Lettre d'une source autorisée, datée de Constantinople 13/26 juillet 1915 et adressée à un notable arménien demeurant hors de Turquie

 

Depuis le 25 mai dernier, les événements se sont succédé précipitamment et la misère de notre peuple est maintenant à son comble.

A part quelques bruits sur la situation des Arméniens d'Erzeroum, nous n'avions appris jusqu'ici que la déportation des habitants de quelques villes et villages de Cilicie, mais nous savons actuellement, de source certaine, que les Arméniens de toutes les villes et de tous les villages de la Cilicie ont été déportés en masse aux régions désertiques du sud d'Alep.

A partir du 1er mai, la population de la ville d'Erzeroum, et un peu plus tard celle de la province du même nom, ont été dirigées sur Samsoum, où on les a embarquées. Les populations de Césarée, de Diarbékir, d'Ourfa, de Trébizonde, de Sivas, de Kharpout et de la région de Van ont été déportées aux déserts de la Mésopotamie, du sud d'Alep jusqu'à Mossoul et Bagdad. « L'Arménie sans Arméniens », voilà le projet du Gouvernement ottoman. On laisse déjà les Musulmans occuper les terres et les maisons abandonnées par les Arméniens.

On ne permet aux déportés de prendre aucun objet avec eux. D'ailleurs, dans ces deux districts militairement occupés, il ne reste plus rien à emporter, les autorités militaires ayant fait diligence pour enlever elles-mêmes tout ce qu'elles ont pu y trouver.

Les déportés devront parcourir à pied une distance demandant des marches d'un à deux mois et parfois même davantage pour arriver au coin du désert qui leur est assigné pour leur habitation, et qui est destiné à devenir leur tombe. Nous apprenons d'ailleurs que les routes et l'Euphrate sont jonchés de cadavres des exilés, et ceux qui restent sont voués à une mort certaine, puisqu'ils ne trouveront dans le désert, ni maison, ni travail, ni vivres.

C'est le projet de l'extermination du peuple arménien tout entier, sans bruit aucun. C'est un autre genre de massacre, c'est un genre plus terrible.

N'oubliez pas que les personnes âgées de 20 à 45 ans se trouvent sur le front. Ceux âgés de 45 à 60 ans travaillent pour les convois militaires. Quant à ceux qui avaient payé la taxe réglementaire pour s'exempter du service militaire, ils ont été ou exilés ou emprisonnés sous un prétexte quelconque. De sorte qu'il ne reste plus que les vieillards, les femmes et les enfants à déporter. Ces malheureux doivent traverser des régions qui étaient, même en temps de paix, réputées dangereuses et l'on y risquait fort d'être dépouillé. Maintenant que les brigands turcs, ainsi que les gendarmes et les fonctionnaires civils jouissent de l'immunité la plus absolue, les déportés seront indubitablement dépouillés en route et leurs femmes et les jeunes filles déshonorées et enlevées.

On nous apprend aussi, de divers endroits, des cas de conversions à l'Islamisme, les populations n'ayant, paraît-il, d'autre alternative pour sauver leur vie.

Les cours Martiales fonctionnent partout sans aucune relâche.

Vous devez avoir appris, par les journaux, la pendaison des vingt Hentchakistes à Constantinople. Le verdict rendu contre eux n'est basé sur aucune des lois de l'Empire. Le même jour on a pendu douze Arméniens à Césarée, sous l'inculpation d'avoir obéi aux instructions qu'ils avaient reçues de l'assemblée clandestinement tenue à Bucarest par les Drochakistes et les Hentchakistes. A part les pendaisons, on a condamné à Césarée 32 personnes à des peines variant de 10 à 15 ans de travaux forcés. Ce sont pour la plupart de braves négociants n'ayant aucune collaboration avec les partis politiques. On a pendu également douze Arméniens en Cilicie. Les condamnations sont devenues quotidiennes. La découverte d'armes, de livres et d'images justifie la condamnation d'un malheureux à quelques années de prison.

Beaucoup de personnes ont, d'autre part, succombé aux coups de massues. Treize Arméniens ont été tués de cette façon à Diarbékir et six à Césarée. Treize autres ont été tués dans leur trajet de Chabine Karahissar à Sivas. Les prêtres du village de Kurk ont, avec leur cinq compagnons, subi le même sort sur la route de Sou-Chéhir à Sivas, quoiqu'ils eussent les mains ligotées.

Je m'abstiens de vous citer d'autres outrages que l'on a commis un peu partout, sous prétexte de chercher des armes et des révolutionnaires. Pas une maison n'a été laissée sans perquisition, pas plus que les évêchés, les églises et les écoles. Des centaines de femmes, de jeunes filles et même jusqu'aux enfants gémissent dans les prisons.

On a pillé, souillé et détruit les églises et les couvents. On n'épargne même pas les évêques. Mgr. Barkew Daniélian, évêque de Brousse, Mgr. Kévork Tourian, évêque de Trébizonde, Mgr. Khosrov Béhrikian,. évêque de Césarée, Mgr. Vaghinag Torikian, évêque de Chabine-Karahissar, Mgr. Kévork Nalbandian, évêque de Tcharsandjak ont été arrêtés et livrés aux Cours Martiales. Le Père Meguerditch, locum-tenens de l'Evêque de Diarbékir, a succombé aux coups qu'il a reçus dans la prison. On n'a aucune nouvelle des autres évêques, mais je présume qu'ils sont en majeure partie emprisonnés.

Nous vivons maintenant isolés comme dans une forteresse, pas moyen de correspondre, ni par poste, ni par télégrammes.

Les villages aux environs de Van et de Bitlis ont été pillés ot leurs populations passées par l'épée.

Au commencement de ce mois, on a impitoyablement massacré tous les habitants de Kara-Hissar, à l'exception de quelques enfants qui dit-on, ont échappé par miracle.

Malheureusement les détails de toutes ces nouvelles nous parviennent trop tard, ou difficilement.

Vous voyez donc bien que le peuple arménien de Turquie n'a que quelques jours à vivre.

Et si les Arméniens se trouvant à l'étranger ne réussissent pas à apitoyer les Etats neutres sur notre sort, il ne restera plus, d'ici quelques mois, que fort peu d'Arméniens sur un total d'un million et demi. L’anéantissement du peuple arménien deviendra ainsi inévitable.

 

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