Sivas. - compte rendu d'une interview donnée par le réfugié Mourad à M. A. S. Safrastian de Tiflis. Traduction de M. A. S. Safrastian.

Une fois de plus, le rideau qui a voilé les détails hideux des massacres arméniens en Asie Mineure vient d'être levé par le fameux héros Mourad de Sivas, le leader arménien de la province. Accompagné d'une petite force, Mourad partit de Char-Kichla, à quelque trente-cinq kilomètres au sud-ouest de Sivas, et il poursuivit jusqu'à Divrighi, situé presqu'à 90 kilomètres au sud-est de Sivas. Après un certain nombre de rencontres avec des soldats réguliers turcs, il se retrancha sur les hauteurs de Yaldiz Dagh, au nord-est de Sivas où, étant entouré par de grandes forces ennemies, il se vit obligé d'engager la lutte avec l'ennemi pendant huit jours, dans des combats désespérés. La plupart de ses camarades furent tués dans cette lutte inégale. Cependant lui-même réussit à percer les lignes turques et arriva sur les bords de la Mer Noire, près de Samsoun. Là il força quelques bateliers turcs de mettre les voiles dans la direction de Batoum. Durant la traversée, des chaloupes automobiles turques commencèrent à pourchasser le bateau de Mourad et ouvrirent le feu sur lui. Dans cette rencontre, un de ses camarades fut tué par une balle. Enfin, il vient d'arriver ici pour jeter une nouvelle lumière sur les horreurs qui ont été perpétrées dans le vilayet de Sivas et dans certains coins de Kharpout et du Dersim occidental.

Pendant environ vingt ans, Mourad (un frère d'armes d'Antranik, qui a organisé des régiments de volontaires arméniens dans la guerre actuelle), a été au premier rang du mouvement arménien, comme chef guerrier. Les péripéties de sa lutte et l'histoire de ses aventures depuis mars dernier jusqu'à son arrivée en Russie, quand tout était fini en Turquie, rempliraient quelques volumes. Il est venu pour apprendre au monde que des 160.000 Arméniens qui habitaient dans la province de Sivas, il n'en reste plus à présent, ou plutôt il n'en restait plus il y a un mois, quand il a quitté le pays, qu'à peine 10.000 qui ont été épargnés, soit parce qu'ils étaient des artisans utiles et qu'ils travaillaient dans des bataillons de l'arrière et dans les prisons, soit parce qu'ils ont été laissés chez eux, étant très âgés. Le reste de l'élément arménien, 150.000 personnes, a été ou directement massacré, ou bien déporté dans le désert qui s'étend entre la rive droite de l'Euphrate et la Mésopotamie septentrionale.

Le récit que Mourad m'a fait, montre une fois de plus que c'est une seule main toute puissante qui a organisé à fond les massacres et en fait exécuter les détails avec les plus cruels procédés. Il y a une telle ressemblance frappante dans les détails de cette œuvre d'anéantissement que n'importe qui ayant entendu le récit de Mourad, isolé du monde entier pendant huit mois, aurait cru que c'était la répétition du récit des massacres de Bitlis, ou des autres centres arméniens.

Les persécutions ont commencé avec l'entrée de la Turquie en guerre. Les Arméniens ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour aider l'œuvre du Croissant Rouge de l'Armée Turque, soit par les services qu'ils ont personnellement rendus, soit par des souscriptions. Malgré tous ces efforts, la population arménienne, en particulier, fut pillée d'une façon éhontée, sous le masque de réquisitions militaires. Dans l'intervalle, les Turcs de Sivas ne cachaient pas leur intention de régler de vieux comptes avec les Arméniens qui s'étaient adressés à l'Europe pour faire introduire des Réformes en Arménie.

Les troubles ont commencé sur la question des déserteurs arméniens de l'armée turque et le désarmement des Arméniens civils. Le Commandant Divisionnaire de Sivas avait ordonné aux Arméniens au-dessus de 33 ans de se procurer un permis d'exemption temporaire des autorités militaires et de s'occuper de leurs propres affaires jusqu'à nouvel ordre, tandis que par contre Mouamer Pacha, le Yali de Sivas, considérait cette mesure comme un signe d'infidélité de la part des Arméniens. Durant les mois de décembre et de janvier, la plupart des soldats arméniens au service des Turcs, étaient désarmés et renvoyés dans des bataillons de travaux, ou bien étaient emprisonnés comme des suspects. Le traitement qu'ils subissaient dans l'armée turque n'était rien moins qu'enviable. Le calife avait proclamé une Guerre Sainte et le sort des infidèles se trouvait dans les mains de bons musulmans. Il faut mentionner ici un exemple : à la suite d'une accusation de désertion dénuée de tout fondement, six Arméniens furent pendus à Gurun, dont trois frères, et tous étaient absolument innocents.

Pour désarmer les Arméniens, les Turcs employèrent des moyens des plus infernaux. L'ordre donné aux civils de livrer leurs armes était formellement général, mais en réalité cet ordre ne visait que les Arméniens. A Khourakhon, un village près de Sivas, un homme nommé Haroutioun, fut réellement ferré comme un cheval ; un autre, nommé Meguerditch, fut châtré ; un autre, Puzant, fut tué en lui mettant sur la tête une couronne de fer rougi au feu. Sous la menace de telles tortures, beaucoup d'Arméniens furent obligés d'acheter des armes et de les livrer aux autorités. Le côté tragi-comique de toute cette affaire était le fait que certains fonctionnaires, turcs auxquels on avait confié la mission de ramasser les armes, vendaient eux-mêmes des armes aux Arméniens, en faisant ainsi des gains appréciables1 Le but du Gouvernement turc, en usant de tels procédés infâmes, paratt ôtro non «i^nii de montrer les Arméniens comme rebelles, et de les accuser d'avoh caché des armes, malgré les avertissements officiels.

Encore une fois, dans le but de répandre la terreur parmi les Arméniens, les Turcs tuèrent dans des circonstances mystérieuses 4 ou 5 notables Arméniens dans chaque ville ou village ; d'autre part, plusieurs fonctionnaires du Gouvernement, qui étaient de nationalité arménienne, furent congédiés sans aucune raison. Nichan Effendi, le sous-préfet de Kotch-Hissar (province de Sivas), un homme de bonne réputation, fut révoqué avec beaucoup d'autres.

Vers la fin de janvier passé (1915), Odabachian Vartabed, le vicaire-patriarcal arménien de Sivas, partait d'Angora pour se rendre à son poste. Chemin faisant, il fut attaqué et tué dans sa voiture. Il a été maintenant prouvé de façon incontestable que le complot avait été tramé avec la complicité de Mouamer Pacha, le Vali de Sivas, parce que parmi les assassins se trouvait Mahil Effendi de Zahra, son aide de camp, un certain Tcherkesse Kieur Kassim, son bourreau chef, et deux autres personnes. Au cours du mois de février, les Autorités accusèrent des soldats et des boulangers arméniens d'avoir empoisonné le pain et la nourriture des soldats. Des médecins turcs et grecs procédèrent a une enquête médicale pour établir la vérité et on a pu facilement prouver que cette accusation mensongère était dénuée de tout fondement.

Le logement forcé des soldats turcs dans des maisons arméniennes de la province et les mouvements continuels des troupes d'un front à l'autre2, (Sivas étant sur la grande route d'Angora à Erzeroum), occasionnèrent des souffrances indescriptibles à la population sans défense. Comme des loups affamés, les soldats turcs mangeaient tout ce qu'ils trouvaient et volaient tout ce qui tombait sous leurs mains. A Ketcheurd, un village arménien à l'est de Sivas, les soldats outragèrent si violemment des femmes, et six des plus jolies furent maltraitées si atrocement qu'elles succombèrent sous les yeux de leurs bourreaux. Et ce n'est là qu'un exemple typique entre mille.

Un autre incident, d'un caractère impersonnel, envenima encore les relations entre les Arméniens et les Turcs. A peu près 1.700 prisonniers de guerre russes, que les Turcs avaient pris au cours de février, furent conduits à Sivas dans un état déplorable. De 3 soldats russes, d'origine musulmane, étaient déjà mis en liberté à Erzeroum ; la plupart des Arméniens avaient été tués et les Russes étaient dépouillés de leurs vêtements sur la route. Ces prisonniers étaient insultés grossièrement, chaque voyageur musulman qui passait leur crachait au visage et leurs gardiens les fouettaient pour les faire marcher plus vite. La moitié d'entr'eux arrivèrent à Sivas presque nus, ou en haillons sales, leurs pieds étaient enflés et parfois leurs vestes de peaux de mouton étaient collées à leurs corps blessés.

En présence d'un si cruel traitement des prisonniers russes, les Arméniens de Sivas leur fournirent des médicaments et les secoururent. Cette manifestation de sentiments humains envers les prisonniers russes, de la part des Arméniens, causait beaucoup de ressentiment aux musulmans. Malgré tous ces efforts, à peine soixante des 1.700 prisonniers russes survécurent aux souffrances qui leur furent infligées. Les Turcs provoquaient des querelles contre les Arméniens, quand ceux-ci voulaient enterrer les morts russes.

Dans les derniers jours de mars, le Vali de Sivas invitait Mourad et d'autres chefs arméniens à prendre part à un meeting où on devait délibérer sur des questions importantes. Mourad, ayant été prévenu par quelques amis turcs d'un complot contre lui et ses camarades, refusa naturellement de se conformer à la demande du Vali. La conséquence en fut que les Turcs maltraitèrent honteusement les parents de ces Arméniens. Néanmoins les Arméniens de Sivas, d'Erzindjan, de Kharpout, de Tchimichkézék et autres districts, eurent la sagesse de supporter avec calme ces persécutions, afin d'éviter des mesures encore plus rigoureuses. De nouveaux contingents de soldats furent envoyés aux villages, au cours du mois d'avril, pour recueillir un nombre imaginaire d'armes et les Autorités se procurèrent des armes de la manière déjà indiquée plus haut. On établissait des Cours Martiales dans plusieurs centres, où des gens étaient sommairement jugés et condamnés. Hovhannès Poladian, Vahan Vartanian, Mourad de Khourakhon et une douzaine d'autres chefs arméniens furent fusillés. Des membres des partis de Dachnaktzoutioun et de Hintchak étirent à subir chacun 110 coups de fouet. Ces méthodes terrorisantes étaient appliquées avec une grande rigueur à Oulache, Charkichla, Kotchan, Guemerek, Gurun, Dérendé, Divrighi et autres districts.

Des jours encore plus épouvantables étaient réservés aux Arméniens dans le mois de juin. Prétendant que chaque soldat arménien était un déserteur et que ses parents avaient caché des armes dans leurs maisons, les Turcs ne ralentirent jamais leur politique des moyens les plus brutaux pour arracher aux Arméniens jusqu'à leur dernière piastre. A la fin de juin et au commencement de juillet, des massacres eurent lieu dans différents endroits, sur toute l'étendue de la région sus-mentionnée. Les méthodes suivies dans ces massacres étaient exactement les mêmes que celles employées ailleurs, en Arménie. Les hommes étaient séparés de leurs femmes et celles-ci déportées dans la direction du sud-est. Les hommes bien portants étaient d'abord emprisonnés et puis massacrés dans des conditions horribles, par petits groupes. Mourad pense que pendant deux semaines, 5.000 Arméniens étaient journellement ainsi enlevés des différents districts de la province. A Maltépé, à une heure à l'est de Sivas, une vingtaine de fonctionnaires arméniens au service du gouvernement, étaient taillés en morceaux à coups de hachettes pointues. A Duzassar, un autre village arménien près de Sivas, 32 Arméniens étaient mis à mort de la même façon. A Habèch, près de Zahra, à l'est de Sivas, 3.800 Arméniens des alentours étaient tués à coups de hache ou mis à mort avec une cruauté diabolique, à coups de pierres et de baïonnettes. A Khorsan, le représentant du village, nommé Nigoghos fut pendu tête en bas, sur le pont Boghaz, situé près du village. A Gotni, un autre village renfermant 130 familles arméniennes, les Bachibozouks, la plupart desquels étaient des criminels relâchés des prisons et organisés en bandes de « Tchettas, » se glorifiaient de leurs exploits et d'avoir tué tous les hommes au-dessus de 12 ans et d'avoir violé toutes les femmes au-dessus du même âge. A Herék, un village près de Sivas, les hommes étaient tués, les jeunes femmes enlevées et presque 600 enfants retenus par le Vali, peut-être pour être convertis à l'islamisme. Des femmes de Malatia étaient dénuées de tout vêtement et chassées de leurs maisons, en butte aux moqueries et aux railleries de la canaille musulmane. Plusieurs jeunes femmes devinrent réellement folles ; d'autres eurent recours à des moyens horriblement douloureux pour mettre fin à leur vie. A Niksar, au nord de Sivas, la plupart des jeunes femmes étaient distribuées aux Turcs et le reste en était déporté vers le sud.

En s'approchant du bord de la mer Noire, Mourad a pu constater qu'il ne restait que 300 enfants et vieillards dans la ville de Tcharchamba, où il y avait avant la guerre une grande colonie prospère d'Arméniens. Des jeunes gens des deux sexes, ou bien avaient été tués, ou bien enlevés et déportés ; parmi les survivants, il ne reste plus un enfant au-dessus de 10 ans.

Dans le territoire qui s'étend d'Amassia au nord-ouest de Sivas, jusqu'à Erzindjan et Kharpout, l'élément arménien a été réduit dans les mêmes conditions. A Arabkir, Tchimich-Kézék et certains centres, quelques familles ont échappé aux persécutions en embrassant l'islamisme.

Près de 15.000 Arméniens d'Erzindjan et du district voisin furent pour la plupart noyés dans l'Euphrate, près de la gorge de Kémah ; on raconte que les Arméniens de Baïbourt aussi subirent le même sort, dans la rivière Kara-Sou, un des tributaires de l'Euphrate. Sauf une trentaine de familles arméniennes de Samsoun, qui sont des sujets persans et certaines autres familles qui ont été épargnées par ci par là, Mourad déclare que tout le long du bord de la mer Noire, tous les Arméniens constituant l'élément laborieux ont été arrachés de leurs foyers et leurs biens distribués aux musulmans indigènes ou immigrés.

Dans la ville même de Sivas, qui contenait 25.000 Arméniens, plusieurs personnes importantes ont été tuées ou bien déportées au désert. Dans la ville il ne reste maintenant que 120 familles, composées principalement d'enfants et de vieillards.

A côté de ces boucheries et de ces carnages d'anéantissement, on peut cependant enregistrer des actes de vaillance de la part des Arméniens, hommes et femmes, qui sont morts héroïquement.

Dans les premiers mois de la guerre, les Arméniens de Duzassar, de Gavra, de Khorsan, de Khantzod et d'autres districts de la province de Sivas, firent tous les sacrifices possibles pour éviter une explosion entre lis deux races. Mais bientôt, convaincus que l'attitude de la résistance passive qu'ils avaient adoptée au commencement ne leur profiterait nullement, ils prirent leurs armes et secourus par leurs compatriotes de Gurun, de Guémérek, de Divrighi, de Ketchmaghara, de Mandjaluk et autres districts, ils se battirent contre les soldats turcs et les bandes musulmanes et se comportèrent envers l'ennemi comme celui-ci s'était comporté envers eux depuis longtemps.

Les Arméniens de Chabine-Karahissar et d'Amassia, exaspérés des brutalités indescriptibles des Turcs exercèrent des représailles ; ils brûlèrent les quartiers musulmans et les Konaks du Gouvernement, dans leurs villes respectives, et chassèrent pour un temps les Turcs de leurs villes. Mais après quelque temps, ils furent écrasés par les forces considérablement supérieures des Turcs et moururent en combattant jusqu'à la fin. Des Turcs voulurent emmener dans leurs harems Sirpouhi et Santouhkte, deux jeunes femmes de Ketcheurd, un village à l'est de Sivas, mais ces femmes se jetèrent dans la rivière Halys et se noyèrent avec leurs petits enfants dans les bras. On offrit à Mlle Sirpouhi, la fille de Garabed Tufenkdjian, du village Herék, une jeune fille de 19 ans, diplômée du Collège Américain de Marsivan, la vie sauve si elle consentait à embrasser l'islamisme et à se marier avec un Turc. Mlle Sirpouhi répondit que c'était un crime de tuer son père et de lui proposer à elle de se marier avec un Turc, qu'elle n'aurait rien de commun avec un peuple assassin et qui ne connaît pas Dieu. Avec 17 autres jeunes filles arméniennes, qui avaient aussi refusé d'embrasser l'islamisme, elle fut honteusement violentée et ensuite mise à mort, près de la gorge Tchamli-Bel.

La famille riche des Chahinians de Sivas, le père, les fils et une fille de i4 ans, nommée Khanoum, échappèrent aux autorités qui voulaient les arrêter, et se battirent pendant quatre heures contre des forces considérables, à l'entrée d'une gorge étroite de la montagne. Toute la famille fut tuée cependant, quand elle n'eut plus de cartouches.

Je pourrais encore allonger cette énumération des actes de bravoure désespérée d'un côté et de frénésie sanguinaire de l'autre. Ces crimes horribles revenaient forcément à ma pensée quand, au cours de mon entrevue avec Mourad, quelques jeunes filles et jeunes garçons de Sivas, désireux d'avoir des nouvelles de leurs parents chéris, qu'ils avaient quittés avant la guerre, vinrent pour voir Mourad. Ils demandaient des nouvelles de leurs parents et de leurs amis et Mourad leur donnait des renseignements, leur disant comment et quand ils avaient été tués ou déportés. Dans tous les cas dont il a été parlé en cette occasion, le pourcentage des meurtres était de beaucoup supérieur à celui des déportations. Une des filles présentes, après avoir appris ainsi que tous ceux auxquels elle s'intéressait avaient été tués, fut terriblement émue ; et pourtant elle réussit à maîtriser sa profonde émotion et, en se raidissant, elle put faire le serment solennel de se venger, serment que firent avec elle tous ceux qui étaient présents.

suite

1) Voir les Doc. N° 24, 38 et 53.

2) Comme la flotte russe a bloqué les ports de la Mer Noire et que tout transport par mer est difficile, il parait que les Turcs emploient le chemin de fer d'Anatolie pour leurs transports. A l'est d'Angora, terminus de la ligne, les transports sont effectués jusqu'à Erzeroum, à travers Sivas par des caravanes de chevaux et de chameaux. (Note de l'interviewer)