Cilicie. Lettre (avec annexe) datée du 3 juillet 1915, de la colonie arménienne d'Egypte, adressée à son Excellence le lieutenant général Sir J. G. Maxwell, commandant en chef de l'armée de sa Majesté britannique en Egypte.

 

(a) Lettre de la Colonie Arménienne .

Excellence,

Nous nous étions adressés à Votre Excellence pour obtenir l'autorisation d'envoyer trois émissaires en Cilicie, à l'effet de nous renseigner sur la véritable situation du pays

Tout en vous sachant profondément gré d'avoir bien voulu nous accorder cette autorisation, nous venons vous informer que des renseignements dignes de foi fournis par des personnages officiels qui sont arrivés de Syrie dans le courant de cette semaine, présentent la situation du pays sous un aspect complètement changé, ce qui fait que l'envoi de ces émissaires se trouve pour le moment ajourné, l'état actuel des choses exigeant des mesures tout à fait différentes.

Mr. le Chevalier Gutieri, Consul d'Italie à Alep, les Missionnaires Américains d'Alexandrette et d'Adana ainsi que ceux de Bitlis et de Kharpout qui ont traversé la Cilicie et qui sont tous arrivés lundi dernier par le « Tennesse » relatent les événements comme suit :

La ville de Zéïtoun qui avait une population exclusivement arménienne célèbre par ses luttes héroïques contre les Turcs, devant l'intention manifeste du gouvernement ottoman de profiter du moment favorable créé par la guerre pour achever l'extermination de la race arménienne, s'était soulevé depuis plusieurs mois. Deurt-Yol et Hassan-Beyli (un grand village arménien à mi-chemin de Marach et de Deurt-Yol) se préparait à agir de même. Le gouvernement turc essaya de soumettre Zeïtoun par la force militaire, mais toutes ses tentatives restèrent infructueuses et ses troupes furent décimées et battirent en retraite à plusieurs reprises. C'est alors que les autorités locales, par ordre du gouvernement central, employèrent le stratagème suivant : elles menacèrent le Catholicos de Cilicie, un vieillard de 75 ans, qu'elles feraient massacrer toute la population arménienne si les Zeïtounlis refusaient de capituler, en les assurant qu'au cas où ils mettraient bas les armes, ils ne seraient nullement inquiétés. Sur les conseils présents que le Catholicos leur adresse dans ce sens, les Zeïtounlis croient accomplir un devoir patriotique en rendant leurs armes afin de sauver leurs compatriotes. Les habitants de Deurt-Yol et de Hassanbeyli en font autant, pour les mêmes raisons. Là-dessus, le Gouvernement procède traîtreusement à la déportation en masse des habitants de Zeïtoun et des endroits précités, et les remplace par des émigrés musulmans de Macédoine. On commence en même temps à persécuter les populations paisibles de la plaine, telles que celles de Marach. Aïntab, Sis et Adana, qui se trouvent ainsi sous la menace de massacres imminents. Il est à noter que les villes qui sont situées sur le littoral: Mersine, Alexandrette, Sélefké et Kessab, continuent à jouir d'une tranquillité relative. Nonobstant toutes ces persécutions, dans plusieurs localités disséminées sur toute l'étendue de la Cilicie des groupes de combattants arméniens se sont solidement retranchés dans les montagnes et ne cessent de résister aux troupes turques ; le cas échéant, ils quittent leurs positions pour se porter au secours des populations sans défense des campagnes, espérant toujours qu'on leur viendra en aide du dehors et qu'ainsi renforcés ils pourront enfin chasser de leur pays l'oppresseur séculaire. Le même espoir est nourri par toute la population chrétienne de ces régions et l'on peut dire que les musulmans eux-mêmes ont la conviction que toute cette contrée ne tardera pas à être occupée par les alliés.

Voilà la situation actuelle de la Cilicie telle qu'elle nous fut exposée par les personnages officiels que nous avons mentionnés ci-haut.

 

(b) Résumé de rapports de voyageurs, annexé à la lettre.

Nos informateurs officiels sont unanimes à affirmer que le but poursuivi en Cilicie par le gouvernement turc n'est ni plus ni moins que l'extermination totale de l'élément arménien ; les efforts philanthropiques déployés par les corps consulaires italien et américain en vue d'empêcher la mise à exécution de ce plan sinistre sont demeurés infructueux, l'ordre de destruction et de massacre émanant du gouvernement central lui-même. Les Turcs, ayant à leur tête les fonctionnaires du gouvernement, déclarent partout ouvertement que l'extermination des Arméniens de Turquie est pour eux une nécessité de salut national, étant donné que les Alliés les protègent et qu'ils sont un prétexte permanent à des interventions étrangères dans les affaires du pays. Le gouverneur d'Alep, homme juste et libéral, qui est personnellement opposé à cette politique criminelle, en a fait l'aveu aux consuls européens, déclarant que les commandants militaires ont exécuté fidèlement les ordres reçus de la sublime Porte, et notamment Fakhri Pacha, qui est le substitut de Djemal Pacha, commandant suprême des forces militaires de Syrie et de Palestine. Parmi les autres personnages officiels responsables des atrocités commises, on cite le Moutessarif de Marach et le Kaïmakam de Zeïtoun. Dernièrement, Marach et Zeïtoun ayant été réunis en un sandjak indépendant, par ordre du gouvernement central, les fonctionnaires susnommés ne relèvent plus de l'autorité du vali d'Alep.

Le Consul allemand d'Alep, dont nous parlons plus loin, a fait au consul d'une puissance devenue depuis alliée, la très significative déclaration qui suit:

«  Quelque douloureuse et déplorable que soit la situation à laquelle les Arméniens se trouvent réduits, le gouvernement turc ne pouvait avoir une autre conduite à leur égard, attendu qu'ils se sont solidarisés partout avec les ennemis de la Turquie. »

Zeïtoun. — Les troupes turques qui ont opéré contre Zeïtoun et ont présidé après la capitulation à la déportation de ses habitants étaient commandées par des officiers allemands. Les Turcs ont arraché ainsi de leurs foyers tous les habitants de Zeïtoun, de Fournouz, d'Alabach et de Guében et des environs, et les ont expédiés par groupes à Deïr el-Zor ; à Djebel Hauran et vers des régions désertiques inconnues ; les femmes ont été envoyées à Koniah, région exclusivement turque. Au lieu et place des Arméniens, ils ont installé à Zeïtoun des réfugiés musulmans de la Macédoine.

Marach. — Cette ville était jusqu'à ces derniers temps relativement tranquille ; elle est actuellement le théâtre de toutes sortes d'atrocités et de persécutions. Des centaines de familles arméniennes ont été expulsées et conduites on ne sait où. Ces atrocités ont été commises en présence et avec la connivence du consul allemand d'Alep, d'après le témoignage de nombreux Arméniens recueilli par les autorités consulaires européennes.

Hassan-Beyli. — Cet infortuné village, déjà cruellement éprouvé lors des massacres de Cilicie en 1909, a été cette fois détruit de fond en comble ; la population en a été déportée.

Deurt-Yol présente le même tableau tragique. Bien qu'il n'y ait pas eu de massacres au sens strict du mot, les arrestations et les exils en masse se poursuivent sans arrêt. On connaît l'histoire de cet espion allemand arrivant à Deurt-Yol déguisé en officier anglais, ses excitations à la révolte contre le gouvernement turc, et les perquisitions, les arrestations et les massacres partiels qui s'ensuivirent. L'histoire de cette traîtrise aussi est confirmée par le témoignage du consul italien d'Alexandrette. Ce village, jadis prospère, est actuellement plongé dans une affreuse misère.

A Aïntab, Sis et Adana, les Arméniens ont été jusqu'ici moins molestés et persécutés qu'ailleurs ; les arrestations sont moins nombreuses ; mais des rumeurs sinistres circulent, propagées par les Turcs, et la terreur des tueries imminentes hante les populations très denses de ces villes, qui sont absolument dépourvues de tout moyen de défense, de toute protection contre le danger d'extermination qui les menace.

Ourfa gémit sous un gouverneur au nom de Haïdar Bey, qui, de l'aveu même de sa femme, a commis des atrocités de toutes sortes partout où il a exercé des fonctions. C'est lui qui a été notamment l'organisateur des tueries de Mardin. Le couvent arménien d'Ourfa a été confisqué par les autorités et transformé en asile pour les sujets anglais et russes faits prisonniers en Cilicie.

Les forces turques. — Les Tares ne disposent pas en Cilicie de forces militaires de quelque importance; les troupes qu'ils y possèdent ne sont pas permanentes et le nombre n'en est pas fixe.


NOTE DU TRADUCTEUR

Lord Bryce a reçu, depuis la publication du Livre Bleu, une lettre du Dr. Graeter, sujet suisse, et une des quatre professeurs de l’Ecole Allemande d'Alep signataire du Doc. 66. Le Dr. Graeter écrit :

« Jai étudié avec grand intérêt votre remarquable volume sur les Atrocités Arméniennes. Ayant été moi-même témoin d'un grand nombre des faits qui y sont relatés, je suis à même, de contrôler l’exactitude de vos témoignages. »

En ce qui concerne le Consul allemand d'Alep mentionné dans le Doc. 50 ci-dessus le Dr. Graeter ajoute :

« Le Consul d'Allemagne à Alep n'est nullement coupable. Je le connais pour un des Allemands les plus proarméniens de Turquie. Il est vrai qu'il a conseillé aux Arméniens de Marach de ne pas opposer de résistance ; mais le Dr. Shepherd et le clergé arménien d'Aïntab ont fait de même. »

(Voir aussi Note du Doc. 62.)

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