Adabazar. Rapport d'un résident étranger en Turquie, publié dans un journal « The New Armenia » de New-York, le 15 mai 1916

Depuis quelques mois, il y avait eu quelques déportations d'Adabazar, mais nous n'avions pas d'appréhensions parce que nous avions un bon maire, et un bon commandant militaire dans la ville. Ils étaient nos amis. Le commandant venait souvent jouer un tennis avec nous, tandis que les soldats malades nous regardaient de leurs fenêtres. Nous donnâmes un « garden party » à tous les officiers. Ils nous aimaient et ils auraient épargné l'école et les protestants, si cela avait dépendu d'eux. Mais un jour la petite Arousiag, une de nos plus jeunes élèves vint se réfugier chez nous, n'ayant que les vêtements qu'elle portait. Elle avait habité chez des parents à Sabandja, mais tout le village avait été déporté. Comme elle était née en Amérique de parents naturalisés, elle fut sauvée et je pus ensuite la ramener chez ses parents en Amérique.

Peu après les villageois que je connaissais vinrent d'un autre village situé sur la montagne Tchalgara et j'appris d'eux comment les hommes avaient été enfermés dans l'Eglise pendant sept jours et battus (le prêtre surtout) jusqu'à ce qu'ils se fussent évanouis. Le gouvernement recherchait les armes, et on battait les hommes jusqu'à ce qu'ils eussent apporté les leurs ou qu'ils s'en fussent procurés pour les livrer au gouvernement. Des faits identiques se produisirent à Bardizag, la villa la plus proche où nous avions une mission. Nous ne savions pas ce qui se passait à l'intérieur quoique quelques bruits vagues nous fussent parvenus. Des cruautés horribles commencèrent alors à Adabazar. Environ 500 notables furent emprisonnés dans l'église grégorienne, ceux appartenant au parti socialiste furent battus sans merci. La plupart d'entr'eux subirent leur sort en silence, mais un d'eux dit courageusement : « Vous serez responsables de ces choses devant Dieu au ciel. » « Vous n'avez pas d'autre Dieu que moi, » lui fut-il répondu, et cet homme fut battu jusqu'à ce que ses pieds devinrent rouges de sang. « Que m'importe votre major ? » continua la brute, comme on le dénommait: « il dit que vous êtes de braves gens, mais il ne vaut rien lui-même. Tuez-moi si vous voulez » continua-t-il, « mais il s'en trouvera dix pour prendre ma place. »

Une mère se jeta devant son fils estropié et ce fut elle qui reçut les coups. Une femme allemande essaya de sauver son mari Arménien : « écartez-vous où je vous battrai, » cria la brute. « Je me moque de l'Empereur d'Allemagne lui-même, mes ordres me viennent de Talaat Bey. » Mais ensuite l'homme fut relâché. Lorsque j'appris ces choses, je compris qu'il ne me servirait à rien de tenter d'intervenir ; si la brute n'écoutait pas une Allemande, il n'écouterait certainement pas une Américaine.

Un jour deux de nos dames allèrent trouver la brute — pour plaider comme la reine Esther, pour son peuple — en disant: « Si je dois mourir, je mourrai. »

Elles trouvèrent un homme de belle apparence qui avait été élevé en Europe et qui les reçut de la façon la plus polie. « On nous a dit de vilaines choses sur vous » lui dirent-elles « mais nous voyons à présent que vous êtes un homme comme il faut. Ne pouvez-vous pas persuader les gens à vous livrer les armes, sans les battre ? »

« Je suis heureux, répondit-il, de voir que vous êtes patriotes et serais heureux si vous vouliez bien nous donner votre assistance. Allez, vous aussi, dans les maisons et persuadez les hommes de nous livrer leurs armes et il ne leur sera rien fait. » Ces dames louèrent donc une voiture et allèrent à travers la ville exhortant le monde à livrer ses armes.

Pendant un jour ou deux, on ralentit la bastonnade. Puis vint le terrible samedi, le jour de ténèbres et d'horreurs. Quelqu'un arriva, en courant à l'école, et criant: « ils sont en train de battre les hommes à mort dans l'Eglise et vont ensuite commencer à battre les femmes. »

Je courus à la maison voisine et j'y trouvais des hommes et des femmes en larmes. Deux de nos frères protestants s'étaient échappés de l'Eglise et racontaient ce qui s'étaient passé: « ils sont en train de battre les hommes d'une façon effroyable, » dirent-ils «  et ils disent qu'ils vont nous jeter dans la rivière Sakaria; ils vont tous nous envoyer en exil; ils vont faire de nous des mahométans. Ensuite, ils vont aller dans les maisons pour battre les femmes. » Je priais les femmes de venir dans le bâtiment de l'Ecole où je déploierais le drapeau américain; mais elles craignaient d'abandonner leurs maisons aux pillards, cependant elles promirent de venir si cela était nécessaire.

Bientôt après d'autres femmes éperdues vinrent à l'Ecole; «Nous voulons aller trouver la brute, criaient-elles, nous voulons aller chez le Maire ! » Et, toutes nous perdions la tête. Notre doctoresse arriva alors, elle avait été à l'église pour s'occuper des blessés et des pleurs coulaient sur son visage. Un des commissaires de l'Ecole vint alors et nous dit : « Je désire vous remettre mon argent pour que vous le donniez à mon fils, si je meurs. » Puis il s'assit et des pleurs coulèrent sur son visage et sur le mien. Je ne pourrai plus supporter ce spectacle : « Je pars pour l'Eglise quoique vous disiez, » m'écriai-je. Je mis mon chapeau et je partis. Je ne connaissais pas le chemin de l'Eglise Grégorienne et tout le monde avait peur de me le montrer. Je dus donc trouver mon chemin en m'informant. « Vous allez à l'Eglise ?» me demanda un homme : « c'est un enfer, là ». J'y arrivais, je passais devant les gardiens, sans même les regarder, et devant la porte ouverte se tenait un de nos commissaires de l'Ecole, Mr. Alexanian : « Ne pourrais-je pas parler a la police et vous faire sortir? » demandais-je. L'autre commissaire était déjà parti. « Non, » répondit-il, «je suis ici pour surveiller à présent. »

Les bastonnades avaient été interrompues pour permettre aux chefs d'aller chercher des armes. Mr. Alexanian inscrivait leurs noms lorsqu'ils sortaient, les effaçant chaque fois que l'un deux revenait « Je suis heureux d'avoir été ici la nuit dernière, » dit-il, « car j'ai pu aider les malheureux aujourd'hui. » Combien d'entre nous seraient heureux de la faveur d'employer une nuit sans sommeil, sans lit, sans même une chaise pour s'y asseoir, s'ils pouvaient se rendre utile. Il me raconta les mêmes terribles histoires d'horribles bastonnades. Aucun protestant n'avait été battu. Les Turcs ont toujours été favorables aux protestants en particulier à Adabazar. Ce commissaire de l'Ecole raconta comment après avoir vu battre les malheureux, il sortit de l'Eglise et trouva un soldat turc en larmes qui lui dit qu'il pleurait depuis trois jours et trois nuits à cause des maux causés aux Arméniens. Vous voyez qu'il y a quelques bons turcs. C'est le gouvernement qui est responsable et non tout le peuple. Peu après un notable déporté revint; c'était le père d'une de nos plus charmantes enfants du Kindergarten, et chef d'un parti. Nous avions été très anxieux à son sujet, car nous avions craint qu'on ne le pendit et nous plaignions sa femme, une personne délicate et raffinée. Il répondit hardiment à l'interrogatoire du procès. « Pourquoi punissez-vous ces hommes? S'il y a quelqu'un de fautif, c'est moi, et cependant je suis innocent. Ce parti a été organisé avec l'autorisation du gouvernement. Vous nous avez permis de nous procurer des armes à feu. »

Tout ceci était vrai. Le gouvernement combinait le projet diabolique d'envoyer tous les Arméniens dans un exil sans fin, et voulait d'abord les désarmer.

Le dimanche nous apporta de nouvelles terreurs, mais rien de particulier ne se produisit, le lundi la brute quitta la ville et nos cœurs furent remplis de joie, bien qu'il eût annoncé qu'il retournerait le mercredi. Nous ne le croyions pas. Nous pensions qu'il avait été appelé à cause de ses cruautés. C'était un ancien condamné, qui avait été impliqué dans une conspiration contre le gouvernement et condamné à mille ans d'emprisonnement. Il travaillait pour gagner sa liberté, en exécutant ce travail diabolique; et pour se donner du courage, il buvait des liqueurs les plus violentes.

Pendant ces dix jours d'emprisonnement tous les magasins arméniens étaient fermés. Les Arméniens ne pouvaient pas aller au marché pour acheter des provisions, ni même cueillir les produits de leurs jardins. Beaucoup d'entr'eux mouraient presque de faim. Le samedi soir quelques magasins s'ouvrirent et nous commençâmes un peu à respirer. Il y en avait qui craignaient d'être déportés, mais je leur déclarais qu'il serait impossible de déporter de 20 à 30.000 Arméniens d'une ville, bien que quelques-uns seraient certainement emmenés. Le gouvernement commença alors à percevoir par anticipation les impôts des chrétiens avec une année d'avance, — mauvais signe. — Je fus réveillé, le dimanche matin, par quelqu'un qui m'appelait dessous ma fenêtre. Je mis la tête dehors et j'appris que tous les Arméniens d'Adabazar devaient être déportés. Je courus aussi vite que possible chez le Maire pour intercéder en leur faveur, mais ce fut en vain. Il ne voulut même pas promettre de protéger nos propriétés américaines, et je ne pus sauver de toute la ville que la petite Arousiag qui était née américaine.

A partir de ce dimanche, les rues furent pleines d'Arméniens qui essayaient de vendre leurs biens, pour un morceau de pain. Tout était silencieux, le silence du désespoir. Même les Turcs étaient préoccupés, car ils savaient que leur ville était ruinée financièrement, car les Arméniens sont l'élément le plus économe et le plus habile de Turquie. Malgré la tranquillité apparente, les vols ne manquaient pas. Une pauvre servante essayait de vendre sa machine à coudre, — tout ce qu'elle possédait, — et lorsqu'elle refusa de la vendre pour quatre dollars, un homme s'en saisit et s'enfuit avec. Quelques jours après, le mari d'une des servantes de notre école était en train d'apporter sa machine à notre école, lorsqu'un homme l'arracha de dessus son dos.

Les hommes qui avaient un peu d'argent se rendirent à Koniah, (l'ancien Iconium), dans des wagons à marchandises. On ne leur avait permis d'emporter que peu de bagages. On leur avait dit de laisser ce qu'ils possédaient dans les églises où ils seraient en sûreté; mais la même promesse avait été faite à Sabandja, et l'Eglise avait été pillée, avant même que les déportés eussent quitté la ville; de sorte que personne n'avait confiance en cette assurance. Les déportés étaient empilés sur leurs bagages, de 60 à 80 personnes par wagons ne devant en contenir que 40. Quelques missionnaires du sud rencontrèrent un train chargé de ces déportés et les trouvèrent dans un état d'extrême détresse. Une jeune fille s'était pendue en route. D'autres avaient emporté du poison avec elles. Des mères apportaient leurs beaux petits enfants aux Missionnaires en les priant de les prendre. Un officier turc donna l'ordre aux Américains de s'éloigner en disant : « Les Arméniens sont dangereux, ils peuvent avoir des bombes. »

De Roniah, ils devaient aller à pied ou en voiture jusqu'au désert appelé Mossoul, en Mésopotamie. Ceux qui n'avaient pas d'argent devaient faire tout le voyage à pied. On leur fit de tels récits sur le traitement de ceux qui allaient à pied, leur racontant qu'on ne permettait à personne de leur vendre du pain, qu'on les volait, qu'on séparait les familles pour mettre les hommes à mort et livrer les femmes et les filles aux Turcs, qu'on vendait les enfants pour les élever dans la religion mahométane, que ces malheureux vendirent tout ce qu'ils possédaient pour pouvoir aller aussi loin que possible en chemin de fer.

Ils avaient peur de prendre de l'argent avec eux, de crainte qu'il ne leur fût volé en route. Ils durent laisser tous leurs biens et sitôt qu'ils eurent quitté leurs maisons, les réfugiés de Macédoine en prirent possession. Quelle situation lamentable ! Etre pauvre et en danger de mourir de faim, être riche accoutumé au luxe et aux raffinements et endurer toutes ces souffrances ; être une femme et une jolie femme, avec tous les dangers qu'une femme peut courir (plusieurs me disaient à Constantinople qu'elles n'hésiteraient pas à se défigurer si elles devaient être déportées) ; être un homme et cependant ne pas pouvoir lever le doigt pour résister ; être là et souffrir !...

Comment peut-on garder sa foi en Dieu dans de telles épreuves ! Combien d'entr'eux le renieront et le maudiront ? Combien se convertiront à l'Islamisme ? Combien resteront fidèles jusqu'au bout et diront dans leurs larmes : « Quoiqu'il m'égorge et fasse pis que de m'égorger, j'aurai cependant confiance en Lui. » Ils me dirent et me redirent souvent : « Oh ! si seulement ils me tuaient maintenant ! cela me serait indifférent ; mais j'ai peur qu'ils m'obligent à devenir musulmane. »

Quelle est la signification de tout ceci ? C'est le coup de grâce donné à la chrétienté en Turquie, ou en d'autres termes, l'extermination de la race arménienne, ou son absorption. Et pourquoi ? Au commencement de la guerre ou peu après, fut déclarée la guerre Sainte, c'est-à-dire la mise à mort de tous les chrétiens, dont la récompense est le bonheur éternel dans le paradis de Mahomet. A l'origine la Turquie déclara que la guerre Sainte n'était dirigée que contre les nations avec lesquelles elle était en guerre ; mais ensuite elle l’étendit à tous les chrétiens.

Les Arméniens ont été si patients, si silencieux, si résignés ! Il y eut un grand rapprochement entre nous en ces jours. « Vous avez fait vôtre nos chagrins », me dirent-ils. « Vous avez un cœur d'Arménien. » Mais tant que la réalisation de la déportation pesait sur eux, je ne pouvais ni manger ni dormir. Je dis un jour à mes amis : « Je ne puis pas vous réconforter aujourd'hui. C'est à vous à me réconforter. Je crois que je suis plus déprimée que si on devait me déporter moi-même. » Et ils étaient si braves, si sereins, que j'emportai de cette maison un peu de réconfort et de sérénité.

J'avais projeté de rester avec mes amis jusqu'à ce que tous fussent partis ; mais ce fut impossible. Les protestants furent l'objet d'une faveur spéciale, ils devaient partir les derniers et on leur permit de rester dans leurs maisons ou leur Eglise, pendant que le mercredi de cette semaine, tous les autres Arméniens attendaient dans la rue leur ordre de départ. Ils attendirent là avec leurs bagages pendant des jours entiers, sur la route près de la station.

C'est ainsi que le cœur brisé, le vendredi de cette semaine d'exil, je dis adieu au groupe d'amis réunis à la porte de notre Ecole et avec Arousiag, grimpée sur nos bagages chargés sur le char à bœufs, je partis ne voulant pas perdre de vue même un moment ce qui m'appartenait. J'ouvris un parapluie pour me protéger de la pluie et des regards des curieux. Je me faisais l'effet et j'avais l'air moi-même d'une déportée.

Lorsque nous arrivâmes à Constantinople tout paraissait si tranquille que j'en fus surprise. Nous n'avions eu aucune nouvelle de la ville depuis quelque temps et nous avions cru qu'elle était tombée aux mains de l'ennemi. La vue des femmes et des enfants habillés à la dernière mode et paraissant indifférents aux misères du monde faisait un contraste pénible.

Je n'avais pas laissé seulement la terreur derrière moi, mais à Constantinople aussi tous les cœurs étaient remplis de crainte. Le bruit courait que les déportations auraient également lieu à Constantinople. Et d'horribles récits de séparations de familles, de conversions de chrétiens à l'Islamisme, nous étaient faits de toutes parts. On disait et on répétait que ceci était pire qu'un massacre. « Qu'on nous tue plutôt ! » Chacun avait hâte de sortir du pays et les stations de police étaient assaillies de gens demandant, trop souvent en vain, des passeports pour l'Amérique, la Bulgarie, ou la Roumanie. On ne permettait à aucun homme de partir, on les gardait pour les déporter ou les massacrer. Parfois on permettait aux femmes de partir, mais on les en empêchait le lendemain. Quoique Américaine, il me fallut deux jours pour obtenir mes papiers avec l'aide de l'ambassade, et à chaque instant, je redoutais des difficultés ou un refus à cause d'Arousiag et d'une autre fille arménienne que j'emmenais avec moi.

Dans le train, peu avant d'arriver à la frontière, une famille arménienne dû rebrousser chemin. Deux de nos diplômées nous rejoignirent en Bulgarie, et on prétend que ce furent les derniers Arméniens qui purent quitter Constantinople. Je sais que plusieurs dames américaines qui nous rejoignirent plus tard ne furent pas autorisées à emmener avec elles une bonne, quoique sa présence fut indispensable pour soigner leurs bébés.

Nous fûmes enfin hors du pays des terribles Turcs, mais hélas ! plusieurs des nôtres y sont restés. Dans nos heures de silence, ces visions nous reviennent à la mémoire. Tandis que nous traversions des provinces d'aspect misérable, au cours de notre voyage, il me semblait toujours voir mes pauvres amis marchant, marchant toujours sans nourriture, sans eau, sans repos, sous le soleil torride et les figures cruelles de leurs oppresseurs qui les poussaient sous le bâton, lorsqu'ils, allaient défaillir de fatigue et de faim, ne trouvant nulle part du pain à acheter, un lit pour s'y reposer, couchant sur la terre nue et marchant, marchant toujours. Et je me demandais si la foi sublime et le courage avec lesquels ils étaient partis ne les abandonneraient pas avant la fin... Et plongée dans ces pensées, les paroles du Psalmiste me revenaient aux lèvres : « Mes pleurs ont été ma pâture jour et nuit, tandis qu'ils me disent en moi-même : « Où est ton Dieu ? »

Mais voici un aspect plus clair du tableau. Un dimanche, au cours de mon voyage, j'ouvris mon livre Révélation pour voir si je pourrai trouver un texte adapté à ces jours et je le trouvai, dans Rev. VII. – 13-17 : « Voici ceux qui sont sortis des grandes tribulations et qui ont lavé leurs vêtements et les ont blanchis dans le sang de l'agneau... Ils n auront plus faim ni soif et le soleil ne luira plus sur eux, ni ne les brûlera.... Et Dieu séchera les larmes des yeux. »

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