait peut-être s'atténuer en route. Il inclinait à céder. Soixante familles de son village et un nombre considérable d'habitants des villages voisins, d'accord avec lui, descendirent à Antioche sous escorte turque. Ils furent rapidement chassés vers le Bas-Euphrate et, depuis lors, nous n'avons plus jamais entendu parler d'eux.

Nos fidèles amis, les missionnaires américains, étaient séparés de nous. Les communications avec le monde extérieur étaient interrompues ; nous fûmes livrés à nos propres ressources et comprimes que notre seule chance de salut était dans la miséricorde de Dieu. C'est avec ferveur que nous lui demandâmes de nous fortifier pour faire notre devoir.

Sachant qu'il nous serait impossible de défendre nos villages dans la plaine, il fut décidé que nous nous retirerions dans les hauteurs de Moussa-Dagh, emportant le plus que nous pourrions en fait de vivres et de matériel. On conduisit ainsi tous les troupeaux de moutons et de chèvres le long de la montagne, et chaque arme défensive fut apportée et fourbie. Nous avions cent vingt fusils modernes et à peu près trois fois autant de vieux fusils à pierre et de pistolets ; tout ceci laissait encore plus de la moitié de nos hommes sans armes.

Ce fut très dur de quitter nos maisons. Ma mère pleurait comme si son cœur allait se briser. Mais nous avions l'espérance que peut-être pendant que nous nous efforcerions de tenir les Turcs à distance, les Dardanelles pourraient être ouvertes et que la délivrance viendrait pour le pays.

A la tombée de la nuit, le premier jour, nous avions atteint les rochers les plus élevés de la montagne. Tandis que nous commencions à camper et à préparer notre repas du soir, une pluie torrentielle se mit à tomber et continua toute la nuit. Nous n'avions aucun abri, et tous tant que nous étions, hommes, femmes et enfants, environ cinq mille, nous fûmes trempés jusqu'aux os, et beaucoup de pain que nous avions apporté fut réduit en bouillie. Nous avions surtout le souci de tenir secs nos fusils et la poudre, et nos hommes y parvinrent très bien.

Le lendemain, dès l'aube, tout le monde se mit à l'œuvre pour creuser des tranchées aux endroits stratégiques. Là où il n'y avait pas de terre à creuser, on empila des blocs de rocher pour faire de fortes barricades derrière lesquelles se postèrent des groupes de tirailleurs. Le soleil s'était levé radieux et toute la journée nous avons travaillé pour fortifier nos positions contre l'attaque qui — nous étions certains — se produirait.

Vers le soir nous nous réunîmes pour l'élection d'un comité de défense qui aurait l'autorité suprême. Quelques-uns étaient d'avis de voter à main levée ; mais d'autres alléguèrent que s'agissant de questions d'importance vitale, la méthode de vote secret en usage dans les congrégations devrait être suivie. Et, ils s'offrirent à trouver assez de bouts de papier pour procéder au vote. Nos hommes se sont attachés à ces méthodes démocratiques enseignées par les missionnaires. En quelques instants ou parvint à trouver des bouts de papier plus ou moins déchirés et mouillés et l'élection eut lieu. Un Conseil de direction étant ainsi formé, on forma des plans pour défendre chaque passage dans la montagne. Des éclaireurs, des messagers et un groupe central de tirailleurs furent choisis et chacun eut son poste assigné.

L'ordre gouvernemental avait été émis le 13 juillet. Les huit jours de grâce étaient presque écoulés et nous nous doutions bien que les Turcs avaient découvert nos mouvements. Toute la plaine d'Antioche est peuplée de Turcs et d'Arabes et il y a toujours une forte garnison dans les casernes d'Antioche.

Le 21 juillet l'attaque commença. L'avant-garde turque était de 200 hommes, dont le capitaine se vantait insolemment qu'il allait balayer la montagne en un jour. Mais les Turcs subirent des pertes et furent repoussés au pied de la montagne. Quand ils revinrent pour une attaque plus générale, ils hissèrent un canon de montagne, qui après quelques tâtonnements fit du mal à notre camp. Un de nos tirailleurs, un jeune homme au cœur de lion, descendit en se glissant dans les buissons et arriva tout près du canon, qui était posé sur un rocher plat. Il se fit un abri de branchages et attendit une bonne occasion. Il pouvait entendre ce que les Turcs se disaient tout en chargeant le canon. Puis l'un des artilleurs étant en vue, le jeune homme l'abattit de son premier coup de fusil. Avec cinq balles, il tua quatre canonniers. Sur ce, le capitaine leva les bras au ciel, et n'ayant pas pu découvrir notre tirailleur, il ordonna que le canon fut emmené et mis à l'abri. C'est ainsi que nous fûmes préservés d'une canonnade désastreuse ce jour-là et les jours suivants !

Mais les Turcs réunissaient des forces pour nous attaquer en masse. Ils avaient racolé des hommes dans plusieurs villages musulmans, les appelant aux armes. L'arsenal d'Antioche leur avait fourni armes et munitions, et cette bande de 4.000 musulmans, avides de carnage, était un ennemi vraiment redoutable. Mais la principale force des Turcs consistait en 3.000 hommes de troupes régulières, disciplinés et aguerries.

Tout à coup, un matin, nos éclaireurs apportèrent la nouvelle que l'ennemi débouchait sur chaque passe de la montagne. Une attaque en masse commença dans les ravins, et les Turcs, à notre grande consternation, furent bientôt maîtres des hauteurs menaçant notre campement. Sans cesse de nouveaux renforts apparaissaient, et vers la fin de l'après-midi lés ennemis étaient plus nombreux que nous, et aussi la portée de leurs fusils était bien supérieure à celle de nos vieilles armes. Au coucher du soleil trois compagnies s'étaient avancées à travers les épaisses broussailles et n'étaient plus qu'à quelques quatre cents mètres de nos huttes. Un ravin profond et humide nous séparait et les Turcs se décidèrent à bivouaquer, plutôt que de continuer leur marche pendant la nuit.

Nos chefs tinrent rapidement conseil ; ils parlaient très bas et avaient fait éteindre toute lumière dans le camp. Nous savions tous que nous étions à un moment décisif. Un projet très risqué fut adopté : ramper autour des positions turques à la faveur de la nuit, opérant ainsi un mouvement enveloppant, qui commencerait brusquement par une fusillade et se terminerait par un corps à corps. Nous sentions que tout était perdu si ce plan échouait. Nos hommes se glissèrent avec une adresse remarquable dans la sombre forêt. C'est ainsi que notre connaissance approfondie des rocs et des buissons nous rendait possible de faire ce que les envahisseurs n'avaient pas pu tenter. Le cercle était à peu près complet lorsque les hommes se ruèrent à l'attaque avec l'énergie du désespoir.

Il fut évident que les Turcs étaient en plein désarroi, se précipitant dans les ténèbres, trébuchant contre les rochers ; les officiers criaient des ordres contradictoires, cherchant en vain à rallier leurs hommes. Ils avaient certainement l'impression d'une très forte attaque arménienne, car en moins d'une demi-heure le colonel donna l'ordre de la retraite, et avant l'aurore ils avaient évacué les bois. Plus de 200 Turcs avaient été tués et nous avions pris du butin, des fusils, des munitions et une mule. Le combat ne recommença pas, mais nos ennemis ne se tinrent pas pour battus ; ils avaient seulement été repoussés.

Durant les jours suivants, ils rassemblèrent toute la population musulmane à plusieurs lieues à la ronde ; c'était une horde de peut-être 15.000 hommes, avec laquelle ils cernèrent Moussa-Dagh du côté de la terre, dans l'intention de nous affamer. Du côté de la mer, il n'y avait aucun port, ni communication possible avec un port, la montagne descendant jusqu'à la mer. Notre temps était bien rempli par les soins de nos blessés et les réparations de notre camp. Nous eûmes des services spéciaux pour remercier Dieu de la protection qu'il nous avait accordée jusque là et pour l'implorer en faveur de nos familles et de tous nos petits. C'est à ce moment que ma femme mit au monde notre fils, notre premier enfant. Elle souffrit beaucoup, quelques jours plus tard, au cours de notre fuite, mais je la portât et fis pour elle tout ce que je pus. Grâce à Dieu, elle est maintenant bien portante, ainsi que notre petit garçon.

Voyant notre montagne assiégée, nous commençâmes à faire le compte de nos ressources comme nourriture. Pendant la première semaine, nous avions épuisé le pain, le fromage et les olives que nous avions emportés ; nous n'avions que très peu de farine, et pendant un mois nous ne vîmes de nos troupeaux, gardant le lait pour les petits enfants et les malades ; mais nous vîmes que, même avec une ration réduite, nous ne pourrions pas tenir plus de quinze jours, et, pressés par cette anxiété, nous cherchâmes les moyens de nous échapper par mer.

Avant d'être complètement cernés, nous avions charge un coureur d'une mission dangereuse : il s'agissait de parcourir quatre-vingts milles, à travers des villages turcs, pour demander aide et secours à M. Jackson, le Consul américain à Alep. Nous avions espoir qu'un navire de guerre des alliés pourrait peut-être se trouver dans le port d'Alexandrette, trente-cinq milles plus au nord. Un de nos jeunes gens qui était un vigoureux rameur, s'offrit à se glisser à travers les lignes turques portant un message en anglais fixé dans sa ceinture. Il réussit à atteindre les hauteurs dominant le port, mais ne vit aucun vaisseau et revint. Son plan avait été de nager jusqu'au cuirassé, s'il s'en était trouvé un, afin d'éviter les sentinelles turques sur la route d'Alexandrette.

Nous chargeâmes alors trois nageurs d'être constamment sur le qui-vive, pour voir si aucun navire n'approchait, et de se jeter à la mer avec cette supplique, dont nous avions fait une triple copie :

« Au nom de Dieu et de la fraternité humaine, nous implorons tout Anglais, Américain, Français, Italien ou Russe, qu'il soit amiral, capitaine ou telle autre autorité que cette pétition pourrait atteindre.

« Nous, la population de six villages arméniens, environ 5.000 âmes, nous nous sommes réfugiés dans cette région de Moussa-Dagh, appelée Damladjik, qui est à trois heures de voyage au nord-ouest de Suédia, le long de la côte.

« Nous avons fui devant la torture barbare des Turcs, mais surtout devant l'outrage de l'honneur de nos femmes:

« Monsieur, vous avez sûrement entendu parler de la politique d'extermination que les Turcs appliquent à notre nation. Sous prétexte de disperser les Arméniens, comme pour éviter une révolte, notre peuple est expulsé de ses maisons, dépouillé de ses jardins, de ses vignes et de toutes ses possessions.

« Ce procédé brutal s'est déjà étendu à Zéïtoun et à ses trente-deux villages, à Elbistan, Gueuksou, Yarpouz, Gurun, Diarbékir, Adana, Tarsous, Mersine, Deurt-Yol, Hadjine, etc.. et cette même politique atteint le million et demi d'Arméniens dans les différentes parties de la Turquie.

« L'auteur de ces lignes était le pasteur protestant de Zéïtoun, il y a quelques mois, et a été le témoin de beaucoup de cruautés inénarrables. J'ai vu des familles chassées le long de la route, les enfants les pieds nus et endoloris, des vieillards épuisés. On entendait des sanglots, des prières et des blasphèmes. Des femmes donnèrent le jour à leurs enfants dans les buissons au bord du chemin, et furent immédiatement contraintes de se remettre en marche, jusqu'à ce que la mort compatissante vint mettre un terme à leurs souffrances.

« Ceux qui étaient assez forts pour supporter un pareil voyage étaient poussés par les fouets des gendarmes vers les plaines du sud. Les uns mouraient de faim, les autres étaient dépouillés en chemin; d'autres encore, atteints de malaria, étaient abandonnés. Et comme dernier acte, de cette tragédie infâme, les Arabes et les Turcs massacrèrent tous les hommes et distribuèrent les femmes et les jeunes filles parmi leurs tribus.

« Il y a quarante jours, le gouvernement nous informa que nos six villages devaient s'en aller en exil. Plutôt que de nous y soumettre, nous nous sommes réfugiés sur cette montagne. Nous n'avons plus que peu de nourriture et les troupes nous assiègent. Nous avons eu cinq violents combats. Dieu nous a donné la victoire, mais la prochaine fois l'ennemi reviendra beaucoup plus nombreux.

« Monsieur, nous vous implorons au nom du Christ ! Nous vous en prions, transportez-nous à Chypre ou dans quelque autre terre libre. Notre peuple n'est pas paresseux ; nous gagnerons notre pain si on nous donne du travail.

« Si c'est trop vous demander, transportez au moins nos femmes, nos vieillards et nos enfants ; donnez-nous des armes, des munitions et des vivres, et nous lutterons avec vous de toutes nos forces contre les Turcs. Nous vous en prions, Monsieur, n'attendez pas qu'il soit trop tard.

« Votre respectueux serviteur, au nom de tous les chrétiens ici.

« Dikran Andréassian. »

2 septembre.

Mais les jours passaient, et pas même une voile n'était en vue.

Cependant, d'après mon avis, nos femmes avaient fait deux immenses drapeaux blancs. Sur l'un j'avais écrit, en grands caractères, en anglais :

« Chrétiens en détresse. Sauvez-nous ! »

Sur le centre de l'autre, nous avions fixé une grande croix rouge. Nous les hissâmes à la cime de deux hauts jeunes arbres et apostâmes des sentinelles pour scruter l'horizon depuis l'aube jusqu'à la nuit. Certains jours il pleuvait et par moment il y avait des brouillards qui sont fréquents sur notre côte.

Les Turcs nous attaquèrent encore à plusieurs reprises, et nous eûmes d'autres combats acharnés; mais les choses ne furent plus jamais aussi graves que dans notre premier engagement. De notre position élevée nous pouvions faire rouler, le long de la montagne, des quartiers de rochers, pour le plus grand dommage de l'ennemi. Notre poudre et nos cartouches diminuaient et les Turcs devaient se douter des difficultés de notre situation, car ils commençaient à nous crier d'impertinentes sommations de nous rendre. Ce furent d'anxieuses journées et de longues nuits !

Un dimanche matin, le cinquante-troisième jour de notre défense, tandis que je préparais un sermon destiné à encourager et à fortifier nos gens, tout-à-coup, je tressaillis : un homme arriva jusqu'à ma hutte, courant de toutes ses forces et me criant à pleins poumons : « Pasteur ! pasteur! un navire de guerre approche ! Il a vu nos signaux, et il nous répond. Béni soit Dieu qui a entendu nos prières ! » Nous fîmes des signaux avec le drapeau de la Croix-Rouge auxquels le cuirassé répondit. On nous avait vus et le cuirassé s'approchait de la côte.

C'était le Guichen, vaisseau français. Pendant qu'on abaissait une chaloupe, plusieurs de nos jeunes gens s'étaient élancés vers la mer, et bientôt ils nageaient dans la direction du beau navire qui semblait nous venir de Dieu. Avec des cœurs qui battaient bien fort, nous descendîmes sur la plage, et le capitaine nous invita à lui envoyer une délégation pour rendre compte de notre situation. Il lança un message de télégraphie sans fil à l'amiral, et peu après le vaisseau « Jeanne d'Arc » apparaissait à l'horizon, suivi par d'autres navires de guerre français. L'Amiral nous dit des paroles d'encouragement et ordonna que chaque membre de notre communauté fut recueilli à bord des vaisseaux. L'embarquement prit, naturellement, un certain temps, et un croiseur anglais fut appelé à la rescousse pour aider à nous transporter à Port-Saïd. On nous traita avec beaucoup de bonté. Nous arrivâmes en deux jours à Port-Saïd, et nous sommes maintenant installés dans un camp qui nous a été attribué par les autorités anglaises.

Nous sommes spécialement reconnaissant à Mr. William Hornblower pour l'excellente organisation de ce campement et au Col. et Mrs. Elgood et à Miss Russell pour leur infatigable sollicitude à notre égard.

La société de la Croix-Rouge Arménienne du Caire, récemment fondée, dont l'évêque grégorien est le président d'honneur, Mr. Fermanian, de la Cie du Kodak, est le directeur et le professeur Kayayan, le secrétaire, nous a envoyé un personnel de trois médecins et trois infirmières.

Un compte exact indique le nombre des survivants:

Enfants au-dessous de 4 ans : 427

Fillettes de 4 à 14 ans : 508

Garçons de 4 à 14 ans : 628

Femmes au-dessus de 14 ans   : 1.441

Hommes au-dessus de 14 ans : 1 .054

Total : 4058

Après les premières menaces des Turcs, le 13 juillet, nous avions eu huit jours de pourparlers et de préparatifs ; nous nous étions défendus sur la montagne de Moussa-Dagh pendant cinquante-trois jours et nous arrivâmes à Port-Saïd après un voyage de deux jours.

Nous n'oublions pas que notre Sauveur fut amené, dans son enfance, en Egypte, pour sa sûreté. Et les frères de Joseph n'ont pas pu être plus reconnaissants que nous ne le sommes pour le blé, qui nous est fourni.

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