Erzeroum. - compte rendu1 d'une entrevue que le révérend H. J. Buxton eut avec le révérend Robert Stapleton, missionnaire américain qui était à Erzeroum avant la déclaration de la guerre et y resta jusqu'après la prise de la ville par les Russes2 .

Jusqu'en 1914, la population d'Erzeroum était de 60.000 à 70.000 habitants, dont 20.000 Arméniens.

En 1914, Tahsin bey était vali d'Erzeroum, (c'est lui que Mr. H. J. Buxton avait rencontré, comme vali de Van, en 1913).

A la déclaration de la guerre avec la Turquie (novembre 1914) le consul britannique Mr. Monahan, reçut son passeport : le consul russe fut expulsé ; le consul de France était absent. Tous leurs domestiques et interprètes étaient des Arméniens ; ceux-ci furent aussi expulsés, et furent envoyés à Césarée comme prisonniers. Les trois employés arméniens de l'attaché militaire russe furent pendus. Là femme de l'un d'eux était assise tricotant des chaussettes et mettant de l'ordre dans ses affaires pour le départ de son mari, lorsqu'elle apprit de bonne heure dans la matinée, qu'il était pendu au gibet.

Au printemps 1915, Passelt Pacha était le commandant militaire d'Erzeroum, et il suggéra de désarmer tous les soldats arméniens, de les retirer de l'armée combattante et de les employer à des corvées pour la réparation des routes (Yol tabourou). Ces hommes que l'on avait enrôlés, étaient partis de bonne volonté en raison des relations amicales qui existaient entre Turcs et Arméniens dans ce district depuis dix ans.

Les maîtres d'écoles furent tout d'abord versés dans les hôpitaux pour la confection des vêtements destinés aux blessés, et pour servir d'infirmiers. C'étaient des hommes de bonne éducation et ils firent leur travail avec intelligence. L'ordre arriva alors de les envoyer faire partie des escouades qui réparaient les routes, et ils furent remplacés par des hommes tout à fait incompétents, de sorte que les soldats furent très mal soignés dans les hôpitaux.

Pendant toute cette période, jusqu'en 1915, le service militaire pouvait être racheté par les hommes de toutes les races et de tous les partis, moyennant paiement d'une taxe d'exemption de 40 livres turques. Les Turcs eux mêmes obtinrent l'exemption à ces conditions et pendant une période d'environ 12 mois, ces conditions furent consciencieusement observées ; mais, naturellement, le besoin éventuel de soldats poussa les autorités à recruter même ceux qui étaient exemptés. Dans tous les cas cette exemption ne concernait que le service militaire et n'offrait aucune garantie aux Arméniens, dans la crise finale.

Stapleton parvint à faire exempter un Arménien par le payement de la taxe.

Le 19 mai 1915 :

Il y eut un massacre dans les environs de Khinis. Devant l’avance des Russes venus de l'est, un grand nombre de Kurdes fuyaient, et pourse venger ils firent une incursion chez les paysans, qui n'avait aucun rapport avec les massacres organisés plus tard. Quelques-uns des professeurs de Stapleton, quelques élèves, filles et garçons se trouvaient à Khinis, en vacances, et périrent dans le massacre.

Le 6 juin :

Les habitants des cent villages de la plaine d'Erzeroum furent expulsés par ordre du Gouvernement, avec un préavis de 2 heures.

Leur nombre devait être de 10.000 à 15.000. De ce nombre bien peu retournèrent et bien peu arrivèrent à Erzindjan. Quelques-uns se réfugièrent chez des amis kurdes, (Kizilbachis) mais tout le reste fut tué.

Ils étaient escortés par des gendarmes, mais la population qui se livra à des massacres était probablement Chetti ou Hamidia.

Un des Kurdes fut accusé en justice de meurtre, de pillage et de rapine ; il produisit un papier, et le leur montrant il dit : « Voici les ordres que j'ai reçus pour agir ainsi ».

Nous ne savons pas avec certitude qui a donné ces ordres ; mais il y a des présomptions qu'ils émanaient du Gouvernement de Constantinople.

Vers cette époque, il arriva des ordres précis enjoignant à Tahsin bey de tuer tous les Arméniens. Tahsin refusa d'exécuter ces ordres et réellement, pendant tout ce temps, il montra de la répugnance à maltraiter les Arméniens ; mais il y fut contraint par « force majeure ».

Le 9 juin :

Il donna l'ordre à toute la population civile de quitter Erzeroum, et en effet de nombreux Turcs et Grecs partirent (ces derniers étant brutalement chassés).

Le consul d'Allemagne était maintenant au courant de ce qui se passait et télégraphia à son ambassadeur pour protester ; mais il lui fut répondu de rester tranquille, parce que les Allemands ne pouvaient pas se mêler des affaires intérieures de la Turquie.

C'est ce qu'il expliqua à Stapleton et sa bonne volonté provenait de son désir évident d'aider les Arméniens. C'est un fait établi que, dans les jours suivants, il avait régulièrement envoyé du pain dans de grands sacs aux réfugiés se trouvant hors de la ville, et il faisait transporter ces gros approvisionnements par des automobiles.

Le 16 juin :

Le premier groupe des déportés arméniens quitta Erzeroum le 16 juin, ayant reçu l'ordre d'aller à Diarbékir, en passant par Keghi. Il s’agissait de 40 familles en tout, appartenant pour la plupart à la corporation aisée des commerçants. Tout d'abord, sitôt mis en route, tout leur argent leur fut pris « pour le mettre en sûreté ». Après une courte halte, comme ils exprimèrent quelques craintes, on les rassura sur la sécurité complète qu'offrait leur voyage, et peu après être arrivés à leur destination (à quelque endroit entre Keghi et Palou), ils furent cernés et massacrés. Il n'y eut qu'un seul homme et 40 femmes et enfants qui parvinrent à Kharpout.

Nous avons des témoignages de ce massacre de différentes sources : (1°) des lettres adressées à Stapleton par des femmes qui survécurent ; (2°) des témoignages d'Américains qui vivaient à Kharpout, lorsqu'arrivèrent les survivants, et qui prirent soin d'eux ; (3°) le témoignage d'un Grecque traversa la scène du massacre, très peu après, et qui le décrivit comme un spectacle effroyable.

Le 19 juin :

Environ cinq cents familles quittèrent Erzeroum pour aller à Erzindjan via Baïbourt ; on leur accorda un délai pour se préparer, concession qui fut accordée aux déportés de la ville pendant la durée des déportations. On fit halle à Baïbourt et le premier convoi de 10.000 personnes fut rejoint par un nouveau contingent, ce qui éleva le nombre à 15.000 environ. Une garde de 400 gendarmes fut fournie par le vali. Ceux-ci, il n'y a pas à en douter mirent les Arméniens à contribution de différentes manières, avec autant d'arbitraire que d'avarice.

Le vali partit pour Erzindjan afin d'assurer leur sécurité et il est avéré qu'environ 15.000 atteignirent Erzindjan. Jusqu'à cet endroit la route était assez bonne pour permettre le transport par chars à bœufs (arabas), mais après Erzindjan, au lieu de les autoriser à suivre la route carrossable, par via Sivas, on leur fit prendre la direction Kémah, Eghin et Arabkir où il n'y a que des sentiers pour piétons. On fut donc obligé d'abandonner les arabas et guère moins de 3.000 véhicules furent ramenés à Erzeroum par un Arménien employé au Service des Transports, que Stapleton rencontra à son retour.

A Kémah, distant de 12 heures d'Erzindjan, les hommes furent, d'après ce qu'on rapporte, séparés et tués, et leurs corps jetés dans le fleuve. A partir de là ; nous n'avons reçu que des lettres de femmes, bien que le récit de Stapleton nous amène à supposer que des trente familles dont il possède des nouvelles, dix hommes ont survécu. Les lettres des femmes adressées à Stapleton ne donnent naturellement pas des détails sur ce qui se passe; elles indiquent simplement ce qui arriva par des phrases telles que celles ci : « Mon mari et mon fils moururent en chemin ». Les destinations auxquelles ces Arméniens parvinrent, ainsi que Slapleton l'apprit finalement au mois de janvier 1916, étaient Mossoul, à l'est, Rakka au sud, Alep et Aïntab à l'ouest. Les besoins de secours dans ces villes ont été urgents. On sait que les Consuls allemands à Alep et à Mossoul ont aidé à distribuer les fonds de secours envoyés en Mésopotamie, à Stapleton, par l'entremise de la Banque Agricole de Constantinople. En tout environ 1.000 livres turques.

Stapleton était parvenu précédemment à distribuer une somme de 700 livres turques, reçues d'Amérique pour les Arméniens pauvres, avant qu'ils fussent partis. Il s'acquitta de cette tâche à l'aide de l'Evêque arménien.

Novembre 1915 :

Quelques catholiques Romains « les Frères lais et des sœurs » (arméniens) se réclamant de la protection autrichienne, furent autorisés à demeurer jusqu'en novembre 1916, époque à laquelle ils quittèrent Erzeroum dans des arabas. On sait qu'ils arrivèrent sains et saufs à Erzindjan, et probablement à Constantinople, où ils furent logés à l'école autrichienne3.

Douze à vingt familles d'artisans furent laissées jusqu'au dernier moment, parce qu'elles faisaient un travail utile pour le Gouvernement. De même, 50 maçons célibataires, qui étaient employés à bâtir un club pour les Turcs. Ils étaient obligés de se servir des pierres des tombeaux du cimetière arménien.

Février 1916 :

Ces maçons furent envoyés à Erzindjan, où ils furent emprisonnés pendant quelques jours ; après quoi, ordre fut donné de les fusiller. Quatre d'entr'eux cependant échappèrent en simulant la mort, et l'un d'entr'eux vit Stapleton, le 16 février, et lui raconta ce qui s'était passé.

On croit que le sort des ouvriers dont on a parlé plus haut fut le même, mais nous n'avons pas de détails, si ce n'est que trois familles purent retourner.

Un de ceux qui quittèrent la ville dans les premiers jours, était un photographe. Il ne voulait pas attendre. A 10 heures d'Erzeroum il fut entouré de 40 Chettis, complètement dépouillé de ses vêtements et lapidé jusqu'à ce que la mort s'en suive. Son corps fut mutilé. On écrasa la tête d'un enfant. Parmi les autres enfants, une jeune femme fut enlevée et elle ne put s'échapper que plusieurs mois après, lorsque les Russes arrivèrent. C'est avec répugnance qu'elle finit par raconter sa triste aventure à Stapleton, qui sut ainsi que dix officiers avaient abusé d'elle à tour de rôle, après le meurtre de son mari et de sa mère.

Trente-cinq familles grecques demeurèrent à Erzeroum jusque vers la fin. Elles fuient chassées, lorsque l'approche des Russes devint imminente, et les Turcs leur dirent textuellement : « Puisque nous souffrons pourquoi ne souffririez-vous pas aussi » !

Ces déportations s'exécutèrent d'une façon presque continue, du 16 juin au 28 juillet, époque à laquelle l'évêque arménien partit. On suppose qu'il fut mis à mort près d'Erzindjan.

L'action qu'exerça Stapleton pendant ces événements peut être décrite maintenant. En plus de ce que nous avons déjà dit à propos de son œuvre de secours. Mrs. Stapleton et lui donnèrent abri à 18 jeunes filles arméniennes. C'est avec la permission du Vali que ces jeunes filles furent autorisées à demeurer avec lui et sa maison ne fut menacée qu'en une seule occasion. Ce fut la veille de l'arrivée des Russes, lorsqu'ils furent avertis par le Consul allemand qu'un complot avait été tramé pour brûler sa maison et se saisir des jeunes filles dans le désordre et la panique qui s'en seraient suivis.

C'est l'entrée seule des Russes qui eut lieu le jour même où le complot devait être mis à exécution qui en empêcha la réussite. Ce complot cependant était un acte isolé et d'une façon générale Stapleton proclame la correction de la conduite des Turcs à Erzeroum même.

Les derniers jours :

Le Consul d'Allemagne partit le dimanche, 13 février. Le lundi 14 février, le consul de Perse fut obligé de partir, avec les Turcs, pour Erzindjan. Ils affirmaient, qu'étant un représentant accrédité auprès du Gouvernement, il devait partir avec eux, lorsque le Gouvernement changeait de résidence. Il partit à contre cœur, car il désirait s'occuper de ses concitoyens.

Le lundi soir (14 février), Stapleton fut mandé par le Vali, et il alla le trouver, croyant qu'il lui serait enjoint de quitter la ville. Le Vali lui dit que les Turcs quitteraient la ville le lendemain, mais que lui, Stapleton, pouvait demeurer.

Tahsin bey le pria de demander au Commandant Russe d'épargner la population de la ville, parce qu'en général elle n'avait pris aucune part aux déportations.

Et c'était exact.

Le 15, une députation de Turcs de tous rangs de la ville demanda à Stapleton de se rendre à trois heures de distance à la rencontre du Commandant russe. Il refusa d'aller, mais il remit le message de Tahsin, le jour suivant, lorsque les Russes pénétrèrent dans la ville.

Le 15, les troupes turques bombardèrent la résidence épiscopale arménienne et le marché. Ils brûlèrent ainsi les écoles et l'arsenal et saccagèrent la ville.

Mercredi 16 février :

Le premier Russe qui apparut était un cosaque blanc. Il était accompagné de soldats arméniens et russes qui crièrent : « Nous sommes arméniens. Y a-t-il des Arméniens ici ? » Le cosaque alors se rendit à la maison de Stapleton et écrivit son nom sur le livre, comme étant le premier russe qui pénétra à « Erzeroum ». La maison fut vite remplie et Stapleton prêta huit lits aux officiers russes et leur fit servir à manger.

Lorsque le Grand Duc arriva, quelques jours après (le 20) les russes demandèrent un autre lit ; mais on le leur refusa.

Mr. H. J. Buxton demanda à Stapleton : « Les Russes pillèrent-ils beaucoup ? » Stapleton répondit : « Non il n'y eut pas grand pillage. Ils avaient faim et les magasins étaient tous ouverts; mais pour une armée envahissante elle se conduisit avec modération. Pendant les premières 24 heures, ils se trouvèrent très à court de vivres ».

Les volontaires arméniens se mirent à la recherche des Arméniens de la ville et n'en trouvèrent pas beaucoup. Quatre jeunes filles étaient chez des Turcs et avec les 18 qui étaient avec Stapleton, ces 33 jeunes filles étaient tout ce qui restait d'Arméniens dans la ville.

La nomination par les Russes d'un « Vieux Turc » qui avait été précédemment un agent d'Abdul Hamid à Bucarest et qui avait été ensuite banni à Erzeroum par les jeunes turcs, donna grande satisfaction à la population musulmane.

En août 1915, le Gouvernement turc nomma et envoya de Constantinople une Commission pour soi-disant protéger les biens des déportés arméniens. Pendant le mois d'août cette Commission prit possession de ces biens, y compris les valeurs laissées au Dr. Case, (le collègue de Stapleton à cette époque), et vendit tout. Stapleton demanda à la police de lui prêter le concours de son autorité, mais il fut expulsé de sa propre habitation par un secrétaire qui avait le bras long. Cependant il télégraphia à son gouvernement et obtint le renvoi du fonctionnaire et depuis cette époque il fut traité avec respect et fut à même d'exercer une influence considérable sur le Vali. En fait, il lui fit des remontrances sur le traitement brutal infligé aux femmes qui se trouvaient entre les mains des Zaptiehs et des Kurdes, sur la route d'Erzeroum.

Stapleton n'est pas un consul mais un missionnaire. Pour les étrangers « un missionnaire » est toujours synonyme de représentant d'un Gouvernement ; et comme Stapleton était le seul Américain à Erzeroum, il était de fait consul. Dans bien des cas, il fut à même de faire bien plus que s'il avait été officiellement consul, car il connaissait les coutumes du pays et savait au juste ce qu'il pouvait exiger, tout en étant libre de toute entrave officielle.

suite

1) Sans date.

2) La période de service de Mr. Stapleton à Erzeroum fut de 13 ans.

3) Voir document 21.