Constantinople. Lettre datée du 13/26 octobre 1915 d'un arménien habitant cette ville, publiée dans le journal arménien « Balkanian Mamoul » de Roustchouk.1

Vous avez certainement reçu ma deuxième lettre. Aujourd'hui, je ne pourrai vous écrire longuement, car le temps me manque et je suis moralement très déprimé.

D'ailleurs, que voulez-vous que je vous écrive? Toujours douleurs, misères et tristesses !

Dernièrement les séminaristes d'Armache ont été envoyés à Constantinople et confiés au Patriarcat.

Toute la congrégation, avec son supérieur, a été déportée et le couvent confisqué; on a même enlevé au supérieur les 400 livres, produit de la vente des animaux et de divers autres objets.

Depuis un mois la déportation des célibataires de la province, établis à Constantinople, est commencée. Jusqu'à ce jour, on a déporté 4 à 5.000 personnes, à l'improviste, sans leur donner le temps de régler leurs affaires. On avait prévenu les familles des déportés à Ayach et Kanghéri de partir de Constantinople, mais ensuite on s'est ravisé. Est-ce le commencement de la déportation de la population arménienne de Constantinople, pour laquelle le gouvernement avait eu jusqu'à présent certains égards ?

La plupart de ceux qui avaient été déportés à Ayach et Kanghéri ont été ramenés à Angora ; aujourd'hui nous n'avons aucune nouvelle d'eux, ainsi que de ceux qui sont restés à Ayach et à Kanghéri. Comme je vous l'avais écrit dans ma dernière lettre, ils ont été aussi assassinés.

D'ailleurs, un parent du préfet de police avait dit : «  les Arméniens font des manifestations à Sofia, à Roustchouk et ailleurs et adressent des protestations ; nous leur avons répondu en exterminant les prisonniers d'Ayach. »

Quant à la déportation de l'Anatolie et de l'Arménie, elle continue systématiquement.

Toute la population arménienne de Koniah et d'Angora est en route et se trouve réunie sur la ligne du chemin de fer de Bagdad, dans une misère extrême. Elle est envoyée à Tarsous, à Alep, pour être expédiée ensuite dans le désert.

A la suite de certaines démarches, le gouvernement avait donné des instructions de ne pas déporter les familles arméniennes catholiques, arméniennes protestantes et celles dont les soutiens étaient mobilisés. Mais Ces instructions ont été très vite retirées, et ne sont exécutées que dans un petit nombre de localités.

Les familles des mobilisés, qui se trouvaient sur le parcours du chemin de fer, avaient reçu l'ordre d'attendre, mais nous apprenons maintenant qu'elles ont été l'objet de violences. Ces femmes, réunies à Eregli, au delà de Koniah, avaient fait des démarches auprès du gouvernement pour réclamer leurs fils mobilisés.

Le résultat de ces démarches n'est pas connu.

La situation des déportés en Syrie est lamentable. Il est urgent de leur envoyer des secours, au moins pour sauver les survivants. Que les colonies arméniennes à l'étranger leur viennent en aide avant qu'il ne soit trop tard. Un sou sauve une vie. Ne dédaignez pas ce sou.

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1) La date n’est pas indiquée.