ANNEXE F

Evaluation et statistique insérées dans le cinquième bulletin du Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.

L'étendue de la Catastrophe.

Le travail le plus vaste et le plus difficile qui incombe au Comité Américain de secours aux Arméniens et aux Syriens a pour champ l'intérieur de l'Empire Turc. En janvier 1915 le nombre des Arméniens était compris entre 1.600.000 et 2.000.000. Il n'existe pas de statistique exacte. Les estimations du Gouvernement Turc sont généralement considérées comme étant trop basses et celles du Patriarcat Arménien comme étant parfois trop élevées, avec une tendance dans le premier cas à réduire et dans le second cas à exagérer le nombre et l'importance de la population arménienne.

Douze mois après, en janvier 1916, d'un tiers à la moitié des Arméniens avaient succombé victimes des déportations, des maladies, de la faim ou des massacres.

Ainsi qu'il ressort d'une lettre du Dr. Wilson, datée d'Erivan, Caucase Russe, du 4 février 1916, il y avait alors 182.800 réfugiés arméniens dans le Caucase et 12.100 dans les districts turcs conquis à cette époque par les Russes. Les extensions subséquentes de la conquête russe vers l'Ouest et le Sud ont fait sortir nombre d'Arméniens qui s'y trouvaient cachés. Il y avait également 9.000 réfugiés arméniens à Salmas, en Perse.

Toutes ces statistiques sont sujettes à des variations dues à des déplacements de réfugiés d'une région à l'autre, ainsi qu'aux différences de dates auxquelles les évaluations sont faites. En tenant compte de ces considérations, nous pourrons établir comme suit les chiffres les plus approximatifs :

Alep, Damas, Zor : 486.000

Réfugiés dans les autres parties de la Turquie : 300.000

Caucase Russe : 182.800

Arméniens dans les districts de Turquie conquis par les Russes 12.100

Arméniens à Salmas, en Perse : 9.000

Total : 989.900

Si nous ajoutons à ces chiffres le nombre des Arméniens qui n'ont pas été déportés de Constantinople et de Smyrne, probablement 150.000 en tout, nous pouvons évaluer le nombre total des survivants à moins de 1.100.000. Si nous acceptons l'estimation d'après laquelle la population arménienne de Turquie, au commencement de 1915, était de 1.600.000 à 2.000.000, nous arriverons à la conclusion que le nombre des morts est compris entre 450.000 et 850.000. Nous sommes probablement dans la vérité en disant que le nombre des morts s'élève au moins à 600.000.

Six cent mille hommes, femmes et enfants sont morts dans l'espace d'une année. Il y a eu récemment à New-York City un cortège qui a parcouru la Cinquième Avenue, par files de vingt et qui mit environ 13 heures pour défiler devant un point donné. De 10 heures du matin jusqu'à une heure avancée de la soirée, cette armée de 125.000 personnes a passé à pied à travers la rue. Si les Arméniens, hommes, femmes et enfants, qui sont morts en Turquie dans l'espace de douze mois, pouvaient se relever et marcher en une procession solennelle pour solliciter l'aide du peuple américain pour leurs frères survivants, la procession ne comprendrait pas 125.000, mais 600.000 personnes et elle serait quatre fois aussi longue. En marchant vingt de front, il leur faudrait deux jours et deux nuits pour défiler devant la grande tribune.

La mortalité fut plus grande dans certaines régions que dans d'autres, Dans certains villages arméniens du voisinage de Kharpout, d'une population d'environ 2.000 âmes, 15,2% seulement des déportés atteignirent leur destination. Même en faisant une prévision large du nombre des victimes de ces villages qui sont encore vivantes, ainsi que des femmes et des enfants qui peuvent avoir échappé à la mort en se convertissant, la mortalité est encore énorme. Pour d'autres régions, peut-être 25% sont arrivés à destination, après avoir, parcouru à pied des centaines de milles à travers les montagnes et les plaines brûlantes. Le pourcentage des pertes, dans ces parties de l'Asie Mineure desservies par le chemin de fer, par lequel les déportations pouvaient être effectuées, est bien moindre, bien qu'ici l'insuffisance des vivres et les conditions sanitaires défectueuses des camps de concentration ont accru la mortalité. Les déportations des villes du littoral ou du voisinage de la côte, en Cilicie, comme Mersine, Tarsous et Adana, n'ont exceptionnellement pas entraîné de grandes pertes d'existences. Les Arméniens habitant Constantinople et Smyrne, qui habitent réellement ces villes et qui n'y étaient pas arrivés récemment venant de l'intérieur, n'ont pas été déportés. En conséquence, le nombre total des survivants arméniens de Turquie est plus élevé que notre Comité se l'était figuré. Le fait qu'il y a plus de survivants que nous ne l'avions pensé d'abord, nous oblige à développer notre œuvre de secours jusqu'à ce qu'elle puisse répondre aux nécessités.

Les Besoins des Survivants.

Mr. W. W. Peet, Agent d'Affaires et Trésorier des quatre Missions Américaines en Turquie, qui ont leur Siège Général à Constantinople, a fait savoir au département d'Etat, par lettre reçue le 17 mars, qu'il y a au moins 800.000 réfugiés en Turquie qui ont besoin de secours. La moitié au moins de ces déportés se trouvent, d'après le Consul américain d'Alep, dans les districts de Damas, de Zor et d'Alep.

Le plan général des déportations consistait à obliger les déportés à se rendre dans le voisinage d'Alep, soit à pied, soit par trains, et de là ils étaient mis en marche dans deux directions différentes. L'une d'elles est la direction desservie par le Chemin de fer du Hedjaz, qui a été construit il y a quelques années pour le transport des pèlerins de la Mecque. La station de Ma'an, près des ruines de l'ancienne ville de Pétra, point limite au-delà duquel il était défendu de transporter les voyageurs chrétiens, est la station extrême à partir de laquelle il n'y a plus de déportés arméniens.

L'autre région dans laquelle un grand nombre d'Arméniens ont été déportés est celle de Deïr-el-Zor, sur l'Euphrate, à six jours de marche, dans la direction Est-Sud-Est d'Alep. Les Arméniens ont eu à marcher d'Alep jusque-là, bien que quelques-uns d'entr'eux s'y soient rendus directement du Nord de l'Arménie.

(Ici se trouvent dans l'original les documents de ce volume (N° s 67 (d) et 8).

Heureusement que le Consul américain d'Alep, M. Jakson, a le concours du Consul allemand, M. Roessler, dans son œuvre de secours.

Quelques membres du Comité Américain ont été très inquiets depuis des mois sur la situation des 500.000 déportés environ qui se trouvent campés à l'Est et au Sud d'Alep. Il a été difficile d'obtenir des informations détaillées sur leurs conditions. Nous savons maintenant ce que nous avions déjà soupçonné, que beaucoup de déportés n'ont que de l'herbe à manger et que des centaines d'entr'eux meurent journellement d'inanition.

La voie est ouverte maintenant pour renvoi de secours

En 1915, le gouvernement turc refusa son concours cordial à l'œuvre de secours aux Arméniens. Les autorités de Constantinople ne voulurent pas que les étrangers vinssent en aide aux Arméniens, parce qu'ils croyaient que cela pourrait encourager quelques-uns d'entr'eux à la trahison. C'est pourquoi Constantinople favorisait la distribution de l'argent par l'intermédiaire des fonctionnaires turcs.

D'après le New-York Times du 12 octobre 1915, le Gouvernement Turc informa le département d'Etat a Washington qu'il ne permettrait pas à la Croix-Rouge américaine d'envoyer des chirurgiens et des infirmières pour secourir les Arméniens de l'Empire Turc. Les Turcs ne s'opposèrent pas seulement en ce qui concerne les chirurgiens, les infirmières et les agents de la Croix-Rouge américaine, mais aussi tous les autres étrangers appartenant à des pays neutres.

Au commencement de 1916, quelques-uns de ces obstacles furent levés. Le 23 mars 1916, M. Philipps, le Chargé d'Affaires américain, de Constantinople, envoya le télégramme suivant au secrétaire d'Etat, pour compte du Chapitre de Constantinople de la Croix-Rouge :

« Le gouvernement turc accueille maintenant les secours favorablement et autorise la Croix-Rouge américaine par l'entremise du Ministre de l'Intérieur, de coopérer avec le Croissant Rouge, dans l'œuvre de secours aux civils de toutes races. Grandes souffrances dans tout le pays, particulièrement à Constantinople et dans les environs, le long de la côte de Marmara, à Andrinople, Brousse el Smyrne. Dans ces régions 500.000 personnes, sans y comprendre les déportés arméniens, manquent de pain. Des centaines meurent d'inanition. Aucun secours en vue. Sucre et pétrole à des prix de famine. Typhus s'étend, mortalité élevée. Dix mille livres sterling estimées nécessaires par l'administration du Chapitre de Constantinople pour secours immédiats en vivres avant le 1er mai. Pour secours permanents suggérerons importation d'approvisionnements de Roumanie et d'Amérique. Neutralité garantie aux Puissances Entente par Croix-Rouge américaine. Distribution soupe et médicaments contrôlée par le Chapitre de Constantinople par intermédiaire de ses agences. Quelques-uns peuvent payer au prix de revient ; on propose donner travail aux autres. »

En réponse à cet appel, quelques amis de notre Comité obtinrent des souscriptions pour 12.000 livres sterling et les transmirent à Constantinople pour être distribuées, par les soins du Croissant Rouge, aux malheureux de Turquie, sans distinction de religion1.

1) Le gouvernement ottoman parait avoir soulevé de nouvelles difficultés pour ces mesures, avant qu'elles n'eussent pu être exécutées. (Note de l'Editeur).