[doc. 68 du Livre bleu anglais]
Groupe VII - Vilayet de Mamouret-ul-Aziz
DOCUMENT 24

Mamouret-ul-Aziz. - Récit d'une dame arménienne {Maritza Kedjedjian} de C. {Husseinig} (une ville située a une demi-heure de {Kharpout}), décrivant son voyage de {Husseinig} à Ras-ul-Ain, écrit après son évasion de Turquie et daté d'Alexandrie 2 novembre 1915 ; publié par le journal arménien « Gotchnag » de New-York, du 8 janvier 1916.

Peu après Pâques de cette année (1915), les fonctionnaires turcs firrent des perquisitions dans les églises et écoles arméniennes de {Mezré} de {Kharpout}, de {Husseinig}, de {Morinig}, de {Keisirig}, de {Yeghek}, et des villages environnants, mais sans rien y trouver de suspect. Ils prirent alors les clés de ces bâtiments et les remplirent de soldats. Ils perquisitionnèrent également dans les maisons privées, sous prétexte d'y chercher des armes et des munitions, mais ils ne trouvèrent rien. Puis les crieurs publics annoncèrent que toutes les armes devaient être livrées au Gouvernement ; et c'est ainsi qu'un certain nombre d'armes fut ramassé.

Ils arrêtèrent ensuite les personnes suivantes, dans la ville de {Husseinig} : le professeur {Nahigian}, Mr. {Gabriel Agha Nahigian} et son frère {Simon Agha Nahigian}, Mr. {Krikor Agha Baghdigian} et son fils {Yehgia Agha Baghdigian}, Mr. Q.{Baghdasar Agha Kurdjian}, les frères {Josephian}, les frères {Soursounian} et {Garabed Tashjian} Effendi, ainsi que beaucoup d'autres jeunes et vieux. Ils les conduisirent à la maison de V.{du fils de Mouto, Eumer} Agha ; ils les dépouillèrent un à un et leur donnèrent 300 coups de fouet sur le dos. Lorsque ceux-ci s'évanouirent, ils les jetèrent dans une écurie et ils attendirent qu'ils eussent repris connaissance pour les battre de nouveau. Les hommes qui accomplirent ces cruautés étaient les Turcs ci-après : le Commissaire (gendarme) {Husein} Effendi, fils du Commissaire {Hadji kheder}, {Eumer} Agha {Eumer}, le cousin de {Kelifo}, {Osman} Agha, Hadji {Hassan} Bey, fils de {Ismael} Effendi, {Tahir (lel fils de Eumer Agha ?} et {Ahmed}, fils de {Eumer} Agha. Parmi les Kurdes impliqués se trouvaient : le fils de {Nakhérdji Maré}, {Ghasab Mollah} etc., etc. Le fils de {Nakhérdji Maré}, que nous venons de mentionner, ainsi qu'un autre Kurde, battirent Mr. {Asadour Sarafian}, jusqu'à ce qu'il fût à moitié mort.

Après avoir battu {Garabed Tashjian} Effendi à {Kharpout}, et lui avoir arraché les ongles et la chair de ses mains et de ses pieds, ils passèrent une corde sous ses bras et le traînèrent jusqu'à {Husseinig}, où il fut jeté en prison. Ils entrèrent ensuite dans sa maison et sous prétexte de perquisitions, ils couchèrent sa femme malade sur le sol ; un soldat s'assit sur elle et ils commencèrent à la battre sous la plante des pieds, lui demandant où les armes étaient cachées. Quelques jours après, son mari mourut en prison.

A {Husseinig}, beaucoup de jeunes gens furent battus pour les obliger à livrer leurs armes, au point qu'ils durent en acheter aux Turcs, pour pouvoir en consigner au Gouvernement.

Lorsque les autorités furent convaincues qu'ils n'avaient plus d'armes à livrer, elles arrêtèrent les tortures ; mais quelque Jours après, elles emmenèrent les jeunes gens à {Mezré}, les y emprisonnèrent pendant quelque temps, puis les déportèrent an mois de mai. Les femmes de {Husseinig} se rendirent chez le missionnaire allemand, Dr {Anikel (Enkel?, Enigel?)} à {Mezré} et lu prièrent de les défendre. Le Dr {Anikel (Enkel?, Enigel?)} vint à {Husseinig} et parla dans l'Eglise, il conseilla aux Arméniens de se fier entièrement aux Turcs.

Tandis que j'étais à {Husseinig}, j'y appris qu'on avait battu à {Kharpout}, CI. Agha qui, par la suite, a disparu.

Ils ont arraché les cheveux et les ongles de quelques-uns des professeurs. Ils leur arrachèrent aussi les yeux et les brûlèrent avec des fers rougis, de sorte que quelques-uns moururent sur le coup et d'autres devinrent fous et moururent ensuite.

{B'sag (Besak} Vartabed, évêque de {Kharpout}, et d'autres notables Arméniens furent emprisonnés et subirent bien des cruautés.

Le vendredi a juillet, on déporta une partie des Arméniens de {Mezré}. Leur destination semblait être Ourfa, par voie de Diarbékir.

Le samedi 3 juillet, on déporta tous les Arméniens domiciliés dans les maisons appartenant à {Kharpoutlian} de la rue {Ambar} de la ville de {Mezré} Leur destination paraissait également être Ourfa, mais cette fois par voie de Malatia.

Nous-mêmes fûmes déportés le 4 juillet, dans la direction d'Ourfa via Diarbékir.

Le crieur public annonça que le mardi suivant ceux habitant dans les rues {Sourp Garabed} et {Sourp Stepanos} de la ville de {Kharpout} seraient déportés; le mercredi, les Arméniens de {Morinig} et le jeudi ceux de {Kesirig}, et ainsi de suite.

{B'sag Vartabed} et 200 Arméniens furent déportés dix jours avant nous, c'est-à-dire le mercredi 23 juin ; nous ne connaissons pas leur destination. Leur convoi partit à minuit. Quelques-uns d'entr'eux jetèrent en route des morceaux de papier sur lesquels ils avaient écrit des demandes d'argent, et on leur en envoya à {Itchma}. Mais lorsque le lundi suivant, le 28 juin, les femmes arméniennes de {Itchma} allèrent à la rivière, elles virent des femmes turques lavant du linge taché de sang. Les femmes arméniennes prirent le linge aux femmes turques et l'apportèrent au Gouverneur de {Mezré}. Celui-ci, en apprenant ce fait, se rendit à {Itchma} et trouva, en y arrivant, que l'évêque et 200 Arméniens avaient été tués.

Jusqu'au jour de notre départ, les Syriens n'avaient pas encore été déportés et les femmes qui n'avaient pas de maris étaient autorisées à rester ; mais plus tard, {Ghol} Aghassi dit que pas un Arménien ne serait laissé. Après le départ de chaque déporté, les Autorités fermèrent sa maison et mirent les scellés. Les hommes de la fabrique de {Kharpoutlian} ont également été déportés avec leurs familles. A {Husseinig}, quelques-uns des négociants ne furent pas déportés, comme par exemple {Krikor Israelian} Agha, fils de {Malouta} Agha, le boulanger {Minas} et sa famille et les deux frères {Avédiss Kurdjian} et {Aghabab Kurdjian} Aghas, les fils de {Baghdasar Kurdjian} Agha. {Aghabab Kurdjian} Agha se fit musulman, tandis que son père était déporté avec l'évêque.

Tous les gens de {Husseinig} partirent le même jour ; je crois que nous étions à peu près 600 familles. Nous avions avec nous tous nos bestiaux et tout ce que nous possédions. La première nuit, nous arrivâmes à {Keghvank} et nous dormîmes dans les champs. Le second jour nous passâmes près d'un grand nombre de cadavres, entassés sur les ponts et le long de la route. Leur sang avait formé des mares. C'étaient probablement les Arméniens tués avec l'évêque, car c'étaient tous des corps d'homme. Nous passâmes {la nuit} près de {Arghana Madèn}, dans une vallée, et nous dûmes boire de l'eau souillée de sang. Nous offrîmes de l'argent à nos gardes pour nous conduire sur une meilleure route et nous donner de l'eau propre. Le troisième jour, nous passâmes encore près de cadavres et nous atteignîmes {Arghana} le mercredi.

Dans la matinée, les gendarmes qui nous accompagnaient, {Hussein} Effendi et d'autres Effendis turcs qui étaient avec lui, apportèrent leurs chaises devant notre camp et s'y assirent. Ils se tournèrent alors vers nous et nous dirent qu'ils avaient reçu des télégrammes de {Kharpout} et qu'au lieu d'aller à Ourfa, quelques-uns d'entre nous iraient à Yermag et les autres à Sévérek, de sorte que notre voyage serait raccourci. « Il est seulement nécessaire, ajoutèrent-ils, que vos hommes viennent inscrire leurs noms au camp de {Arghana} et qu'ils nous disent où ils préfèrent aller. Remerciez le Sultan qui a raccourci votre voyage. » Après nous avoir adressé ces paroles, ils battirent des mains et nous obligèrent tous à en faire autant. Nos hommes naïvement crédules, sans prendre leurs coiffures et leurs vêtements, se rendirent au camp désigné ; aucun d'eux ne revint. Les hommes âgés de plus de 16 ans et tous les vieillards furent arrêtés et emmenés au même endroit. Les gendarmes frappèrent ensuite les femmes et les obligèrent à continuer leur voyage. Les femmes s'écrièrent : « Nous ne voulons pas partir, à moins que nos maris ne viennent avec nous. Vous pouvez nous tuer, si vous le voulez. » Mais les fonctionnaires turcs nous répondirent que les hommes nous suivraient peu après, et ils forcèrent à se mettre en route les femmes et les enfants qui pleuraient et se lamentaient. Après une demi-heure de voyage, ils nous firent asseoir dans les champs et tous les fonctionnaires turcs retournèrent à {Arghana}, excepté un. Le même jour, quelques femmes arabes, (c'est-à-dire des espèces de bohémiennes arméniennes) nous apportèrent du pain, malgré les efforts des officiers qui voulaient les en empêcher, et lorsqu'elles nous virent pleurer parce que nos hommes avaient été tués, elles nous dirent qu'elles les avaient vus passer sur la route attachés les uns aux autres. Nous nous remîmes en route, en pleurant, sous un soleil brûlant. Ils nous arrêtèrent dans un village kurde, où nous passâmes la nuit du sixième jour. Le lendemain matin, nous vîmes que tous les gendarmes qui étaient retournés à {Arghana} avaient maintenant rejoint le convoi.

Le gendarme {Hussein} Effendi et les autres Turcs qui l'accompagnaient, se mirent alors à nous battre et nous obligèrent, sous menace de mort, de leur donner tout notre argent et nos bijoux, disant que si nous ne les leur donnions pas, ils nous violeraient, ils nous exileraient dans divers endroits. Nous eûmes peur et nous leur donnâmes tout ce que nous avions. Ils nous rendirent alors de 5 piastres (1 franc) à un medjidié (4 frs environ) à chacune, ajoutant que notre argent et tout le reste nous serait rendu à Diarbékir et qu’ils ne les avaient pris que pour les mettre en sûreté.

Le neuvième jour, ils nous amenèrent au sommet d’une montagne, et le même Effendi et les autres gendarmes nous fouillèrent d’une façon honteuse ; ils prirent tous nos effets en soie et tout ce qui pouvait avoir quelque valeur dans notre habillement ou nos literie. Une demi-heure après, nous arrivions à un village kurde. Je rencontrais là un soldat turc de Malatia, appelé {Hadji}, que je connaissais ; Il eut pitié de moi et me dit que nous étions perdues. « Je vous conseillerais, dit-il, de quitter le convoi et de vous tirer d’affaire comme vous pourrez. »

Nous étions déjà à une courte distance de Diarbékir, lorsque deux soldats furent envoyés par le Gouvernement pour chercher à savoir où nous avions été pendant les derniers jours. Là, les gendarmes qui nous accompagnaient nous enlevèrent toutes nos vaches et nos bestiaux. Ils enlevèrent aussi une femme et deux filles. Nous eûmes à rester pendant 24 heures sous un soleil torride, hors des murs de la ville de Diarbékir. Ce même jour, un certain nombre de Kurdes sortirent de la ville et enlevèrent nos petites filles. Vers le soir, nous nous remîmes en route, toujours pleurant ; mais d’autres Turcs vinrent encore enlever des filles et des jeunes mariées, sans nous laisser même ouvrir la bouche pour protester. Nous abandonnâmes alors toutes nos bêtes et tout ce que nous possédions pour sauver notre vie et notre honneur. Trois fois dans la même nuit, les Turcs de Diarbékir nous attaquèrent encore et emmenèrent des jeunes filles et des jeunes femmes qui étaient restées en arrière. Puis, nous perdîmes toute notion des dates. Le lendemain matin, les gendarmes nous fouillèrent de nouveau et nous obligèrent à marcher pendant six heures. Pendant ces six heures, nous ne trouvâmes pas d’eau à boire et bien des femmes tombèrent en route de soif et de faim. Le troisième jour après ces faits, ils nous volèrent et nous violèrent, près d’un endroit où il y avait de l’eau. Quelques jours après, deux Turcs habillés en blanc nous suivirent et chaque fois qu’ils en eurent l’occasion, ils enlevèrent encore d’autres de nos filles. La femme de {Minas Mazmanian} Effendi de {Husseinig} avait trois filles, dont une mariée ; un gendarme nègre qui nous accompagnait voulait prendre ses filles. La mère résista, mais elle fut jetée par un Turc par-dessus un pont. La pauvre femme eut le bras brisé, mais son muletier alla la chercher. Les mêmes Turcs la jetèrent de nouveau du haut d’une montagne, avec une de des filles. Aussitôt que la fille mariée vit sa mère et sa sœur jetées dans le précipice, elle passa le bébé qu'elle tenait dans ses bras a une autre femme et se lança elle-même dans le précipice en criant : « Mère ! Mère ! ». Quelqu'un nous a dit que les officiers turcs étaient descendus pour les achever. Après cela, la seule fille survivante de Mme {Minas Mazmanian} et moi, nous nous déguisâmes et, prenant chacune un enfant dans nos bras, nous abandonnâmes tout pour nous mettre en marche vers Mardin. Arrivées là, nous y fûmes rejointes par notre convoi. Nous y restâmes huit jours. Il y avait là un lac artificiel. Les Turcs ouvraient les écluses pendant la nuit et inondaient notre camp, afin de créer une panique et d'en profiter pour enlever quelques filles. Ils nous attaquaient toutes les nuits et enlevaient des petits enfants. Un soir enfin, on nous laissa partir et on nous abandonna dans les montagnes. Ils blessèrent une femme parce qu'elle refusait de leur donner sa fille. Au moment où ils allaient emmener une autre fille, je demandai à {Eumer} Tchaouch, un homme de Mardin, de nous secourir. Il les arrêta aussitôt et les empêcha d'enlever la jeune fille. Il nous dit de rester là et de ne pas partir avant nouvel avis. Les Kurdes des villages environnants nous attaquèrent pendant la nuit. {Eumer} Tchaouch, qui était chargé de notre garde, monta sur une hauteur, les harrangua en langue kurde et leur défendit de nous attaquer. Nous avions faim et soif et nous n'avions pas d'eau à boire. {Eumer} prit quelques-unes de nos cruches et alla nous chercher de l'eau à une grande distance. La femme de mon beau-frère, le tailleur {Mr. Nigoghos}, accoucha dans la nuit. Nous nous mîmes en route le lendemain-matin. {Eumer} laissa quelques femmes avec elle et veilla sur elle de loin. Puis il plaça la mère et le nouveau-né sur une bêle et les amena auprès de nous en sûreté. Nous marchâmes de nouveau six heures sans eau. Ici un Turc enleva le fils de la femme qui avait été jetée dans le précipice. Nous arrivâmes enfin à Viran-Chéhir, au dernier degré de la faim et de l'épuisement. Beaucoup d'entre nous avaient déjà été abandonnés sur la route.

Nous n'avions plus rien à manger jusqu'à ce que nous arrivions à Ras-ul-Aïn. Le quart de notre convoi avait déjà succombé à la faim. Pendant la dernière étape, avant d'atteindre Ras-ul-Aïn, nous eûmes à marcher toute la nuit et nous vîmes trois puits remplis de cadavres. Les femmes qui nous avaient précédées avaient vu trois femmes blessées sortir de ces puits, en rampant, qui leur demandèrent du pain. Ces trois femmes vinrent à nous vers Ras-ul-Aïn. Deux d'entr'elles moururent en route et la troisième fut envoyée à Deïr-el-Zor avec le convoi. C'est ici que {Aghavni}, la sœur de {Bozig Ghaladjian}, une fille de 18 à 19 ans, s'affaissa, ne pouvant aller plus loin. Sa mère et sa sœur l'embrassèrent en pleurant et l'abandonnèrent. Nous fûmes forcées de la laisser, parce que les soldats ne permettaient à personne de rester en arrière avec elle.

Nous n'avons pas vu un seul Arménien jusqu'à notre arrivée à Ras-ul-Aïn. Nous rencontrâmes là beaucoup de déportés arméniens venus d'Erzeroum, d'Eghin, de Kéghi et d'autres endroits. Ils allaient tous à Deïr-el-Zor. Nous rencontrâmes tout à coup {Karadjian} Agha de {Kharpout} à Ras-ul Ain. Il était venu d'Alep pour nous secourir. Il cherchait à sauver au moins quelques-uns de notre convoi et à les emmener à Alep. Il nous conseilla de nous rendre à la maison de {Arslan} Bey, un Circassien, ou à la maison de son gendre, afin qu'il pût nous emmener de là pour nous mettre en sûreté. A Ras-ul-Aïn, beaucoup d'Arméniens trouvèrent refuge dans les maisons de quelques Tchetchens (une tribu apparentée aux Circassiens), mais le Gouvernement les fit tous sortir des maisons des Tchetchens pour les déporter à Deïr-el-Zor. Mon convoi, composé de quarante et une personnes fut seul laissé dans la maison de {Arslan} Bey et nous y fûmes en sûreté, car ce Bey et ses amis appartenaient au Gouvernement. Au premier moment, quand nous rencontrâmes {Arakel Karadjian} Agha., nous crûmes voir un ange du ciel et nous lui criâmes : « {Arakel Karadjian} Agha, sauvez-nous ». Lorsque les Tchetchens entendirent son nom, ils découvrirent que c'était un Arménien et ils l'attaquèrent immédiatement. Il fut presque tué, mais il leur tint tête grâce à sa bravoure et son adresse. Il leur dit qu'il avait été envoyé là en mission spéciale par le Gouvernement; et se tournant vers nous, il nous donna à entendre que ceux qui iraient dans la maison de {Arslan} Bey seraient sauvés

{Arakel Karadjian} Agha prit le premier train et retourna à Alep; il essaya par tous les moyens de nous sauver et il revint après quinze jours. Les Circassiens (ou Tchetchens), tentèrent de nous forcer à devenir musulmanes. Mais nous leur répondîmes : « Nous nous jetterons dans l'eau et nous mourrons, mais nous ne voulons pas devenir musulmanes. » Les Tchetchens, surpris d'entendre ces paroles déclarèrent qu'ils n'avaient jamais vu des gens pareils, aussi attachés à leur honneur et à leur religion et si dévoués les uns aux autres. {Arakel Karadjian} Agha apprit tout cela et alla chez le chef des Tchetchens ; il le gagna en lui donnant de l'argent; puis, avec un courage superbe, il nous conduisit une à une à la station du chemin de fer, qui est à environ deux milles de distance de l'endroit où nous nous trouvions. C'est le samedi soir que nous arrivâmes à Alep. Nous rencontrâmes ici, pour la première fois, des soldats arméniens qui furent presque fous de joie en nous voyant. Nous pouvions à peine croire que c'étaient des Arméniens, jusqu'au moment où le père de {Arakel Karadjian} Agha vint la nuit avec quelques-uns de ces soldats, sans lumière, et il nous emmena à l'Eglise Arménienne. Ils nous dirent là que si les Autorités venaient à nous découvrir et si elles nous demandaient comment nous y étions venues, nous devions leur répondre que nous avions voyagé à nos propres frais. Ils nous apportèrent immédiatement du pain, nous n'avions rien mangé depuis 24 heures. Il y avait plusieurs déportés arméniens dans l'église; ils venaient de différentes villes et ils avaient voyagé pendant quatre mois. Ils étaient si épuisés qu'il en mourait une quarantaine chaque jour. Le prêtre qui accomplissait la cérémonie, ne pouvait pas se traîner à la maison. Nous apprîmes des déportés arméniens à Alep que les maris de beaucoup de femmes avaient été attachés avec des cordes et emmenés à Cheïtan-Déressi (la vallée du diable)1, où ils avaient été massacrés à coups de haches et de couteaux. Nous perdîmes tout espoir de revoir nos maris, convaincues que nous étions qu'ils avaient été tous tués. Nous apprîmes qu'à certains endroits on avait obligé les Arméniens à creuser leur propre tombe, avant de les tuer. Un soldat arménien de Tchimich-Kézék me dit que les Turcs tuèrent des Arméniens et les jetèrent dans l'Euphrate et que six d'entr'eux réussirent à traverser le fleuve et à se sauver, après trois jours de voyage à travers un pays couvert de cadavres.

Le dimanche matin, j'allai voir le Consul américain à Alep et je lui demandai de me sauver, étant Américaine. Il me demanda mes papiers, je lui répondis qu'ils m'avaient été pris en route et je lui racontai toutes les conditions de mon voyage. Il me promit de m'aider. Je retournai chez lui le lendemain et je lui dis que mes parents étaient des citoyens américains, ainsi que mon mari, qui avait vécu dix-huit ans en Amérique ; j'ajoutai qu'il pouvait s'en assurer auprès du Consul américain à {Kharpout}, ou même en s'adressant au Gouvernement de Washington. Il m'envoya chercher au bout de cinq jours et me fit raconter mon histoire en langue turque. Il inscrivit mon nom sur son registre et me plaça dans la maison de son Kavass. Il me délivra ensuite un passeport et m'envoya à Alexandrette, en compagnie de quelques sujets russes. Nous restâmes quinze jours à Alexandrette, nous nous embarquâmes sur le croiseur américain « Chester », qui nous transporta à Alexandrie, où nous arrivâmes le 22 septembre 1915.

Lorsque j'étais à Ras-ul-Aïn, nous vîmes quelques filles arméniennes dans les maisons de quelques Tchetchens. L'une d'elles était mariée à l'un des Tchetchens ; elles nous prièrent de ne pas les oublier, si jamais nous parvenions à nous sauver. La femme et les enfants de {Simon Nahigian} Agha étaient arrivés à Ras-ul-Aïn. Un Kurde vint à eux et leur dit : « Je suis du village de Karer, venez avec moi, je vous emmènerai à Karer et vous y garderai jusqu'à la fin de la guerre. » Ils le crurent et se rendirent à sa maison. Plus tard, {Arakel Karadjian} Agha essaya de les sauver, mais ils étaient déjà partis. La femme et les trois filles de {Garabel Nahigian} Agha sont allées à Deïr-el-Zor.

Le Gouvernement turc ne nous fournit aucune nourriture pendant le voyage, un jour seulement à Diarbékir, on nous donna à chacun une tranche de pain, puis pendant huit jours aussi à Mardin ; mais le pain était si dur qu'il nous blessait la bouche. Le fils du professeur {Nahigian}, sa fille mariée et sa future belle-fille, ainsi que la femme et les deux filles de M. {Sergijian} sont arrivés à Alep en sûreté. La fille de {Serop Vartabedian} Agha et son petit garçon ont été enlevés par des Turcs. Deux des garçons furent seulslaissés avec la mère, qui parvint à Alep saine et sauve. En dehors des gendarmes, des irréguliers kurdes nous suivaient aussi en route, pour tuer ceux qui traînaient derrière. A la fin du voyage, les vêtements de tous ceux qui subirent cette déportation étaient tous dans un état de pourriture et les déportés avaient presque perdu la raison. Lorsqu'on leur donnait des vêtements neufs, ils ne savaient plus comment les mettre et quand on leur lavait les cheveux, ils tombaient en masse de leurs têtes.

suite

1) Voir le Doc 5.