Cilicie. - Lettre datée du 20 juin 1915 du Dr. L. {Shepard} résident étranger en Turquie. Communiquée par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.

La déportation a commencé, il y a six semaines environ, par 180 familles de Zeïtoun; depuis lors, tous les habitants de cette ville et de tous les villages environnants ont été déportés ; il en a été de même d'un grand nombre de chrétiens d'Elbistan, de Hadjine, de Sis, de Kars-Bazar, de Hassan-Beyli et de Deurt-Yol.

Le nombre de ces déportés est d'environ 26.500, dont 5.000 ont été envoyés à Koniah, 5.500 à Alep et dans les environs de ces deux villes ; le reste à Deïr-el-Zor, à Rakka, en divers points de la Mésopotamie et même jusqu'à proximité de Bagdad.

Et ces mesures continuent avec une activité croissante et on ne peut dire jusqu'à quelle ampleur elles seront portées. Les ordres déjà donnés porteront à 32.000 le nombre de ces déportés, et il faut noter qu'il n'\ a encore eu aucun exil de prononcé à Aïntab et très peu seulement a Marach et à Ourfa.

Voici ci-dessous le texte de l'ordre du gouvernement qui couvre et provoque les faits que nous relatons1 : « Article 2 : Les commandants d'armées, de corps d'armées indépendants ou de divisions, peuvent, en cas de nécessités militaires et dans tous les cas où ils suspectent des actes d'espionnage ou de trahison, expulser soit partiellement, soit en masse les habitants des villages ou des villes et les établir en d'autres localités. »

Les ordres donnés par les commandants peuvent peut-être avoir été assez humains ; mais leur exécution a été nécessairement rude et brutale, dans le plus grand nombre de cas et souvent accompagnée d'horribles traitements envers les femmes et les enfants, les malades et les vieillards.

Des villages entiers ont été déportés avec un simple préavis d'une heure, sans donner le temps du moindre préparatif pour le voyage, sans même accorder le temps parfois de réunir tous les membres d'une famille, de sorte que de petits enfants ont dû être abandonnés en arrière. Dans le haut village de Guében, les femmes se trouvaient, pour la plupart, au lavoir et elles furent contraintes d'abandonner leur linge dans l'eau et furent mises en route, pieds-nus et à moitié dévêtues, comme elles étaient. Quelquefois il a été possible d'emporter les misérables petits mobiliers et les instruments d'agriculture, mais le plus souvent on ne pouvait rien emporter cl il n'était mémo permis de rien vendre, bien qu'on en aurait eu le temps.

A Hadjine, dont les habitants jouissaient d'une petite aisance, tous avaient réuni des provisions de bouche et des effets de couchage pour le voyage, mais ils furent obligés de tout abandonner et, par la suite, eurent à souffrir cruellement de la faim.

Dans beaucoup de cas, les hommes (et il faut noter que presque tous ceux qui étaient aptes pour le service militaire étaient déjà partis pour les armées), étaient vigoureusement attachés les uns aux autres avec des cordes ou des chaînes. Les femmes avec des enfants en bas âge dans les bras ou en état de grossesse avancée, étaient traînées sous le fouet, comme du bétail. Il est de ma connaissance que trois de ces malheureuses accouchèrent sur la route et, obligées par leurs sauvages gardiens de se remettre en marche immédiatement, moururent d'hémorragie. Il est vrai qu'un cas m'est connu où le chef des gardiens d'escorte ayant un cœur humain, accorda à de malheureuses femmes dans le même cas quelques heures de repos et leur procura un chariot pour continuer la route.

Il y eut des femmes, dont le désespoir et la détresse furent tels, qu'elles abandonnèrent leurs petits enfants sur les chemins.

Un grand nombre de femmes et de jeunes filles furent violées. En une certaine localité, le commandant de gendarmerie déclara ouvertement à ses hommes qu'ils pouvaient agir avec les femmes et les jeunes filles comme bon leur semblerait.

Quand à la subsistance des déportés, les mesures ont été très différentes suivant les lieux. Quelquefois le gouvernement s'occupa de les nourrir; d'autres fois il permit aux habitants de leur procurer des aliments. Mais il y eut des cas ou non seulement il ne se chargea pas de les nourrir, mais même s'opposa à ce qu'il leur fut rien procuré, leur imposant ainsi les souffrances de la faim et de la soif, dont plusieurs moururent.

Toutes ces populations furent dispersées, par groupes de 3 ou 4 familles, en des localités de race, de religion et de langues différentes des leurs; et j'écris ici à tort le mot de familles, car il ne faut pas oublier que les 4/5 de ces déportés étaient des femmes, des enfants et le peu d'hommes qui s'y trouvaient étaient des vieillards ou des infirmes.

Si l'on ne trouve pas un moyen pour porter secours à ces malheureux avant très peu de mois et jusqu'à ce qu'ils soient installés dans leurs nouvelles résidences, les 2/3 ou les 3/4 d'entr'eux mourront de maladies et de faim.

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1) Voir document 32 et annexe C.