Trébizonde. - Rapport d'un résident étranger de Trébizonde {Le consul américain M. Oscar S. Heizer }. Communiqué par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens

Les passages entre parenthèses sont empruntés à une version du même document publiée dans la brochure : « Quelques documents sur le sort des Arméniens 1915. » (Genève 1915.)

Un samedi, le 26 juin, on placarda dans les rues la proclamation concernant la déportation des Arméniens ; le jeudi 1er juillet, toutes les rues étaient gardées par les gendarmes, baïonnettes au canon, et l'enlèvement des Arméniens de leurs habitations commença. Des groupes d'hommes, de femmes et d'enfants, chargés de paquets d'effets, furent réunis dans un carrefour, près de mon habitation, et quand on avait ainsi rassemblé une centaine de personnes, on les mettait en route vers..... par une chaleur accablante, au milieu d'une épaisse poussière, sous une escorte de gendarmes baïonnettes au canon. On en transporta ainsi 2.000 hors de la ville, puis on les mit en route. Dans les trois premiers jours, environ 6.000 âmes furent déportées ainsi, en même temps que d'autres groupes moins importants, provenant de..... et ses environs, formant en tout 4.000 personnes. Les pleurs et les gémissements des femmes et des enfants, fendaient le cœur. Parmi tout ce monde, il y avait naturellement des gens de conditions aisées, dont un assez grand nombre était habitué au bien-être et au luxe. Il y avait des prêtres, des négociants, des banquiers, des avocats et des mécaniciens, des tailleurs, en un mot des personnes de toutes classes et de toutes conditions.

Le Gouverneur général me dit qu'il serait permis de se procurer des chariots, mais personne ne m'a semblé s'être décidé à le faire. Je sais toutefois qu'un négociant paya 15 livres turques (337 francs environ) pour une voiture qui l'aurait transporté lui et sa femme jusqu'à..... ; mais ils ne s'étaient pas éloignés de quelques centaines de mètres de la ville, que les gendarmes les obligèrent à descendre de la voiture qui fut renvoyée en arrière.

Tous les mahométans surent, dès les premiers jours, que toute cette population était désormais leur proie et que les Arméniens seraient traités comme des criminels. Dès la date de la proclamation des déportations (25 juin), nul Arménien ne fut plus autorisé à vendre quoi que ce fût et il était formellement interdit, sous peine d'amende, de rien leur acheter. Comment donc ces malheureux pouvaient-ils se procurer de l'argent pour leur voyage d'exil ? Pendant six ou huit mois, il n'y eut aucune affaire à Trébizonde et la population ne put vivre que sur son capital. Pourquoi leur fut-il interdit de vendre ce qu'ils pouvaient posséder, afin de se procurer un peu d'argent ? Un grand nombre d'entr'eux qui avaient des marchandises à vendre, si on le leur avait permis, furent obligés de partir à pied, sans un sou, et seulement avec le plus d'effets qu'ils pouvaient porter sur leur dos. Tous ces gens là, bien entendu, tombèrent malades dès les premiers jours et ne pouvant continuer leur route, furent tués à coups de baïonnettes et jetés dans la rivière. Leurs corps furent emportés par les eaux au-delà de Trébizonde et de là à la mer ; ou bien, ceux retenus dans les bas-fonds par les rochers, y restaient 10 à 12 jours et se décomposaient là à la grande horreur des voyageurs qui ont passé de ce côté. Un témoin oculaire m'a dit qu'il avait vu un grand nombre de ces corps échoués le long de la rivière, 15 jours après ces événements, et que la puanteur dans ces parages était horrible.

Le 17 juillet, chevauchant avec l'Allemand..., nous rencontrâmes trois Turcs qui étaient en train de creuser une fosse pour un cadavre que nous vîmes près de la rivière. Le corps semblait avoir séjourné dans la rivière au moins dix jours. Ces Turcs nous dirent qu'ils avaient enterré quatre noyés un peu en amont. Un autre Turc nous raconta qu'un peu avant notre arrivée, à cet endroit, il a vu passer un autre cadavre emporté par les eaux jusqu'à la mer.

Le 6 juillet, toutes les maisons arméniennes de Trébizonde, environ un millier, avaient été vidées de leurs habitants ; on ne s'embarrassait pas de savoir qui avait ou n'avait pas pris part à quelque mouvement contre le Gouvernement. Il suffisait d'être Arménien pour être traité comme un criminel et être déporté. D'abord, on devait enlever tout le monde, sauf les malades qui étaient enfermés à l'hôpital municipal jusqu'à ce qu'ils fussent en état de partir. Plus tard on accepta les vieillards et les vieilles femmes, les femmes enceintes, les enfants, les employés du Gouvernement et les Arméniens catholiques. Finalement, on décida d'expulser aussi les vieillards, les femmes et les enfants catholiques et ils furent déportés en dernier lieu. Un certain nombre de barques avaient été, à différentes reprises, chargées de monde et dirigées vers Samsoun. On croit généralement que toutes ces personnes furent noyées.

Dans les derniers jours qui précédèrent les déportations, une grande barque fut chargée d'hommes, que l'on suppose être les membres du Comité Arménien et dirigée vers Samsoun. Deux jours après un sujet russe, un certain Vartan qui avait été emporté par cette barque, revint par terre à Trébizonde grièvement blessé à la tête et dans un tel état de faiblesse qu'il ne pouvait se faire comprendre. Tout ce qu'il pouvait dire était : «  boum ! boum ! ». Il fut arrêté par les autorités et mis à l'hôpital municipal où il mourut le jour suivant. Un Turc raconta que cette barque avait été rejointe non loin de Trébizonde par une autre que montaient des gendarmes qui tuèrent tout le monde et les jetèrent à l’eau. Les gendarmes croyaient les avoir tous tués, mais le Russe en question qui était gros et fort n'était que blessé et s'échappa à la nage.

Un certain nombre de barques furent ainsi expédiées de Trébizonde chargées d'hommes et revinrent toujours complètement vides quelques heures après qu'elles étaient parties.

Totz, village qui se trouve à environ deux heures de Trébizonde, est habité par des Grégoriens, des Arméniens catholiques et des Turcs.

Un notable arménien, Boghos Marimian, de situation aisée, au dire d'un témoin fut fusillé avec ses deux fils qu'on avait placés l'un derrière l'autre, devant lui.

Quarante-cinq hommes et femmes furent pris à une petite distance du village dans une vallée. La femme et les filles d'un Arménien nommé Artès furent d'abord violées par les officiers, puis livrées aux gendarmes qui en abusèrent à leur tour. Suivant ce témoin, un enfant fut tué en lui écrasant la tête contrôles rochers. Tous les hommes furent mis à mort et de ce groupe de 45 personnes, nul ne fut épargné.

Le projet de sauver des enfants en les recueillant dans les écoles et les orphelinats de Trébizonde, sous la surveillance d'un Comité formé par l'archevêque grec, duquel le Vali était Président et l'archevêque Vice-Président et qui comprenait en outre trois membres ottomans et trois membres chrétiens, fut abandonné ; maintenant les filles sont confiées exclusivement à des familles mahométanes et sont ainsi dispersées.

La suppression des orphelinats et la dispersion des enfants nous causent un pénible désappointement ainsi qu'à l'archevêque grec qui s'était donné beaucoup de peine pour obtenir l'acceptation de ces mesures charitables et qui s'était assuré l'appui du Vali ; mais Naïl Bey le chef du comité « Union et Progrès ! » qui était très opposé à ce plan eut bientôt fait de le supprimer. Les jeunes filles les plus jolies, qui étaient gardées comme des surveillantes dans les orphelinats, sont enfermées dans des maisons pour le plaisir des membres de cette bande qui semble tout gouverner ici. Je sais de bonne source qu'un membre du comité « Union et Progrès » d'ici, a dix des plus jolies filles dans une maison du centre de la ville, pour son propre usage et pour ses amis. Quelques-unes moins âgées ont été remises à des familles respectables musulmanes. Un certain nombre des anciennes élèves de la Mission Américaine sont maintenant dans des foyers musulmans près de la Mission et n'ont heureusement pas été visitées par Naïl Bey, mais bien entendu que la majorité de ces enfants n'ont pas eu cette chance d'être mises ainsi à l'abri.

Les mille maisons arméniennes ont toutes été vidées de leur mobilier, l'une après l'autre par les soins de la police. Meubles, literie et tout objet ayant quelque valeur, tout est emmagasiné dans de grands bâtiments de la ville bien entendu sans le moindre souci de classification. Et la soi-disant intention de conserver tous cos biens sous la sauvegarde du Gouvernement pour être rendus à leurs propriétaires à leur retour, est tout simplement ridicule, car tous ces biens sont empilés pêle-mêle sans la moindre étiquette, sans aucun soin d'emmagasinage. Une foule de femmes turques et d'enfants suivent comme des vautours rapaces les agents de police qui vident les maisons et s'emparent de tout ce que leurs mains peuvent atteindre ; s'il y a quelque objet de valeur, ils se jettent dessus et prennent aussitôt la balance en main : Tous ce que je dis là, je l'ai vu chaque jour de mes propres yeux. Je suppose que ce travail va durer encore quelques semaines ; quand il sera terminé et que les maisons seront vides, ce sera le tour des magasins arméniens qu'on aura bientôt fait de nettoyer de la même façon. La commission qui s'occupe de ces opérations, se prépare à mettre en vente cet amas de meubles et d'articles de ménages, afin de pouvoir payer les dettes des Arméniens. Le Consul d'Allemagne m'a dit qu'il ne croyait pas qu'aucun Arménien serait autorisé à revenir à Trébizonde après la fin de la guerre.

Je viens justement de m'entretenir avec un jeune homme qui a fait son service militaire dans le génie « inchaat tabouri » et qui avait travaillé sur les routes dans la direction de Gumuch-Hané. Il m'a dit qu'il y a quinze jours, tous les travailleurs arméniens, environ 180, avaient été séparés des travailleurs d'autres nationalités et qu'on les avait envoyés loin du camp. Il avait entendu le bruit de coups de fusil et un peu plus tard il fut un de ceux chargés d'aller enterrer les corps qui étaient tous complètement nus, car on les avait dépouillés de leurs vêtements.

Un certain nombre de corps de femmes et d'enfants ont dernièrement été jetés par la mer sur le rivage, le long des murs du couvent italien d'ici, et ont été enterrés par une femme grecque sur le rivage même où ils avaient été rejetés.

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